Hommes d’État de l’Angleterre/03
LORD GREY.
On s’expose presque à paraître ridicule lorsqu’on veut expliquer à un lecteur étranger l’autorité vénérable dont jouissent en Angleterre le petit nombre de familles qui représentent, de nos jours, la pure aristocratie normande des vieux temps. Cette autorité n’a rien de commun avec celle qu’obtiennent le rang et la mode, et qui caractérise si particulièrement notre société ; car la haute naissance n’est qu’un des moindres titres à l’admiration ignorante qu’inspirent les personnes fashionables. L’autorité dont nous parlons ne ressemble pas à celle que possèdent les riches, car la richesse du pays se trouve actuellement partagée entre toutes sortes de mains. Elle n’est pas due non plus à ce respect craintif qu’on accorde aux personnages investis de priviléges politiques, car la pairie anglaise comprend des membres de toute origine et de toute classe, et ses priviléges politiques sont assurément aujourd’hui le moins populaire de ses attributs. Ce qui constitue cette autorité qu’il nous est si difficile de définir, c’est je ne sais quel sentiment romantique associé à mille souvenirs historiques et aux plus chères impressions de notre éducation nationale.
Lorsque le conquérant eut divisé les fiefs militaires de l’Angleterre, au nombre de soixante mille, entre ses propres chevaliers et ceux des propriétaires antérieurs qui avaient fait à temps leur soumission, tous les guerriers normands ou français ainsi dotés furent pareillement égaux et indépendans. Ils formèrent une nombreuse oligarchie. La seule différence qui les distinguât, fut le plus ou le moins d’étendue de leurs propriétés personnelles. Cette rude constitution était bien en harmonie avec l’état de la société d’alors. Chaque tenant in capite du roi était tenu de l’assister comme législateur et comme juge dans le grand conseil du royaume. Mais, sous les Plantagenets, une distinction, dont nous n’indiquerons pas les causes, fut graduellement introduite entre les grands et les petits barons. Les premiers furent nominalement convoqués à ce conseil ; les seconds conservèrent indubitablement le droit d’y siéger, mais ce droit tomba peu à peu en désuétude. Ce fut un changement plus grand encore lorsque, sous Édouard Ier, les villes et les comtés commencèrent à envoyer pour députés des hommes indifféremment choisis dans la noblesse inférieure ou même dans les communes. Finalement il fut établi en principe légal que le fils d’un individu une fois convoqué nominalement au conseil héritait du droit d’y assister après la mort de son père, qu’il continuât ou non de posséder la propriété qui avait conféré le privilége originaire. C’est ainsi que le parlement sortit tout formé du conseil. Un petit nombre de familles de la classe noble reçut de la main du roi la dignité d’une noblesse spéciale et plus haute. Tout le surplus fut rejeté dans la classe inférieure. Les dernières distinctions nobiliaires qu’avait pu garder cette masse dédaignée, ne tardèrent pas à s’effacer avec le temps. De là vient qu’en Angleterre, remonteriez-vous même au berceau de la monarchie, vous ne trouveriez point de classes nobles et roturières proprement dites. La seule noblesse légale que nous ayons eue, a été la pairie héréditaire, à laquelle le roi pouvait élever qui bon lui semblait, sans qu’il eût le droit de rétracter ensuite aucun de ses choix. La pairie constituée de cette sorte a été maintenue et accrue par d’innombrables créations. Une grande fortune, les services civils et militaires, le caprice ou la faveur du prince, l’intérêt ministériel, ont été tour à tour les titres qui ont déterminé les nominations. On comprendra maintenant que la pairie, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne doit nullement être confondue avec la vieille aristocratie normande. Sans doute quelques-uns des membres de cette aristocratie figurent à la chambre haute parmi nos plus anciens pairs, quelques autres n’y sont entrés que récemment, après s’être bornés long-temps à jouir, ainsi que leurs aïeux, des honneurs de la noblesse provinciale. Mais il reste encore un grand nombre de familles établies dans les manoirs de leurs ancêtres, et directement issues des guerriers de la conquête ; aucune mésalliance n’a altéré la pureté de leur sang, et pourtant elles sont demeurées en dehors de la pairie.
