Hoa-thou-youan, ou le Livre mystérieux, chapitre premier
HOA THOU YOUAN,
Sous l’un des empereurs de la dernière dynastie, la Chine jouissait d’une paix profonde au dehors, et l’ordre régnait au dedans partout ailleurs que dans les Deux Kouang[1]. Au nord des provinces de ce nom, s’étend une chaîne de montagnes où la nature a multiplié les précipices, et n’a laissé pour passage au voyageur que des sentiers étroits, tortueux et escarpés.
Les nombreuses cavernes de ces montagnes, qui règnent sans interruption depuis Nan-chao à l’Orient, jusqu’à Lieou-king à l’Occident, sur une longueur de plusieurs centaines de lieues, étaient, à l’époque où cette histoire commence, autant de repaires de brigands. Sur le revers méridional de la chaîne, s’élève une voûte immense, formée par deux montagnes dont les sommets se touchent. Ce poste, le plus inaccessible de la contrée, était occupé par un brigand nommé Wên-hô-chê. C’était un homme d’une haute stature, d’une force extraordinaire et d’un caractère cruel : l’arme dont il se servait habituellement était une lance du poids de cent kin. Il commandait une armée de plusieurs milliers de brigands, à la tête desquels il faisait de continuelles sorties dans la plaine, pillait les villages, et poussait quelque fois ses courses jusques dans les villes, d’où il enlevait les caisses du gouvernement. Dans tout le pays, il n’y avait pas une famille qui ne se ressentît de ses brigandages, ou qui n’eût souffert de ses cruautés. Le commun des voleurs, qui comme des loups et des tigres remplissaient les gorges des montagnes, avaient pour Wên-hô-chê une déférence marquée, et lui cédaient le pas en toute rencontre. Tous répandaient l’effroi et la désolation dans la province, mais Wên-hô-chê par dessus tous ; aussi le considéraient-ils comme leur chef et leur appui.
À cette époque, le gouvernement militaire de la province de Canton était entre les mains d’un officier général qui, bien qu’il ne fût pas dépourvu de courage, manquait toutefois des talens nécessaires pour conduire une guerre de ruses et d’embuscades. Ce gouverneur se nommait Sang-koue-pao. Depuis deux ans qu’il était chargé de la défense de la province, les voleurs exerçaient partout leurs ravages, et ne laissaient pas un jour de relâche aux habitans. Si le gouverneur envoyait des troupes à leur poursuite, ils se réfugiaient dans les montagnes, et reparaissaient aussitôt que les troupes avaient le dos tourné. Si cherchant à les atteindre nos soldats marchaient à l’Orient, les brigands tombaient à l’Occident sur un peuple sans défense ; et comme les premiers n’étaient pas exercés à parcourir les montagnes, sur dix bataillons qu’on y envoyait, neuf y trouvaient leur perte. Ne pouvant obtenir la paix par la force des armes, notre gouverneur tenta de l’acheter à prix d’or ; mais quand il avait satisfait les prétentions d’une bande, il s’en présentait toujours une autre avec laquelle il fallait marchander sur nouveaux frais. On ne saurait évaluer les sommes qui furent ainsi perdues en négociations. Ce qu’il y a de certain, c’est que rien ne réussit au gouverneur, et que la situation des habitans devint chaque jour plus déplorable.
Les deux inspecteurs de la province voyant le mauvais état des affaires, et craignant avec raison que l’énorme déficit qui se trouvait dans la caisse provinciale ne leur fût imputé par la suite et n’entraînât leur ruine, se virent dans la nécessité d’envoyer à la cour un rapport sur la conduite du gouverneur. Ils le représentèrent comme un homme également inhabile à la guerre et aux négociations, qui ne savait que prodiguer les deniers publics, et qui était incapable de maintenir l’ordre dans la province. Ils concluaient en suppliant la Majesté de l’empereur d’ordonner le renvoi de leur rapport au ministère compétent, de prononcer sur son avis la destitution du gouverneur ainsi que la peine qu’il avait encourue, et enfin de nommer à sa place un général distingué par son mérite, et qui fût pour les Deux Kouang comme la grande muraille pour l’empire ; alors, disaient-ils, et seulement alors, nous verrons la fin des maux auxquels vos sujets sont en proie.
