Historiens modernes de la France/Jules Michelet



HISTORIENS
MODERNES
DE LA FRANCE.

II.
M. MICHELET.

Il y a des esprits qui ont le dangereux privilége de soulever les sentimens les plus contradictoires, et qui justifient l’enthousiasme et le blâme par des qualités sympathiques, comme par une exagération souvent choquante de ces mêmes qualités. Si la critique doit éprouver de l’embarras et des scrupules, c’est surtout en présence des écrivains de cette nuance. Comment concilier le devoir de la sincérité avec la déférence due à ces hommes qui ont fait preuve de puissance en remuant l’opinion ? Le seul moyen peut-être, c’est de revenir sur toutes les traces qu’ils ont laissées dans leur carrière, de signaler les influences subies et l’action exercée par eux, de rappeler les efforts et les résultats, les applaudissemens et les objections ; c’est, en un mot, d’instruire fidèlement la cause, en laissant à chacun des lecteurs la responsabilité de son propre jugement. Ainsi tâcherons-nous de faire à l’égard de M. Michelet.

Un procédé qui donne autant de charme que de vérité aux portraits littéraires, consiste à expliquer l’œuvre intellectuelle par la biographie, la vie idéale par les incidens de la vie pratique. Ce genre de commentaire n’est pas applicable à l’historien que nous essayons de faire connaître : sa vie entière paraît avoir été vouée aux silencieuses études. Par une exception dont il faut le féliciter, il ne s’est point armé de son talent pour descendre dans l’arène politique. Ses tendances et ses sympathies ne se sont formellement révélées qu’en 1830, par quelques phrases retentissantes, en harmonie avec les sentimens qui triomphèrent à cette époque. Nous nous représentons donc M. Michelet comme un écrivain vigilant et passionné, infatigable à la recherche des idées et des faits, renouvelant chaque jour son enthousiasme par l’excitation du travail, ne suspendant l’œuvre commencée que pour écouter le bruit que fait dans le monde la dernière œuvre : noble et dévorante existence, existence de poète, qui serait pour M. Michelet une suffisante excuse, si par hasard il avait du poète les illusions et l’irritabilité proverbiale. Quant à sa biographie positive, c’est la posséder complètement que de connaître la série de ses publications, la succession de ses services universitaires et des grades scientifiques qui en ont été la juste récompense. M. Jules Michelet est né à Paris en 1798, et y a fait ses études avec distinction. Il est probable qu’il ne quitta les bancs que pour paraître dans la chaire, puisqu’à dix-neuf ans il remplissait les fonctions de professeur, déjà préparé, nous dit-il lui-même, à enseigner successivement, et souvent à la fois, la philosophie, l’histoire et les langues. En 1821, il entra dans l’Université par la voie des concours, et, après quelques années d’exercice dans les colléges royaux, il prit rang parmi cette élite de professeurs qui représente chez nous le haut enseignement.

Le noviciat littéraire de M. Michelet fut sans doute grave et laborieux. La liste de ses premiers essais, demeurés inédits, nous le montre inquiet de sa vocation, flottant de la philosophie à l’histoire. À des traductions de Reid et de Dugald Stewart succède une étude sur les langues, dont le jeune philologue prétend faire sortir une histoire de la civilisation. En 1824, date que M. Michelet désigne comme celle des travaux sérieux et suivis, il entreprend de « ramener à l’unité toutes les sciences qui font l’objet de l’enseignement public, » et il se délasse de ses méditations pédagogiques, en crayonnant, pour la Biographie universelle, quelques portraits dont le plus saillant est celui de Zénobie, la fameuse reine de Palmyre. Déjà, à cette époque, le retentissement des leçons de M. Guizot, les belles compositions, la vive polémique de M. Augustin Thierry, rendaient indispensable la refonte des niaises compilations historiques qu’on mettait dans les mains des écoliers. Les professeurs les plus distingués se partagèrent la tâche, avec l’assentiment du monde universitaire. Une des sections de ce travail échut de droit à M. Michelet. « Présenter à l’enfance une suite d’images, à l’homme mûr une chaîne d’idées, » tel est le programme annoncé et accompli dans le Précis de l’Histoire moderne, qui parut en 1827, et qui compte aujourd’hui six éditions. On remarqua dans cet excellent résumé une judicieuse distribution des faits, un savoir assez exact, de la pénétration, et dans certains tableaux une recherche de coloris en contraste avec la pâleur ordinaire des livres scolastiques. Mais les applaudissemens de la discrète population des colléges sont peu de chose pour l’amour-propre. Qui sait, de nos jours, se passer des acclamations de la foule et des fanfares de la publicité ? Nous allons donc voir M. Michelet, âgé d’un peu moins de trente ans, entrer fièrement dans la carrière historique, en agitant sa bannière armoriée de symboles, et reconnaissable à ses tranchantes couleurs.