Il serait difficile de peindre fidèlement le caractère physique et moral de cette ancienne race : les jouissances du luxe, la longue tranquillité, ont certainement effacé la rude physionomie qui distinguait ses pères. De toutes les brillantes qualités des anciens Normands, de leur versatilité impétueuse, de leur ambition, de leur rapacité, de leur finesse, que reste-t-il à ceux qui les représentent, si ce n’est le courage et la fierté ? Des alliances constantes avec les meilleures races du pays ont conservé le type originel du véritable aristocrate anglais. Il est communément de haute taille ; son visage a de l’élégance et de la beauté. Peut-être manque-t-il un peu de souplesse et d’aisance dans toute sa personne. D’ailleurs, il a de la bravoure, de la fermeté, de l’honneur. Bien que ses manières soient froides et réservées, sa courtoisie est remarquable. Cette raideur qu’on attribue en général aux Anglais est tempérée chez lui par la politesse des manières. Il brille rarement dans la conversation, rarement il excellera par la vigueur et l’élévation de l’intelligence. On ne cite point de membre de ces anciennes familles d’Angleterre qui se soit fait, grace à ses efforts individuels et à son propre mérite, un nom éminent dans l’histoire de son pays. Du reste, ce qui caractérise principalement cette vieille race, c’est une certaine droiture d’esprit et un extrême bon sens. Les citoyens se sont instinctivement habitués à lui demander des chefs pour la plupart des affaires locales et publiques. Il n’arrive guère que cette confiance soit trompée. Ces guides, choisis sur la seule recommandation de leur rang, se montreront également capables de présider avec convenance une vaste assemblée, ou de conduire habilement une négociation sérieuse commise à leurs soins. Il est vrai que toute cette noblesse, depuis bien des générations, a toujours reçu l’éducation qui pouvait le mieux la mettre à même de remplir les premiers emplois de l’état, soit qu’elle dût être poussée dans la carrière politique par l’ambition, ou seulement par le hasard. De là, cette habitude d’étudier les questions publiques qui les rend familières aux membres de l’aristocratie, et leur permet de s’y mêler sans compromettre leur position. Leurs opinions politiques sont héréditaires comme leurs armoiries. Dire le parti auquel appartient une famille, c’est désigner en même temps la couleur politique de tous ceux qui la composent. D’ailleurs, c’est une question fréquemment débattue en Angleterre, que celle de savoir laquelle des deux grandes factions whig ou tory comprend le plus grand nombre d’adhérens parmi les anciennes et illustres maisons de la pairie.
Lord Grey, dont nous avons entrepris de donner le portrait, est en beaucoup de points l’un des types de cette classe à laquelle il appartient et par sa naissance et par son caractère. Introduit de bonne heure, par ses relations de famille, dans la vie publique, le hasard et les circonstances l’ont élevé à des postes auxquels ses talens personnels ne l’eussent jamais fait parvenir. Sa destinée a voulu que son nom se rattachât à toutes les importantes révolutions des dernières années, et qu’il pût occuper, non sans dignité, la place de premier ministre au milieu des crises les plus sérieuses qu’ait subies de nos jours la fortune de l’Angleterre. Sa haute réputation d’honneur et d’intégrité, je ne sais quel air de vertu superbe et austère, ses façons imposantes d’orateur, une inaltérable fidélité à son parti à travers toutes les vicissitudes, lui ont tenu lieu de génie, et ont rangé à diverses reprises sous son autorité des hommes qu’il était loin d’égaler en talent.
La famille de lord Grey est d’origine normande. Il y a plusieurs siècles qu’elle s’est établie dans le comté de Northumberland. Une branche aînée de cette maison a possédé le comté de Tancarville en Normandie ; le titre en est descendu par les femmes à la famille anglaise des Bennett. Les Grey du Northumberland ne doivent point être confondus avec cette autre noble maison de Grey, qui s’est alliée fréquemment à nos rois, et a fourni tant de sujets aux annales poétiques du pays. On sait que la malheureuse épouse d’Édouard IV, et la plus malheureuse encore et plus célèbre Jane Grey, cette fleur du protestantisme, qui périt victime du zèle inconsidéré de ses propres partisans, étaient l’une et l’autre de cette dernière maison, actuellement représentée par le comte de Stamford. Les généalogistes supposent plutôt qu’ils n’établissent une connexité entre les Grey dont nous venons de parler et ceux du Northumberland.
Le père de lord Grey était cadet de sa maison. Promu au grade de général avant les dernières guerres, il hérita des propriétés de la famille et du manoir d’Howick par suite de la mort de son frère aîné ; mais il ne fut élevé à la pairie qu’en 1806. Charles Grey, son fils, fut envoyé, en 1786, au parlement, comme représentant du comté de Northumberland, à l’âge de vingt-deux ans. À cette époque, un homme qui n’avait que trois ou quatre années de plus, William Pitt, avait été, par un singulier concours de circonstances, élevé au plus haut poste du gouvernement. Seul, sans autre appui que le roi et une courageuse opiniâtreté, ce jeune ministre luttait victorieusement contre la majorité de la chambre des communes, que rendaient pourtant si redoutable les talens de Fox et de ses amis politiques. L’adhésion immédiate de Charles Grey aux principes whigs fut attribuée à l’influence de la fameuse duchesse de Devonshire, qui employait infatigablement tout ce qu’elle avait d’esprit et de beauté à conquérir à son parti de jeunes champions politiques.
Durant les années qui précèdent la révolution française, nous trouvons Charles Grey, dans les débats parlementaires, fréquemment opposé aux mesures de Pitt et en conflit avec lui. Il avait quelque chose de la résolution et de l’opiniâtre fermeté du ministre. La discussion prenait souvent entre eux un caractère d’animosité personnelle. Mais Charles Grey n’était pas de force contre Pitt, dont la vigueur suffisait pour déjouer tous les efforts de la plus brillante opposition qui ait été vue en Angleterre.