Sang-koue-pao fut vivement alarmé en apprenant que les deux inspecteurs l’avaient dénoncé à l’empereur ; il dressa aussitôt et envoya à la cour une requête apologétique ; elle était conçue en ces termes :
« Je, Sang-koue-pao, officier-général, gouverneur militaire des provinces de Kouang-toung et Kouang-si, déclare avec une vénération profonde pour la Majesté du trône, que je suis un sujet sans talens comme sans vigueur, et que mes crimes sont dignes des plus grands châtimens. Toutefois, comme les circonstances difficiles dans lesquelles je me trouve, peuvent atténuer ma culpabilité, je supplie la Majesté impériale d’en prendre connaissance et de me juger ensuite dans sa miséricorde. Quoiqu’il n’appartienne pas à un homme sans mérite et sans énergie, de donner la mesure des efforts humains, encore est-il vrai de dire que toute force a ses limites et ne peut agir qu’avec le tems ; or, du jour où V. M. daigna m’appeler au gouvernement des provinces méridionales de son empire, comment n’aurais-je pas fait tout mon possible pour me rendre digne d’une aussi haute faveur, en exterminant les brigands dont elles sont infestées, et en y rétablissant la tranquillité sur des hases durables ? Depuis deux ans que j’y travaille sans relâche, j’ai marché mainte fois à la tête des troupes contre les perturbateurs du repos public ; il en est résulté qu’il y a eu des hommes tués de part et d’autre, et que les dépenses du service ont été accrues, le tout sans que les soldats de V. M. aient jamais obtenu un succès décisif. Sans doute, mes propres fautes méritent le supplice de la hache ; mais je conjure V. M. de considérer que ce n’est pas de mon gouvernement que date l’apparition des brigands dans ce pays ; la vérité est qu’ils sont en pied dans les montagnes depuis bien des années. Je n’ai pas laissé de faire des levées considérables pour les poursuivre et les exterminer jusque dans leurs repaires : mais les sentiers étroits par lesquels on y arrive étant un obstacle insurmontable au développement de mes forces, je n’avais d’autre parti à prendre que de me camper au pied des monts, et d’y attendre en silence que les voleurs vinssent à sortir pour les forcer ensuite au combat. Malheureusement les voleurs sont rusés ; tant qu’il y avait du danger pour eux, ils n’avaient garde de se montrer, et lorsqu’après une vaine attente, j’ordonnais enfin la retraite, ils tombaient infailliblement sur les derrières de l’armée. Aussitôt je faisais volte-face, croyant engager le combat ; aussitôt les voleurs battaient en retraite, bien certains de l’éviter. Irrité du non succès de mes dispositions, j’envoyais alors une partie des troupes dans les montagnes ; mais perdues bientôt dans des détours dont elles n’avaient pas l’habitude, elles s’égaraient à chaque pas sans jamais pénétrer jusqu’aux cavernes des brigands. Ceux-ci, qui connaissent parfaitement toutes les sinuosités des montagnes, gagnaient aussitôt par des chemins opposés les points les plus resserrés des gorges par lesquelles les troupes devaient passer, soit pour pénétrer dans les cavernes, soit pour opérer leur retraite, et leur fermaient tous les passages avec des palissades ; en sorte que les soldats, une fois engagés dans les montagnes, ne pouvaient plus ni avancer ni reculer, et en cherchant de nouvelles issues roulaient dans les précipices ou tombaient sous le fer des brigands. Pénétré de douleur et désespérant de les réduire, je voulus au moins défendre la plaine contre leurs invasions ; mais les Deux Kouang offrent une surface considérable. Quelle armée ne m’aurait-il pas fallu pour en protéger tous les points ? Les brigands apercevaient-ils un lieu sans défense : ils en faisaient incontinent le théâtre de leurs déprédations. Si j’envoyais du secours dans ce district, c’en était un autre qu’ils attaquaient. C’est ainsi qu’ils se livraient à leur penchant féroce, tandis que je me consumais en vains efforts ; c’est ainsi qu’ils atteignaient leur but, et que je manquais le mien. Cependant il fallait tout tenter pour sauver la province : je crus que je pourrais en venir à bout par des négociations particulières avec les diverses bandes qui la désolaient ; mais je ne songeais pas que les brigands sont comme des bêtes fauves ; je pouvais apprivoiser leurs corps, mais non leurs cours ; je pouvais les gagner pour un tems, mais non pour toujours. Il y a eu en conséquence beaucoup d’argent perdu : mais quels que soient mes crimes, je proteste que je suis pur de toute concussion. Je me suis rendu bien coupable, il est vrai, mais c’est de la manière que j’ai dite.
» Je supplie V. M. d’ordonner le renvoi de mon humble requête au ministère compétent, afin qu’il me juge selon les lois de l’empire. Si je suis assez heureux pour que V. M. jetant un regard de compassion sur les difficultés que j’avais à vaincre, me pardonne mes erreurs passées, et daigne me mettre à une nouvelle épreuve (et dans ce cas, j’invoque les lumières de sa haute sagesse relativement aux mesures que je devrai suivre pour vaincre les rebelles ou assurer le succès de mes négociations) ; j’ose lui promettre que j’épuiserai mes forces pour son service, tel qu’un bon chien de chasse et un bon cheval de bataille. Que si V. M. fermant les yeux sur ma conduite, continue de m’abandonner à mes propres ressources, je n’aurai plus qu’à imiter de mon mieux l’adresse de l’écureuil volant et à combiner la guerre et les négociations, l’attaque des brigands et la défense du territoire, de manière à me concilier l’estime publique ; car je ne sache pas d’autres moyens d’atteindre ce but honorable.