Dans les arts, la véritable originalité est celle qui s’ignore elle-même. Quand, pour faire preuve de force et d’indépendance, on cherche systématiquement une voie nouvelle, il est rare qu’on ne s’égare pas, et que des qualités poussées à l’exagération ne deviennent pas des défauts. Nous aurions peine à croire que M. Michelet, à ses débuts, n’eût pas été un peu trop préoccupé du désir de se faire une place distincte parmi nos historiens. M. de Sismondi avait pris à tâche l’exhumation laborieuse et la distribution méthodique des faits. M. Guizot avait ranimé la lettre morte de nos anciennes lois, et retracé de main de maître le mouvement de la civilisation moderne. L’ingénieuse restauration du passé, l’éclatante mise en scène, avaient fait la gloire de M. Thierry, et les principales places étaient prises dans l’école pittoresque. Quant aux travaux de pure érudition, il n’y a pas pour eux de popularité chez nous. Habitué par ses études métaphysiques à la généralisation des idées, M. Michelet se voua à l’histoire philosophique, non pas à la manière du XVIIIe siècle, qui cherchait avant tout des prétextes de déclamations morales, mais avec la prétention, trop commune de nos jours, de donner raison de tous les actes humains, d’exposer dogmatiquement le mystérieux enchaînement de causes et d’effets dont la trame compose l’existence des sociétés. En possession d’un genre séduisant, mais d’autant plus dangereux qu’il semble autoriser l’intempérance de l’imagination et le lyrisme du style, le jeune professeur se crut destiné sans doute à planer sur le champ de l’histoire : on a de ces extases à trente ans ; mais ce qu’on ne saurait avoir à cet âge, c’est la variété de connaissances, la fermeté de jugement qui seraient nécessaires pour interpréter la loi providentielle de l’humanité, en supposant qu’il fût permis à la faible humanité de découvrir cette loi. À défaut d’une philosophie historique qui lui fût propre, M. Michelet en acquit une d’emprunt : il se passionna pour Vico, et s’appropria les théories du savant italien en les vulgarisant parmi nous.

Les Principes de la Philosophie de l’histoire, traduction abrégée de la Scienza nuova, parurent en 1827, et furent reproduits en 1835 avec d’autres opuscules traduits ou analysés, de manière à nous faire apprécier l’œuvre complète de l’ingénieux Napolitain. Cette publication méritait le bienveillant accueil qu’elle a obtenu. Quel que soit le jugement qu’on porte sur le système de Vico, on ne peut méconnaître en lui les nobles caractères du génie. Jusque dans ses moindres écrits, dans sa correspondance, on sent l’homme parfaitement maître de la pensée qu’il veut produire, indice infaillible de supériorité. Sa Biographie, écrite par lui-même avec un charme de naïveté que l’habile traducteur a conservé, nous fait suivre avec un respectueux intérêt, le développement d’une belle intelligence. Dans la Science nouvelle, il y a un luxe de savoir, un rayonnement d’idées dont le premier effet est une sorte d’éblouissement. Il faut surtout remercier Vico d’avoir un des premiers signalé les applications possibles de la philologie à l’histoire, et d’avoir fait jaillir un nouvel ordre de démonstrations de l’analyse des mots et de la comparaison des idiomes. Mais, après avoir énuméré les titres incontestables de Vico, qu’il nous soit permis d’énoncer un grief que nous avons contre lui. Nous avons à lui reprocher le tort qu’il a fait à M. Michelet.