À cette époque, le prince de Galles, depuis George IV, entretenait des relations intimes avec les chefs de l’opposition, et surtout avec Fox et Sheridan. Ce prince était fort jeune alors. Son âge et l’ardeur de son tempérament excusaient et couvraient d’un vernis d’élégance de nombreuses faiblesses, qui dégénérèrent plus tard en vices ignobles. Il avait de la galanterie et de l’amabilité. On le considérait comme le chef de ce monde fashionable qui affectait de mépriser les antiques habitudes d’ordre paisible et d’économie domestique qui régnaient chez le roi. Mais quoique ses principaux favoris appartinssent à la classe ambiguë des roués, le prince ne laissait pas d’associer à son intimité des hommes de plus haut rang et de meilleur ton. Charles Grey, malgré la froideur et la sévérité de ses manières, était l’un de ces personnages distingués qui jouissaient de la faveur personnelle du prince. Vers 1787, le bruit commença de se répandre que ce dernier avait épousé la célèbre mistriss Fitz-Herbert[1]. Cette dame était d’une excellente famille ; ses vertus ne la recommandaient pas moins que sa beauté. À ces titres, la nation eût volontiers pardonné une dérogation aux lois rigoureuses de l’étiquette royale ; mais elle était catholique. Tous les préjugés anglais se soulevèrent contre elle. On se persuada que mistriss Fitz-Herbert, par son influence sur l’esprit de l’héritier du trône, mettrait en danger les libertés publiques et la religion nationale. Cette même année, le prince de Galles fut contraint de demander au parlement les sommes nécessaires pour faire face aux dettes dont il était obéré. On était généralement bien disposé en sa faveur ; on pensait qu’il n’avait pas été traité généreusement par le roi. Charles Grey, entre autres, appuya fortement ses prétentions. Mais les adhérens du ministère profitèrent de l’occasion pour demander aux amis du prince s’il avait effectivement épousé mistriss Fitz-Herbert. À la surprise générale des assistans, Fox, se disant chargé de transmettre cette déclaration, nia formellement l’existence du mariage, et traita de calomniateurs tous ceux qui avaient répandu ce bruit. L’étonnement augmenta, lorsque, au lieu de suivre dans ce débat la ligne du chef de l’opposition, Sheridan vint prononcer un long panégyrique étudié de mistriss Fitz-Herbert, conçu en des termes si ambigus, qu’il rendit à la plupart de ceux qui l’entendirent la conviction qu’avait presque détruite le discours de Fox. Que mistriss Fitz-Herbert eût été réellement unie avec le prince, au moins par la cérémonie religieuse, c’est ce qu’il n’est plus permis aujourd’hui de révoquer en doute. Au moyen de quelles subtilités Fox se justifia-t-il à ses propres yeux ? Il est difficile de le deviner. Lorsque mistriss Fitz-Herbert apprit ce qui s’était passé, son indignation n’eut pas de bornes. Le prince, que sa position nécessiteuse avait poussé à désavouer un mariage honorable et réel, se trouvait réduit à chercher quelque nouveau subterfuge, capable à la fois d’apaiser une femme outragée et de ménager les bonnes dispositions de la chambre des communes. Charles Grey fut, dit-on, l’ami qu’il voulut charger de cette tâche délicate. Mais, ajoute-t-on, l’intégrité du jeune confident se révolta à cette seule proposition, et il la rejeta dédaigneusement. D’autres ont attribué la division qui éclata alors entre lui et le prince à une rivalité d’amour, dans laquelle Charles Grey l’aurait emporté près de certaine grande dame sur son illustre ami. Quelle qu’ait été la cause de la scission, il est certain qu’elle coupa court aux relations intimes des deux personnages. Charles Grey cessa de paraître à la cour de l’héritier présomptif, au palais de Carlton. En tout cas, avec sa sévère dignité, et le haut respect qu’il avait de lui-même, Grey n’eût pas souffert long-temps le spectacle des tristes débauches au milieu desquelles le prince acheva une carrière commencée sous de si brillans auspices.
Au moment de la révolution française, il se fit une grande division parmi les whigs. Les plus modérés et les plus timides, ayant Burke et Grenville à leur tête, quittèrent momentanément les rangs de l’opposition, et passèrent dans le camp de Pitt. Les plus hardis, sous la conduite de Fox, demeurèrent du côté gauche de la chambre des communes. Grey fut du nombre de ces derniers, et il ne tarda pas à devenir l’un de leurs chefs. Lord Lauderdale, lord Erskine et quelques autres avaient formé avec lui le club des amis du peuple, qui épouvanta d’abord le gouvernement par ses principes presque républicains. Ce fut en avril 1793 que Grey présenta la fameuse pétition de cette société, qui sollicitait la réforme parlementaire. L’audacieuse requête n’eut alors qu’un petit nombre de partisans. Quatre années plus tard, en 1797, Charles Grey apporta au parlement un plan détaillé de réforme. Or, voici une singulière preuve de la ténacité de caractère et de la fixité des vues de cet homme. Le premier bill de réforme, présenté en 1831 par l’administration qu’il dirigeait, ressemble presque identiquement, après trente années de vicissitudes politiques, au plan qu’avait proposé le jeune député du Northumberland. Ce premier projet demandait aussi l’abolition des bourgs pourris, l’augmentation du nombre des représentans des comtés, l’agrégation de plusieurs grandes villes au corps électoral, etc., etc. La motion fut écartée dans la chambre des communes par une majorité de trois cents voix contre soixante. Ce second essai tenté, Grey n’abandonna pas ses principes de réforme : loin de là, il ne négligea aucune occasion de les manifester ; mais il renonça à la tâche ingrate de les prêcher au parlement. On l’entendait se plaindre de ne trouver ni dans la chambre, ni dans la nation, l’énergie qu’eût nécessitée l’application de ses idées.