» Tel est le tableau fidèle de ma conduite et de mes sentimens ; j’attends avec une soumission profonde les ordres sacrés de V. M. »
Les deux requêtes des inspecteurs et celle de Sang-koue-pao arrivèrent en même tems à la cour, et furent renvoyées par ordre de l’empereur aux conseillers du ministère de la guerre, auxquels il fut enjoint de présenter un rapport sur l’affaire. Le conseil, après une mure délibération, rendit l’avis suivant :
« La dispersion des deniers publics et les fausses opérations auxquelles ces valeurs ont été appliquées dans la guerre et les négociations, suffisent assurément pour établir la culpabilité du gouverneur. Toutes lois, nous reconnaissons comme un fait constant qu’il y a déjà un siècle que les montagnes des Deux Kouang sont le rendez-vous des hommes rebelles à la justice : Les exterminer en un jour n’était pas chose facile, et si, pour prix des sommes qu’il a dépensées, Sang-Koue-pao avait obtenu la sûreté des habitans, on n’aurait rein à lui reprocher. Maintenant, si l’on inflige à cet officier un châtiment sévère, il est à craindre que cet exemple n’épouvante les sujets de V. M. auxquels on pourrait confier après lui le gouvernement des Deux Kouang, et qu’ils ne déclinent tous un si dangereux honneur.
» Sang-koue-pao supplie V. M. de faire instruire dans la science des victoires. Sans doute il est convenable que ceux de vos sujets qui août à la tête des armées, apprennent les ressources de l’art militaire et la manière de diriger une attaque ; mais nous estimons que les brigands qui désolent le midi de votre empire sont trop bien établis dans les montagnes ; pour qu’il soit aisé de forcer leurs retraites. Avec des hommes aussi rusés qu’avides, les voies de conciliation nous paraissent encore les plus sûres. C’est donc par des bienfaits que nous voudrions faire rentrer les brigands dans l’ordre ; car enfin les stratagèmes de la guerre varient nécessairement avec les circonstances ; comment donc oserions-nous déterminer à l’avance toutes les mesures que vos généraux devront suivre, ou fonder nos espérances sur un plan tracé au hasard ? Quoi qu’il en soit, l’empire est une famille ; aucun de ses membres n’est en dehors de l’heureuse influente exercée par V. M. Comment donc se trouverait-il parmi eux des rebelles inaccessibles au châtiment ? Mais un service extraordinaire, tel que l’extermination des brigands, ne saurait être rendu que par un homme extraordinaire. Cet homme » il faut l’attendre : que V. M. resserve les liens qui unissent ses sujets, et l’on verra bientôt paraître le Lin, précurseur des héros, et le Foung[2] qui ne plane sur l’empire que dans les tems de vertu.
» En conséquence, nous supplions V. M. de faire un appel à tous les héros de son empire » et de promettre le titre et les revenus de heou à celui d’entres eux qui, par son courage et son habileté, parviendra à exterminer les brigands ; s’il est des hommes qui peuvent dompter les dragons et apprivoiser les tigres, il s’en trouvera peut-être un qui saura venir à bout de ces misérables bandits et les réduire à venir eux-mêmes présenter leurs têtes à la justice. En ce qui concerne Sang-koue-pao, nous supplions V. M. de lui accorder quant à présent le pardon de ses fautes, lui enjoignant de redoubler de vigilance dans la défense des Deux Kouang, jusqu’à ce qu’un grand homme paraisse et le remplace. Alors seulement le midi de votre empire jouira d’un plein repos. Nous supplions V. M. de prononcer sur cette affaire, et de publier sa sainte volonté.
La décision de l’empereur fut conformé à l’avis du conseil de la guerre. Aussitôt les ministres, assemblés en conseil dans son palais, reçurent l’ordre de dresser une proclamation par laquelle le gouvernement invitait non seulement les officiers et les soldats répandus dans toutes les provinces, mais tout sujet de l’empire qui se sentirait capable d’exterminer les brigands dont les Deux Kouang étaient infestées, à se rendre directement au quartier-général de Sang-koue-pao, pour lui proposer son plan d’attaque et faire ses preuves de talent et de courage. (On le dispensait de venir préalablement à la cour solliciter de l’empereur une audience de congé). Les provinces qu’il aurait à traverser étaient ténues de le défrayer ; et s’il parvenait a délivrer le pays des brigands qui le désolaient, il devait avoir pour sa récompense le titre et les revenus de heou. Enfin il était enjoint à Sang-houe-pao de se pénétrer du contenu de cette proclamation, et de veiller à son exécution en tout ce qui dépendait de lui, afin d’expier par là les fautes dont il s’était rendu coupable.