La doctrine historique qui ressort de la Scienza nuova est généralement connue. On sait que, pour Vico, les sociétés humaines obéissent dans leur développement à une loi fatale et régulière, comme celle qui détermine chez l’homme pris isolément les phases diverses de la vie. Dans cette hypothèse, chaque société porte en elle un principe de vitalité qui lui est propre, de sorte qu’elle grandit par ses propres forces et indépendamment des autres civilisations. L’instinct de la sociabilité fait sortir les hommes de la sauvagerie, et commence leur existence nationale. D’abord la superstition les courbe sous le despotisme religieux ; c’est l’âge divin ou théocratique. Les guerriers rejettent le joug des prêtres, révolution qui coïncide avec l’âge féodal. Le troupeau des cliens et des esclaves croît en nombre à mesure que l’aristocratie s’épuise ; ils osent revendiquer des droits civils, et, à force d’empiétemens, ils font prévaloir le régime démocratique. Bientôt, embarrassé de sa souveraineté, le peuple se donne un chef, et la tyrannie commence ; mais le monarque, pour dominer plus sûrement ses sujets, les livre systématiquement à la corruption : le peuple se dégrade et dépérit ; le corps national, ayant enfin perdu toute vitalité, tombe en dissolution. Quand une société a traversé toutes ces phases, elle disparaît ; une société nouvelle lui succède. Ainsi, l’humanité doit tourner éternellement dans un cercle sans issue, et déjà, selon Vico, elle a fourni deux évolutions de ce genre : la première dans le monde ancien, dont la société romaine est le type le plus parfait ; la seconde, qui a pour point de départ la rénovation déterminée par le débordement des races barbares, et n’est pas encore épuisée. L’Europe, arrivée à l’âge humain, se débat inutilement sur la pente fatale qui la précipite vers le néant ; mais la mort engendrera la vie, et le genre humain sortira une troisième fois de la sauvagerie pour recommencer une nouvelle existence. Telle est, au fond, cette science nouvelle qui constitue, suivant son auteur, « une démonstration historique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels cette Providence a gouverné à l’insu des hommes, et souvent malgré eux, la grande cité du genre humain. » On serait mal venu à contester la valeur personnelle de Vico et les ressources immenses de son esprit ; mais la plus grande preuve de génie qu’il ait pu faire a été de donner crédit à une doctrine aussi évidemment erronée que la sienne. Il nous serait trop facile aujourd’hui d’ébranler, par des critiques de détail, les généralités d’un système combiné à une époque où la science historique était insuffisante. Nous voulons seulement constater l’influence que Vico a exercée sur la vive et mobile intelligence de son traducteur.

La conception de Vico implique le fatalisme, et c’est là son grand vice. Ce roulement mécanique des sociétés annule évidemment la liberté morale, l’action de l’individu sur sa destinée. Dans un monde ainsi fait, il n’y a plus d’éclairs de génie, d’efforts sublimes de la volonté. Les révolutions politiques sont des crises nécessaires, et, pour ainsi dire, des phénomènes de croissance ; les belles conceptions qui élèvent l’esprit public, les merveilleuses découvertes qui enrichissent un pays ne sont plus que des œuvres anonymes produites par la collaboration d’un peuple entier. En conséquence, les grands hommes étant inutiles, on les supprime. Quand leur figure se dessine vaguement dans les lointains obscurs, on en fait des mythes, des êtres symboliques qui résument une époque : l’existence de ces grands hommes est-elle avérée, on les rapetisse à dessein, en les présentant moins comme les auteurs que comme les produits de la civilisation. M. Michelet, dans la première ferveur du prosélytisme, a formulé naïvement ces principes en vantant leur fécondité. « Le mot de la Science nouvelle, a-t-il dit, est celui-ci : L’humanité est son œuvre à elle-même. L’humanité est divine ; mais il n’y a pas d’hommes divins. Ces héros mythiques, ces Hercule, ces Lycurgue, ces Romulus, sont les créations de la pensée des peuples, etc… Les peuples restaient prosternés devant ces gigantesques ombres ; le philosophe les relève et leur dit : Ce que vous adorez, c’est vous-mêmes ; ce sont vos propres conceptions. » M. Michelet écrivait ces lignes à un âge où on ne sait pas encore s’arrêter sur la pente d’une idée, et il ajoutait que l’humanité avait eu tort jusque-là d’attribuer ses progrès aux hasards du génie individuel ; qu’en rapportant les révolutions de la politique, de la religion, de l’art, à l’inexplicable supériorité de quelques hommes, on faisait de l’histoire un spectacle infécond, une fantasmagorie incompréhensible.