Depuis cette époque, Charles Grey continue de garder son siége au parlement ; mais il n’y fait, dans les rangs de l’opposition, qu’une figure secondaire : il se contente de critiquer les mesures du ministère tory et les opérations de la guerre, il se borne à peu près aux petites escarmouches des campagnes parlementaires.
En 1806, il fit partie de l’administration éphémère de Fox, en qualité de secrétaire pour les colonies. Son père fut alors créé lord Grey. Il mourut peu de temps après, et Charles Grey succéda, en 1807, à la pairie paternelle.
Le gouvernement se trouva réduit, en 1809, à une telle faiblesse, que le prince dut avoir recours à lord Grey et à lord Grenville, et leur confier le soin de former un nouveau ministère. Cette négociation n’eut point de suite. Lord Grey insistait sur la nécessité d’accorder l’émancipation des catholiques, et l’obstination du vieux roi ne voulut point se soumettre à cette mesure.
George III, après quelques premiers accès de folie, était tombé tout-à-fait en démence. La question de la régence avait excité déjà précédemment de violens débats. Le prince de Galles fut nommé régent sous de certaines restrictions, qui ne devaient toutefois être maintenues que durant une année. Se fondant sur les anciennes relations d’amitié du prince avec leurs chefs, les whigs avaient lieu de se flatter d’être prochainement replacés au pouvoir. Depuis 1784, ils n’avaient goûté qu’une fois les douceurs de la dignité et des revenus officiels, et encore pendant si peu de temps. Leur soif ambitieuse, loin de s’apaiser, n’était devenue que plus ardente. Ils devaient se voir, de nouveau, désappointés. Soit qu’il fût effrayé par les principes révolutionnaires importés de la France, soit, comme l’ont prétendu quelques-uns de ses amis, qu’il fût dominé par l’influence tory de la marquise de Hertford, le prince conserva près de lui les anciens conseillers de son père.
La mort de Perceval, assassiné en 1812, détermina le régent à faire des ouvertures aux lords Grey et Grenville. Les rênes du gouvernement étaient sur le point de passer aux mains du parti libéral. Le prince consentait à modifier l’esprit qui dirigeait la guerre ; il acquiesçait à l’émancipation des catholiques ; il accordait la plupart des concessions politiques qu’on exigeait de lui. Lord Grey demanda davantage ; il voulut contraindre le régent à renvoyer les grands-officiers tories de sa maison. Le prince refusa ce sacrifice. Toute négociation avec les whigs fut de nouveau rompue. On se demandera peut-être lequel des deux montrait le plus de petitesse d’esprit, ou du prince qui, dans des circonstances politiques graves, repoussait des conseillers populaires, afin de garder autour de sa personne quelques favoris, ou du ministre qui, pouvant conduire lui-même les destinées de la nation, les abandonnait à ceux qu’il accusait journellement de la mener à sa ruine, et cela, pour se venger de quelques ennemis politiques sans importance ?
Pendant les dix-huit années qui suivent, lord Grey s’en tient au rôle honorable et désintéressé de chef de l’opposition whig dans la chambre des pairs. Il était plus propre à briller au milieu de cette assemblée aristocratique que parmi les représentans du peuple. C’est surtout la grandeur de ses manières, sa haute rectitude morale, la fermeté de son caractère, l’imposante dignité de sa personne, c’est sa voix, c’est son air, qui lui ont valu la réputation générale de grand orateur dont il jouit, bien qu’il lui manque plusieurs des sources de la véritable éloquence. On ne peut nier d’ailleurs que, lorsqu’une juste indignation l’anime, quand l’occasion lui permet de témoigner ses réprobations consciencieuses et de prendre ce ton de sarcasme solennel qui caractérise principalement sa manière, il ne réalise en partie l’idée qu’on se fait de Caton ou de Thraseas au sénat romain. Jamais il ne parut plus grand que dans sa défense de la reine Caroline. Il avait chaleureusement embrassé sa cause, il mit une énergique persévérance à la soutenir, et cependant il n’oublia pas un seul moment qu’il demeurait juge, tout en se faisant avocat.
Si l’on considère chez lord Grey l’homme politique, il faut reconnaître son audace et sa constance ; on ne saurait lui accorder l’élévation et la largeur des vues. Il y a peu d’hommes publics qu’on ait plus souvent et plus justement accusés de se laisser guider par la prévention et ses animosités particulières. La haine qu’il portait à ses ennemis politiques était âcre et personnelle. Il prenait facilement en aversion ses propres partisans, surtout les plus jeunes et les plus exaltés. Leurs opinions trop enthousiastes lui déplaisaient. Il leur soupçonnait l’ambition de chercher à lui disputer la faveur de son parti.