Lorsque la proclamation fut parvenue dans les provinces, tous les braves de l’empire se mirent en mouvement. On ne finirait pas si l’on voulait redire leurs noms. Il y avait alors à Wen-tcheou dans la province de Thee-kiang, un jeune homme dont le nom de famille était Hoa, le nom propre Tong et le titre Tien-hô. Il était beau comme un bouton de jaspe, et brillant de jeunesse comme le soleil à son lever. Tandis que la plupart des hommes n’ont qu’un genre de mérite, Hoa-tien-hô les réunissait tous. Aux grâces de l’esprit et du corps, apanage ordinaire de la jeunesse, il joignait la force d’un héros des premiers âges et la prudence d’un homme d’état. Dans la lutte, il venait aisément à bout de cinquante hommes ; dans la conduite des affaires, il considérait attentivement le commencement et la fin, le but et les moyens, et ne laissait rien au hasard. Lui seul possédait à la fois tous les talens et toutes les vertus ; aussi ne daignait-il pas honorer d’un regard ces hommes à petits cerveaux et à grandes prétentions dont le monde est rempli ; et quoiqu’il eût le grade de bachelier, dans sa province, son caractère le portait à fuir la rivalité des hommes médiocres et par conséquent les concours littéraires. Il avait vingt ans, et n’était point encore marié. Il se félicitait de voir son père Hoa-ta-pen et sa mère Ye-chi pleins de santé dans leur vieillesse. Sa famille était riche, et comme son frère Hoa-liang, inspecteur de ses études, ne contrariait point ses goûts, il avait tout le loisir de s’y liyrer. Or ce n’était point à lire les classiques qu’il passait son tems, mais bien à composer des vers et à boire du vin de riz. Appuyé sur l’antiquité, il ne s’occupait que du présent. Un jour que le doux éclat du printems l’invitait à jouir de la campagne, il sortit accompagné d’un vieux domestique appelé Hoa-kouan et d’un jeune valet nommé Siao-liang, et dirigea sa promenade vers le mont Tien-taï. Après avoir erré quelques jours, il s’arrêta sur le haut chut rocher : la nature avait formé en cet endroit une petite éminence sur laquelle il s’assit pour prendre quelques rafraichissemens. Le spectacle qu’il avait alors sous les yeux eut bientôt absorbé son attention. Un torrent roulait au pied du rocher sur lequel il était assis, et entraînait dans sa course rapide les fleurs que le vent avait détachées de ses bords. Après une longue contemplation, son imagination poétique allait s’emparer de cette scène, lorsqu’un vieillard à barbe blanche parut tout à coup à ses yeux et lui dit d’une voix forte : « Est-il possible qu’un jeune homme, doué des plus éminentes vertus, ne travaille pas de toutes ses forces à se faire un nom dans l’état, et ne cherche pas de tous côtés une femme digne de lui ? ne veut-il point rendre plus vif le sentiment de son existence par une noble activité ? Non, il aime mieux regarder couler l’eau, et se livrer loin du monde à des occupations frivoles. Il est coupable d’ingratitude envers le ciel, puisqu’il rend inutiles les dons précieux qu’il en a reçus. »
Hoa-tien-hô n’avait formé aucune liaison intime hors du cercle étroit de sa famille ; aussi ne fut-il pas peu surpris en entendant les paroles du vieillard qui, comme un génie, tonnait contre lui du milieu des vents. Cependant il se leva, croisa ses mains sur sa poitrine, s’inclina profondément, et lui dit : « Respectable vieillard, vos paroles ont atteint la plaie de mon cœur plus sûrement que la pierre médicinale, mais votre apparition soudaine a lieu de me surprendre ; vous semblez venir du ciel pour instruire la terre ; ceci passe mon intelligence. Oserai-je vous prier de vous reposer un moment ici, tandis que j’écouterai vos leçons ? » Le vieillard parut satisfait de cet accueil et s’assit à côté du jeune homme. Hoa-tien-hô ordonna aussitôt à Siao-Kang de servir sur le rocher les rafraîchissement qu’il avait apportés, et invita le vieillard à boire avec lui. Le vieillard accepta, et après qu’ils eurent vidé quelques tasses de vin, Hoa-tien-hô rompant le silence, « Je me félicite, dit-il, d’avoir entendu des paroles si propres à réveiller mon courage. Ce n’est pas le ciel que je dois accuser de la maladie de mon âme, car j’en suis moi-même l’artisan ; mais quoique vos paroles aient la vertu de la pierre médicinale, j’ai lieu de craindre quelles ne suffisent pas pour guérir un mal qui a jeté de profondes racines » Le vieillard reprit en souriant : « Vos craintes ne sont pas fondées, jeune homme ; si vous croyez que vous êtes malade et que mes paroles ont la vertu puissante de la pierre dont vous parlez, vous devez savoir qu’il suffit pour vous guérir que je vous en fasse l’application. » Hoa-tien-hô répondit : « Vous voulez, bon vieillard, que je me fasse un nom dans l’état : c’est le but auquel aspirent tant d’hommes qui consacrent leur vie à l’étude : mais comment me résoudre à tenter la fortune du pinceau, et à pâlir, sur des livres pour obtenir avec un grade littéraire et de gros appointemens, le droit de passer ma vie dans un fauteuil ? La carrière des armes pourrait me mener aux honneurs, et j’aimerais à me distinguer dans une guerre avec l’étranger ; mais la paix règne sur les frontières de l’empire. Cette soif d’illustration que je ne puis satisfaire est la première maladie de mon âme. Vous exiger encore de moi que je forme une belle union. Eh ! quel est l’homme sensible qui n’appelle pas de tous ses vœux une femme digne de lui ! Mais hélas ! où la trouver ? Le mariage est l’union de deux êtres faits l’un pour l’autre ; le Foung et la Hoang peuvent s’unir et s’unissent nécessairement ; le cygne et sa compagne, inséparables l’un de l’autre, nous offrent encore l’image d’un véritable couple ; mais le papillon et l’abeille, mais l’hirondelle et l’épervier ne sauraient se convenir. Il en est ainsi des humains. Liang-hong se plaisait dans les lieux inaccessibles ; la seule Meng-kouang, à la robe blanche et unie, pouvait partager et chérir sa retraite. Si Meng-kouang eût été livrée à Chi-tsong, si la fille aux vêtemens simples eût été transportée dans la vallée d’Or, elle n’aurait pas connu le bonheur. Donnez au sage une femme vertueuse, au voluptueux une jolie femme, à l’homme de mérite une femme d’esprit, et vous aurez des couples assortis. S’il est vrai que je possède quelque mérite et quelques agrémens, comment donc pourrais-je unir mon sort à une femme qui en serait dépourvue ? Mais en attendant que j’en trouve une qui sympathise avec moi, ma vie entière peut s’écouler dans le célibat. Ce vide de mon âme est encore une maladie grave, et quelle que soit la vertu de vos paroles, j’ai lieu de craindre, bon vieillard, que vous n’y puissiez rien. À ces mots, le vieillard ne put retenir un grand éclat de rire, et dit au jeune homme : « M. le bachelier, vous avez la vue courte ; plus d’un chemin mène à la gloire ; mais le choix des routes ouvertes à tous les hommes doit être réglé sur les dispositions de chacun. Avez-vous de la capacité pour les affaires et le droit politique ? c’est dans l’administration qu’il faut chercher à vous distinguer. Aimez-vous à gouverner les hommes par la force ? il faut prendre parti dans le service intérieur. Si vous êtes un héros, faites des prodiges ; si vous aimez les lettres, illustrez-vous par vos écrits. Vous voudriez, dites-vous, entrer dans la carrière des armes et chercher la gloire dans de lointains combats ; cette carrière ne vous est point fermée, et la seule chose à examiner, c’est de savoir si vous avez les qualités requises pour la parcourir avec honneur ». — « Les dispositions naturelles, répondit Hoa-tien-hô, sont susceptibles de plus et de moins, et ce n’est pas à moi de donner la mesure de mon mérite. Tout ce que je puis dire, c’est que je voudrais apprendre à m’illustrer par des exploits militaires. » Le vieillard ayant témoigné son approbation par un mouvement de tête, « Votre désir est louable, dit-il au jeune homme, et j’en augure bien pour vos dispositions ; mais en voilà assez, sur la gloire, passons à l’établissement. Le ciel qui a fait naître le Foung a fait naître aussi la Hoang sa compagne. Le ciel qui forma Liang-hong sut aussi former Meng-kouang. La nature entière est un grand couple formé par l’union harmonique du Yin et du Yang. Sans doute l’homme doit apporter plus de sains que les autres créatures dans le choix de sa compagne mais qu’il cherche, et il trouvera celle qui lui fut destinée. Si donc il a plu au ciel de répandre sur vous les talens et les grâces, comptez qu’il a formé pour vous une femme douée des mêmes qualités. Mais parce que vous ignorez où est celle que vous souhaitez de voir, tandis que vous avez sous les yeux celles que vos yeux ne cherchent point, vous vous persuadez dans votre peine que vous êtes atteint d’une maladie incurable. Que l’objet de vos vœux s’offre à vos regards, et vous reconnaîtrez que votre mal était imaginaire. Jusques-là nos discours sont