Dans la vie privée, lord Grey s’est toujours distingué par son honneur et par sa probité irréprochables. Au milieu de la dissipation et des scandales du monde aristocratique et fashionable de Londres, il a donné dans sa maison l’exemple d’une pureté de mœurs et de vertus domestiques presque spartiates. Sa famille est nombreuse. Lord Byron, qui n’admirait pas volontiers le mérite des dames froides et réservées de son île natale, a célébré les filles de lord Grey pour leur dignité modeste et leur grace patricienne. Plusieurs sont mariées depuis long-temps ; l’une d’elles a épousé lord Durham. Du reste, le gendre ne marche pas précisément sur la même ligne que le beau-père. On sait que lord Durham est le chef du parti radical de l’aristocratie.
Les manières de lord Grey, malgré leur noblesse, ont quelque chose de cérémonieux et qui tient à distance. Ses amis disent qu’elles ont de la grandeur, ses ennemis qu’elles sont répulsives. Il est fier, autant qu’il est possible de l’être, de sa dignité personnelle, de sa naissance, de son rang, et, par-dessus tout, de sa consistance politique. C’est ce dernier orgueil, si ordinaire aux hommes publics de l’Angleterre, qui l’a fait se dévouer à la fortune de son parti et lui tout sacrifier. Il a traversé de nombreuses années pleines de troubles, imperturbablement fidèle à la petite tribu de ses amis politiques, quelque changement qu’aient subi leurs opinions et leurs vues dans le cours des évènemens. Les rôles respectifs joués par les tories et les whigs à l’occasion des affaires privées de George IV, montrent que l’espèce de consistance dont nous parlons n’a rien de commun avec la fidélité aux affections particulières. Tant que le prince de Galles fut l’ami des chefs whigs, il trouva dans leur parti des défenseurs et des apologistes. Son extravagance et ses débauches scandalisaient alors la vertu des tories ; ils dénonçaient à la morale Angleterre l’immoralité de la cour de Carlton-House. À peine le même prince, devenu régent, se fut-il séparé de ses anciens amis politiques, les whigs devinrent à leur tour les moralistes. Satires, épigrammes, sermons, toute arme leur fut bonne contre la vie privée du général qui les avait abandonnés. D’autre part, les tories commencèrent à pallier les vices du monarque, passé de leur côté, et à louer ses qualités royales. George IV mourut comme il avait vécu, au milieu des plus honteux excès. L’église lui fit une magnifique oraison funèbre. Peu s’en fallut qu’elle ne l’inscrivît sur la liste des saints qu’a fournis la royauté. Autre exemple. Les premières légèretés de la princesse Caroline n’avaient d’abord offert qu’un prétexte insuffisant au prince de Galles, qui cherchait tous les moyens de rompre son mariage. Cependant lord Grey et ses amis furent d’avis qu’elle méritait d’être jugée comme adultère ; et lorsque cette malheureuse princesse revint du continent en 1820, poursuivie par la hideuse renommée de ses désordres, ce fut néanmoins ce même lord Grey qui se déclara son chevalier et la défendit comme une épouse innocente et outragée.
En 1827, la vieille domination oligarchique avait reçu un premier échec sérieux par la rentrée de Canning aux affaires. Ce ministre énergique et populaire, pour doubler sa force, tenta de s’associer quelques-uns des anciens whigs. La plupart refusèrent de se joindre à lui. Pourtant les plus raisonnables et les plus modérés d’entre eux le secondèrent au parlement, convaincus que pour avoir été jadis leur ennemi, il n’en était pas moins devenu le représentant de leur politique. Lord Grey seul s’enferma dans ses inflexibles antipathies. Soit qu’il pensât que la consistance de ses principes lui défendait de se rallier à un adversaire, soit qu’il fût jaloux des succès d’un homme d’état brillant et encore jeune, il ne voulut lui prêter aucun appui. Ne se bornant même pas à la neutralité, il attaqua durement le ministère de Canning à la chambre des lords. Il saisit aussi cette occasion de déclarer que son âge et ses goûts ne lui permettaient plus de se mêler activement aux affaires publiques. Dans l’excès de son dépit contre la nouvelle génération libérale, il se retira sous sa tente, en dehors du mouvement, retranché derrière les antiques idées d’aristocratie. Ce fut vers cette époque, dans une discussion sur les lois céréales, qu’un orateur ayant annoncé que cette question amènerait infailliblement une rupture entre la noblesse territoriale et le peuple, lord Grey dit ces mots célèbres : Qu’en tout état de cause il resterait sous le drapeau de son ordre. En somme, il ne sembla plus alors qu’un aristocrate vieilli et désappointé, qui, ayant laissé tomber le masque usé de son libéralisme whig, se montrait sans déguisement ce qu’il était, c’est-à-dire partisan déterminé du statu quo politique.