superflus. » — « Vous pensez donc, respectable vieillard, reprit le jeune homme, que je puis espérer de me faire un nom dans l’état, et de trouver une femme selon mon cœur ? » — « Sans aucun doute, répondit le vieillard, car si vous n’aviez pas ce qu’il faut pour parvenir à l’illustration, vous n’auriez pas songé à entrer dans l’armée ; si vous n’aviez pas ce qu’il faut pour former de beaux nœuds, votre âme n’aurait pas conçu l’image d’une femme douée de grâces et de talens. » — « Si vous savez, répartit Hoa-tien-hô, que j’ai de quoi m’illustrer, vous savez peut-être aussi sur quel théâtre je dois paraître ; si vous savez que j’obtiendrai une femme selon mon cœur, vous savez peut-être aussi à quelle famille elle appartient ? Ne puis-je pas l’apprendre de vous ? » Le vieillard se consulta tout haut sur la réponse qu’il devait faire. « Il n’est pas besoin, dit-il, que je le guide dans la recherche d’une épouse ; il la trouvera sans la chercher ; je puis donc me taire sur ce point ; la lui nommer, ce serait révéler un secret qu’il ne doit pas encore apprendre. — Je ne répondrai point à cette question. — Quant à la gloire, il pourrait passer sa vie à la poursuivre ; il faut donc lui donner le mot de cette énigme ; il faut parler. » Hoa-tien-hô fut frappé d’étonnement en entendant la délibération du vieillard ; chacun des mots qu’il prononçait paraissait avoir un sens profond. « Vénérable vieillard, s’écria-t-il, vous ne pouvez être qu’un génie des montagnes ; votre langage mystérieux ne me permet plus d’en douter. Et j’ai osé m’asseoir à vos côtés ! Pardonnez à mon ignorance le crime dont je me suis rendu coupable ». En disant ces mots, il se prosterna, frappa deux fois la terre de son front, et supplia le vieillard de l’éclairer sur ses devoirs. Celui-ci parut charmé de cet hommage, et relevant aussitôt le jeune homme : « Mon fils, lui dit-il, votre esprit sera votre guide ; car je vois en vous le héros sous le voile de l’humble disciple. Vous désirez savoir la route que vous devez suivre. Pour faire un choix entre toutes celles qui se présentent, il faut d’abord reconnaître la situation de l’empire. Est-ce l’ordre ou l’anarchie qui y règne ? » — « Si l’ordre régnait partout, répondit Hoa-tien-hô, il me faudrait renoncer à la gloire ; il est vrai qu’il est troublé sur quelques points. » — « Fort bien, mon fils, reprit le vieillard ; dites-moi maintenant sur quels points et par qui la tranquillité est troublée. » — « Les montagnes des Deux Kouang, répondit le jeune homme, sont infestées de brigands ; du reste l’empire jouit d’une paix profonde. ; » — Les vrais héros, répartit le vieillard avec une foie évidente, sont ceux qui travaillent pour leur tems. Si la paix de l’empire n’est troublée que dans les Deux Kouang, ces provinces sont aussi les seules où vous devez chercher la gloire ». À ces mots Hoa-tien-hô poussa un profond soupir et parut interdit. « Eh bien ! dit le vieillard, que signifie ce silence » ? Le jeune homme soupira de nouveau, et, après quelques instans de méditation, répondit enfin : « Ô mon père, c’est bien dans les Deux Kouang que la paix est troublée, mais je n’ose espérer que l’honneur m’y attende. » — « Pourquoi, dit le vieillard ? » — « C’est, répondit Hoa-tien-hô, que je manque des talens nécessaires pour couper le mal dans sa racine, et forcer les brigands jusque dans leurs retraites. » — « Je sais, dit le vieillard, que vous êtes habile dans la théorie de la guerre, et que vous savez déjà tous les stratagèmes de cet art. Aujourd’hui que vous pouvez déployer sur un vaste théâtre les talens dont vous êtes pourvu, reculerez-vous devant une troupe de brigands ? » — « La chasse aux tigres est sans difficulté, répondit Hoa-tien-hô ; mais les tigres des montagnes ne seront pas faciles à forcer. On peut aisément venir à bout des dragons ; mais il n’en sera pas ainsi des dragons de l’abîme. Les brigands occupent toute l’étendue des montagnes ; hors de leurs repaires, ce sont des vautours ; dans leurs trous, ce sont des rats ; comment donc espérer de les atteindre ? » Le vieillard se prit à rire et dit ; « M. le bachelier, vous avez paru convenir avec moi de votre mérite ; mais maintenant vous vous dépréciez étrangement. Il y a des hommes qui savent gouverner les peuples par les lois ou par la force ; et il ne s’en trouverait pas qui pussent réduire des brigands ! Comment osez-vous prétendre à la gloire, si des voleurs sont pour vous une trop forte