La surprise fut grande lorsqu’en 1830, au milieu du plus ardent paroxisme de cette fièvre populaire qu’avaient excitée les révolutions de France et de Belgique, lord Grey reparut comme le chef de ceux qui redemandaient la réforme parlementaire. Le duc de Wellington avait été contraint de se retirer. Le vieux whig fut immédiatement chargé par le roi de former une nouvelle administration. Lord Grey avait près de soixante-dix ans. Avec ses habitudes et ses prédilections essentiellement aristocratiques, peut être pouvait-il paraître peu capable de conduire le gouvernail de l’état à travers la crise terrible qui commençait. Il y avait presque une révolution à faire ; il s’agissait de s’appuyer sur le peuple pour emporter de vive force une réforme immense, pour triompher de l’opposition la plus formidable, la plus puissante, la plus compacte qu’un ministère anglais ait eu jamais à combattre. Néanmoins, à bien considérer les choses, on n’avait pas tant besoin d’un chef actif et téméraire que d’un homme de haut rang, irréprochable de caractère, tellement au-dessus des objections, qu’en acceptant le pouvoir, il imposât silence aux prétentions, aux jalousies et aux querelles des candidats multipliés. C’est ainsi qu’au conclave de Rome, la tiare est souvent tombée sur la tête de quelque vieux cardinal paisible et vénéré comme une sorte de compromis entre des rivaux ambitieux. Lord Grey se trouvait à la tête des anciens whigs, et les whigs dirigeaient encore les nouveaux réformistes, parti plus nombreux et plus hardi, quoique moins connu de la nation, moins familiarisé avec la vie publique. Lord Grey coopéra-t-il personnellement au premier bill de réforme introduit en 1831 ? Nous ne nous hasarderons pas à l’affirmer. On attribua généralement la rédaction du bill à lord John Russel et à lord Durham. Toujours est-il que le bill présenté coïncidait singulièrement, comme nous l’avons dit déjà, avec le plan proposé par le jeune Charles Grey en 1797.
Quoi qu’il en soit, dans la direction des campagnes parlementaires de son administration, lord Grey surpassa les espérances de ses amis, et il trompa celles de ses ennemis, qui s’étaient trop pressés de le donner pour un vieillard usé de corps et d’esprit. Sa conduite et son langage ne furent point au-dessous de sa situation. Il montra du courage, de la fermeté, de la promptitude. D’ailleurs, son amertume et ses rancunes d’autrefois parurent ne s’être ni adoucies ni calmées.
En 1831, la chambre des communes rejeta le bill de réforme. Le parlement fut dissout après des scènes de confusion et de désordre sans exemple dans nos annales. Un nouveau bill obtint aux communes une immense majorité, mais il fut repoussé en octobre par les pairs. La guerre recommença en 1832. Un troisième bill, peu différent du précédent, fut voté d’emblée à la chambre des communes, et traversa, chez les lords, l’épreuve de la seconde lecture, à une faible majorité. Mais lorsque les clauses furent examinées, une à une, en comité, l’opposition de la pairie se ranima si violente, que lord Grey, désespérant de la vaincre, se vit forcé de résigner le pouvoir. Cependant tous les efforts du duc de Wellington, pour reconstruire une administration tory, avaient été vains. Lord Grey, ramené sur les bras du peuple, remonta triomphant à son poste. Les lords, intimidés, cédèrent. Leur vote silencieux consacra le triomphe du bill.
La bataille était gagnée. Avec la victoire commencèrent pour lord Grey les difficultés réelles. Aussitôt qu’on eut atteint le but important vers lequel les réformistes de toute nuance avaient pu marcher ensemble en bonne harmonie, les dissensions agitèrent les différens corps d’armée de la coalition libérale. Était-il possible que les sentimens et les principes aristocratiques de lord Grey, de lord Stanley et des autres chefs de la vieille faction whig fussent long-temps d’accord avec l’énergie populaire et l’ardent désir d’innovation qui caractérisaient la grande masse des nouveaux membres appelés au parlement par le bill de réforme ? Mais nous n’avons pas à étudier et à suivre ici tous ces symptômes de dissension. Les questions irlandaises devaient seules suffire à amener le renversement de lord Grey.
Les représentans catholiques de l’Irlande avaient habilement et vigoureusement secondé le ministère pendant la discussion du bill de réforme. Mais le dévergondage de leurs manières, leurs instincts démocratiques inspiraient peu de sympathie aux whigs de la vieille roche. Toutefois, le ministère dissimulait ses préventions ; il contenait ses répugnances. Des mesures libérales avaient même été promises aux députés irlandais. Il avait été question d’alléger l’énorme fardeau de cette monstrueuse église anglicane qui pèse sur leur pays. Mais, dans l’hiver de 1832 à 1833, la populace irlandaise, presque toujours en rumeur et en émeute, fut plus turbulente et plus agitée encore que de coutume. Il y eut redoublement de meurtres et d’attaques contre la propriété. Les masses manifestèrent l’intention de refuser au clergé anglais le paiement de la dîme. Les malfaiteurs profitèrent de l’effervescence publique pour exercer plus à leur aise leurs brigandages dans les campagnes. Les choses étant en cet état, lord Grey se crut forcé d’intervenir. Il pensa que si l’on ne réprimait, même arbitrairement au besoin, les excès des diverses localités, ils dégénéreraient bientôt en révolte ouverte et générale. Dès l’ouverture de la session de 1833, le premier ministre inséra dans le discours du roi un paragraphe qui dénonçait la trahison ambitieuse de M. O’Connel. Puis il demanda au parlement des pouvoirs extraordinaires : — la création de tribunaux militaires ; le droit conféré au lord lieutenant de l’île de mettre en état de siége des districts entiers par une simple proclamation. C’étaient là, certes, des armes terribles confiées aux mains d’un gouvernement. Lord Grey obtint pourtant tout cela. Les whigs l’avaient soutenu de toutes leurs forces. Les tories étaient venus également à son aide. Ils y avaient pris un double plaisir. D’abord, le caractère despotique des mesures proposées les avait singulièrement charmés ; ils espéraient, en outre, qu’elles aboutiraient à ruiner l’administration whig. Effectivement, elle avait eu dès-lors à lutter rudement contre ses précédens alliés les radicaux, et surtout contre les Irlandais, qui avaient déployé, dans tout le débat, une violence et une fureur inouies. Ainsi le coercion-bill divisa en deux armées le camp ministériel, et alluma entre elles des combats plus acharnés qu’aucun de ceux que s’étaient précédemment livrés les tories et les réformistes.