partie ? » — « Je brûle de les exterminer, reprit Hoa-tien-hô, mais il faut pour cela que je parvienne à leurs repaires, et je n’en vois pas les moyens. » — « Quand Tchou-kô sort de sa chaumière, répartit le vieillard, et paraît au milieu des hommes, il prouve par là que sa retraite n’est pas inaccessible. » Hoa-tien-hô jugeant que ces paroles ne pouvaient s’appliquer qu’au vieillard, « ô mon père, s’écria-t-il avec l’accent d’un homme dont les yeux s’ouvrent tout à coup à la lumière, ce Tchou-kô ne saurait être que vous. » Alors, se prosternant de nouveau : « Mon père, dit-il, daignez achever votre ouvrage. » Le vieillard répondit en souriant : « Mon fils, votre imagination s’égare. C’est pour parler raison que nous sommes ensemble. Je vous ai dit qu’il y avait dans le monde un homme appelé Tchou-kô, mais je ne vous ai pas dit que ce fût moi. Tachez de maîtriser vos soupçons. » Hoa-tien-hô répartit : « Puisque vous m’avez déjà fait sentir l’aiguillon puissant de vos paroles, ô mon père ! daignez achever en moi votre œuvre de miséricorde : car si vous n’aidez ma faiblesse et mon ignorance, je n’atteindrai pas le but que vous m’avez montré. Si vous doutez de ma sincérité, je vous conjure de me mettre à l’épreuve ; j’espère qu’après un sévère examen, vous prendrez pitié du pauvre Hoa-tong, et que vous ne refuserez pas de répandre sur lui la rosée de vos préceptes : vous pouvez dès à présent le transformer en un autre homme ; car vous êtes certainement le père du ciel et de la terre. » — Quel nom me donnez-vous là, répondit le vieillard en éclatant de rire ? si vous êtes sincère, vous vous abusez étrangement. Tandis que je suis tout occupé à vous mettre dans la droite voie, comment pouvez-vous croire que je suis avare de ma science et que je me plais à prolonger votre attente ? Mais écoutez ce qui me reste à vous dire :
» Il y a long-tems qu’un étranger remit entre mes mains un livre mystérieux en me disant : Quand vous saurez à fond le contenu de ce livre, il ne tiendra qu’à vous d’acquérir de la gloire et une femme selon vos désirs. Mon cœur étant dès-lors fermé au monde, ce présent m’était inutile ; c’est pourquoi je le refusai d’abord : mais l’étranger me dit : — Si vous ne voulez par profiter de ce livre, vous pouvez du moins le garder, jusqu’à ce que vous rencontriez un homme appelé à s’en servir. — Je le pris donc, et depuis vingt ans que je le porte sur mon sein, je n’avais encore trouvé personne qui fût digne de le recevoir, lorsqu’enfin je vous ai aperçu dans ces montagnes. Vos instantes prières me donnent lieu de croire que vous êtes l’homme à qui ce livre est destiné, et quoique je n’en sois pas encore certain, je vais le remettre en vos mains. Si vous l’étudiez, vous recueillerez certainement le fruit de vos études ; si vous ne l’étudiez pas, n’accusez que vous de son inutilité. » Hoa-tien-hô fut transporté de joie à ce discours, et se confondit en actions de grâces : « Comment pourrai-je, dit-il enfin au vieillard, reconnaître un si grand bienfait ? » — « Je n’attends de vous
aucune récompense ; lui répondit en riant le vieillard ; tout ce que j’ai à vous demander, c’est d’envoyer l’un de vos gens acheter de bon vin à l’auberge du voisinage, pour que nous buvions ensemble le coup d’adieu. » Hoa-tien-hô qui de son naturel était bon compagnon, n’eut pas plutôt connu le désir du vieillard, qu’il s’empressa de le satisfaire ; et se levant avec la vivacité d’un jeune homme dont le cœur est content, il donna ordre à Hoa-kouan d’aller acheter du vin. Dès que le vin fut apporté, la plus douce cordialité s’établit entre les nouveaux amis. Les voilà causant du ciel et de la terre, et buvant sans cérémonie chacun selon sa soif. Ils continuèrent ainsi jusqu’à ce que le jour commençât à baisser. Tous deux ayant alors une pointe d’ivresse, le vieillard se leva et dit : « Nous avons assez bu : » puis tirant des plis de sa robe un livre qu’il y tenait caché, il le donna à Hoa-tien-hô, en lui disant : « Votre gloire et votre établissement sont là ; mais gardez-vous d’ouvrir ce livre avec légèreté. » Quoique Hoa-tien-hô fût un peu échauffé par le vin, il se recueillit toutefois à la vue du présent que le vieillard venait de lui faire, et prenant le livre à deux mains, il le posa sur le banc de gazon qui se trouvait au haut du rocher ; puis il se prosterna quatre fois devant le livre et autant de fois devant le vieillard ; après quoi se retournant vers le premier