Nous avons peu de choses à dire des autres mesures ministérielles de la session. Lord Grey semble n’y avoir point pris part. Elles furent inspirées par des esprits d’un libéralisme plus actif et plus ardent que le sien.
L’année 1833 s’était écoulée. Elle n’avait changé ni la politique du gouvernement, ni l’esprit public du pays, et cependant lord Grey, naguère l’idole de la nation, était insensiblement devenu le ministre peut-être le plus impopulaire des temps modernes. Ce n’est pas seulement la versatilité du peuple qu’il faut accuser de cette transformation. Elle n’avait pas non plus pour unique cause la fausse position dans laquelle se trouvait placé le chef du gouvernement entre l’aristocratie du torisme et l’animosité des radicaux. Lord Grey devait justement attribuer à ses défauts personnels une bonne part de l’antipathie qu’il inspirait. Sa mauvaise humeur, son irritabilité, sa hauteur, paraissaient augmenter de jour en jour. L’âge et l’amertume des querelles politiques avaient rendu son aigreur naturelle intolérable. C’était assister à une sorte de comédie que de voir ces audiences, où le premier ministre si fier, si raide, si aristocrate, subissait avec une impatience mal dissimulée les harangues, il est vrai, souvent fort stupides et vulgaires des députations de villes ou de comtés qui assiégeaient constamment sa porte. Les uns sollicitaient des mesures de réforme ; les autres déroulaient des pétitions ; ceux-ci demandaient, au nom de leurs constituans, le redressement d’un grief ; ceux-là présentaient des remerciemens et des félicitations. Les uns et les autres s’en retournaient rarement satisfaits de l’accueil qu’ils avaient reçu. Jamais la nature ne fut plus avare qu’envers lord Grey de ces dons aimables qui procurent la popularité. Le duc de Wellington avait exaspéré des adversaires politiques, et mainte fois offensé ses amis eux-mêmes par la rudesse de ses façons militaires, son air brusque et ses réponses brèves. Lord Grey était plus dédaigneux et plus hautain encore, et il n’avait point la promptitude et l’activité du duc dans l’expédition des affaires.
Il y eut une autre cause qui contribua beaucoup à indisposer l’opinion publique contre le premier ministre ; ce fut l’avidité avec laquelle on le vit prendre avantage de sa situation pour accaparer les emplois lucratifs et en combler sa famille et ses cliens. C’est là un des vices particuliers du gouvernement représentatif en Angleterre. Les formes de notre constitution, notre admirable système financier, rendent bien à peu près toute concussion impossible aux ministres. On n’entend pas dire, on ne soupçonne même pas qu’aucun d’eux se soit secrètement enrichi lui-même en exploitant sa position. Au contraire, les hautes places du gouvernement, par la représentation qu’elles imposent et le médiocre salaire qui les récompense, sont plutôt des charges que des bénéfices. Mais, en compensation, nos ministres se sont toujours montrés fort prompts à mettre la main sur tout ce dont ils pouvaient légalement s’emparer au profit de leurs enfans, de leurs amis et de leurs parens. Le même homme qui frémirait à l’idée de détourner induement un shelling du trésor public, établit et pensionne sans remords ses fils, ses frères, voire même les femmes de sa famille, aux dépens des coffres de l’état. C’est, dans notre forme de gouvernement, l’extrême instabilité du pouvoir qui rend peut-être irrésistible cette tentation d’employer vite à doter les siens les courts momens qu’il peut durer.
Du reste, il est bon de remarquer que les ministres qui ont déployé le plus d’énergie politique, et qu’on a le plus généralement accusés d’ambition immodérée, ont été justement le moins enclins à abuser de leur autorité dans un égoïste intérêt de clientelle. Un homme qui gouverna le pays pendant près de vingt années, et prodigua, plus que libéralement, les millions à l’appui de son système obstiné, Pitt, mourut pauvre et dénué, sans avoir enrichi ou placé un seul membre de sa famille. Canning mérite qu’on lui rende une pareille justice.