objet de sa vénération, il le prit et le recueillit dans les plis de sa robe, sans s’être permis de l’ouvrir. « Mon fils, ! dit alors le vieillard, charmé de la conduite du jeune homme, mon fils, vous pouvez prétendre à tout ! Les honneurs auxquels vous êtes appelé ne sauraient se mesurer. « Puis croisant les mains sur sa poitrine, il allait prendre congé du jeune homme, quand celui-ci cherchant à l’arrêter, « Mon père, lui dit-il, je sais qu’on ne peut retenir comme un hôte ordinaire celui dont le char est traîné par des cigognes ; mais avant de me quitter, daignez n’appreudre votre nom pour que je le grave dans ma mémoire. » Le vieillard répondit : « Les habitans aîlés des déserts des cieux ont-ils des noms propres ? vous pouvez m’appeler le vieillard du mont Tien-taï, puisque c’est sur cette montagne que vous m’avez vu pour la première fois… » — « Ô vous, qui m’avez comblé de grâces, répartit le jeune homme, je ne saurais me résoudre à vous perdre ; oserai-je vous prier de fixer le jour auquel je vous reverrai ? » Le vieillard répondit : « Est-ce que l’entrevue d’aujourd’hui avart été concertée ? S’il ne nous a pas fallu de rendez-vous pour cette fois, nous n’en avons pas besoin pour les entrevues à venir. » En achevant ces mots, le vieillard disparut avec la rapidité du vent.
L’arrivée et la disparition subites du vieillard du mont Tien-taï, la sagesse de ses discours, et le mystère dont il s’environnait, convainquirent Hoa-tien-hô que l’homme qu’il venait de voir était d’un ordre surnaturel. Songeant ensuite au don précieux qu’il en avait reçu et qui touchait à ses intérêts les plus chers, il ressentit une joie et un trouble inexprimables. Enfin, il ordonna à ses gens de tout préparer pour le retour à l’auberge. Et faisait nuit quand il y arriva, et comme les fumées du vin qu’il avait bu n’étaient pas encore
dissipées, craignant de profaner son livre par une lecture immédiate, il le posa sur la tête de son lit et se coucha sans avoir osé l’ouvrir. Le lendemain matin après s’être peigné et lavé, il le prit, l’ouvrit et y lut ce qui suit :
(Nota. Le texte du livre mystérieux offre la description d’un pays de montagnes occupé par des brigands, et un aperçu des règles que l’auteur avait dû suivre pour en tracer le plan.)
Après avoir lu ce texte avec une attention scrupuleuse, Hoa-tien-hô déploya la feuille dont il était suivi, et reconnut la carte topographique des montagnes des Deux Kouang. Toutes les montagnes et toutes les cavernes y étaient désignées par des noms particuliers ; on y voyait l’indication des districts dont elles faisaient partie, leur emplacement, leurs distances et jusqu’aux noms des brigands qui les occupaient. Les chemins les plus larges y étaient distingués des sentiers, les lieux sûrs des passages dangereux. En un mot tout était déterminé sur cette carte avec exactitude, et quoique le nombre des montagnes des Deux Kouang soit immense, il n’y en avait pas une dont on ne pût reconnaître la position d’un coup d’œil. Après quelque tems de contemplation, Hoa-tien-hô s’écria dans un transport de joie ; « C’est maintenant que les brigands sont en ma puissance. Ce vieillard serait-il véritablement un génie ? Que je suis heureux de l’avoir rencontré ! » Lorsqu’il eut considéré cette première carte, il en aperçut une seconde qu’il déploya aussitôt. Celle-ci représentait un jardin où s’élevaient de distance en distance des pavillons et des salles de verdure. D’un côté des arbres majestueux, de l’autre des pièces d’eau ; ici des treillis chargés de fleurs et de feuillage, là des rochers de teintes diverses, faisaient de ce jardin une retraite paisible et délicieuse. Du reste nulle inscription ne faisait connaître la situation du lieu que le peintre avait voulu représenter. Après plusieurs recherches inutiles, Hoa-tien-hô reploya ce dessein pour ne plus s’occuper que de la carte topographique des montagnes. Chaque jour il en examinait les détails avec la plus grande attention, et après qu’il l’eût ainsi vue et revue pendant quelque tems, il finit par graver dans sa mémoire les positions relatives de toutes les cavernes de brigands, et les sinuosités de tous les sentiers par lesquels on pouvait y pénétrer. Il eut dès-lors un avant goût de la gloire qui lui était réservée, et le sentiment confus du bonheur tranquille dont il devait jouir plus tard. — Ceux qui ne savent pas ce qui arriva ensuite, en trouveront le récit dans le chapitre suivant.