Au contraire, c’est aux ministres les plus faibles qu’on a principalement reproché le népotisme. La magnificence de lord Grey en faveur des siens passa toutes les bornes. Fils, gendres, parens éloignés, tous furent investis d’emplois civils, casés dans l’armée et dans la marine, tous splendidement gratifiés sur les fonds de l’état. On a calculé que la famille Grey a pu tirer annuellement, des caisses publiques, de 80 à 100,000 livres sterling. En supposant que les ennemis du ministre aient largement grossi la somme, il y a néanmoins, malgré leurs exagérations, des faits positifs, et qui parlent d’eux-mêmes.
En 1834, la vieille couleur aristocratique du ministère commença de s’effacer rapidement. C’était toujours, nominalement, l’administration de lord Grey ; mais, de fait, c’étaient des réformistes plus résolus que lui, qui conduisaient les affaires. Lord Stanley, le duc de Richmond, sir Graham, avaient dû se séparer du cabinet. La cause de leur retraite fut l’appréhension des dangers que leur semblait courir l’église protestante en Irlande. Sir John Hobhouse, M. Spring Rice, et d’autres réformistes de la nouvelle école, furent introduits dans le gouvernement, et se firent son avant-garde ; hommes tous impatiens et déterminés qui se moquaient presque ouvertement de la torpeur du premier ministre, et contrariaient toutes ses convictions politiques. La position de lord Grey devenait, de jour en jour, plus difficile et plus fâcheuse. Cependant son orgueil refusait d’avouer qu’il avait bien réellement cessé d’être le chef de l’administration. Enfin il se vit réduit à chercher quelque occasion de se retirer convenablement. Ses anciens collègues, qu’il gênait outre mesure, ne tardèrent pas à la lui fournir d’eux-mêmes. Voici comment se prépara et s’accomplit la retraite du premier ministre.
Lord Grey avait jugé nécessaire de proposer une nouvelle mise en vigueur du coercion-bill irlandais de 1833, qui n’avait été voté que pour une année. Le parti réformiste consentait, quoiqu’à contre-cœur, à cette mesure ; mais il exigeait formellement la radiation de l’une des clauses du bill, celle qui interdisait les meetings publics. Lord Grey, soutenu par lord Brougham, se déclara invariablement déterminé à maintenir la clause. Aussitôt O’Connel commença une violente opposition, dirigée surtout contre le premier ministre. Dans ses lettres aux Irlandais, il l’accabla impitoyablement des injures les plus sanglantes. Il le traita de vieillard radoteur et insensé qui n’avait que deux idées fixes : l’une, d’accaparer pour sa maison tout l’argent du pays ; l’autre, d’opprimer et de désespérer l’Irlande. Cependant, tandis qu’O’Connel défiait ainsi et outrageait le chef du cabinet, quelques-uns des membres secondaires de l’administration entretenaient des relations amicales avec l’agitateur. M. Littleton, depuis lord Hatherton, alors secrétaire pour l’Irlande, sollicita même et reçut la visite d’O’Connel. Il lui affirma que le gouvernement ne songeait plus à user de rigueur et que le coercion-bill serait notablement modifié. Néanmoins la majorité du cabinet se rangea encore une fois du côté de lord Grey. M. Littleton fut contraint de rétracter les promesses qu’il avait faites à O’Connel. Après bien des querelles et des récriminations d’où sortit plus d’une révélation curieuse, lord Althorp, le leader du ministère dans la chambre des communes, offrit sa démission en même temps que M. Littleton.
Lord Grey comprit qu’il n’avait plus à compter sur des collègues évidemment fatigués de lui. Il résolut d’aller au-devant de leur désir et de se séparer d’eux au moins volontairement. Ce fut le 9 juillet 1834 qu’il se démit définitivement de ses fonctions. Le discours qu’il prononça à la chambre des lords, pour prendre congé, met bien en lumière cette véritable dignité de caractère qu’il garda toujours au milieu de toutes ses faiblesses. Il parla avec franchise et candeur, sans descendre toutefois aux confidences humiliantes et inutiles. « C’est au mois de mars dernier, dit-il, que j’ai atteint ma soixante-dixième année. Peut-être, grace à la santé qui m’a été jusqu’à présent conservée, me serait-il possible de m’acquitter encore quelque temps des devoirs ordinaires de l’emploi que je quitte. Mais c’est trop pour les forces d’un homme de mon âge ; c’est trop du moins pour les miennes, que d’avoir à lutter contre des difficultés inaccoutumées et sans cesse croissantes. » L’unique regret qu’il exprima, fut de n’avoir pu mener à fin deux importantes mesures : la réforme de la loi des pauvres et la commutation des dîmes irlandaises.
Depuis, lord Grey n’a reparu que de loin en loin au parlement. Dans les rares occasions où il a pris la parole, quoiqu’il se soit montré fidèle à sa vieille ligne politique, il n’a pas laissé d’appuyer franchement l’administration de lord Melbourne, qui a succédé à la sienne. Cependant les tories affectent de le considérer comme l’un des soutiens et des ornemens de son ordre. Il est vrai que si jamais une collision sérieuse s’entame entre la pairie et le peuple, on peut facilement prévoir de quel côté le vétéran s’irait ranger et combattre, pour peu qu’il fût capable encore de porter les armes.
- ↑ Cette dame vit encore. Elle est aujourd’hui fort âgée. Le prince était plus jeune qu’elle. On sait que la jeunesse n’était point une condition chez les femmes pour lui plaire.