N’est-ce pas un principe bien faux et bien malencontreux pour un historien que cette négation du génie individuel ? Les révolutions conduites par des mains puissantes, les œuvres d’art qui font époque, correspondent sans doute aux vagues besoins sentis par la foule ; c’est précisément parce que certains hommes comprennent et résument leur siècle, c’est parce qu’ils débrouillent le chaos des sentimens et des idées, qu’ils sont de grands hommes : ils ne font pas tout à eux seuls ; sans eux, rien ne se ferait. Dans l’idée que nous avons aujourd’hui de Napoléon, dans l’œuvre gigantesque que lui attribue la reconnaissance nationale, tout ne lui appartient pas littéralement. Autour de l’empereur, il y avait l’escorte des Lannes et des Murat, des Gaudin et des Daru, vaillans champions, zélés bureaucrates, qui ont figuré dignement dans le grand ensemble ; une foule d’hommes tirés du néant et bien employés ont acquis une valeur personnelle qu’il serait injuste et ridicule de contester. Pourtant, supprimez le jeune Corse, et vous verrez, à cinq ou six exceptions près, vous verrez le cortége bariolé des sénateurs, des généraux, des préfets et des diplomates, disparaître comme par magie, et se perdre dans les rangs obscurs des sergens et des procureurs. Les plus tristes jours dans la vie des peuples sont ceux où l’action des hommes vraiment supérieurs se fait le moins sentir ; et, pour preuve, ne pourrait-on pas citer l’époque présente ? On remarque aujourd’hui un grand mouvement d’idées, une émulation opiniâtre, une rare diffusion de connaissances ; il y a peu de spécialités qui ne possèdent des hommes éminens ; néanmoins avouons-le, de ce concert d’efforts, de tant de voix graves ou éclatantes, il ne résulte qu’un bruissement confus et sans portée. On est fatigué, et on en convient ; l’éloge est une monnaie que chacun donne ou reçoit ; mais qui n’enrichit personne ; on ne sait quel frisson de malaise traverse tous les enthousiasmes, on parle beaucoup de l’avenir, et on doute du lendemain. Que lui manque-t-il donc, à cette époque fière et souffreteuse, si ennuyée de ses progrès, si mesquine dans son opulence ? N’est-ce pas qu’il y a faute aujourd’hui d’individualités fortes, d’esprits fermes et résistans ? N’est-ce pas qu’il nous faudrait surtout quelqu’une de ces intelligences souveraines dont la foule n’ose pas récuser la domination ?

Pour M. Michelet, Vico fut un révélateur. Les pages qu’il lui a consacrées dans ses premiers ouvrages sont moins une adhésion motivée que des actes de foi. « Tous les géans de la critique, disait-il en 1831, dans la préface de son Histoire romaine, tiennent déjà, et à l’aise, dans ce petit pandœmonium de la Scienza nuova. » Malheureusement il y avait en germe, dans ce même pandœmonium, tous les défauts qui ont long-temps faussé l’essor d’un talent remarquable. Ce fatalisme qui explique toujours les faits par une nécessité providentielle, l’amoindrissement systématique des grands hommes au profit des masses, la transformation des individus en mythes et des faits en symboles, l’audacieuse interprétation, les vagues généralités, sont autant d’habitudes contractées à l’école de Vico. Ces premières impressions sont pour M. Michelet une fatalité contre laquelle nous devons le voir long-temps se débattre. Dans sa première période, il éprouve un embarras visible pour concilier les faits avec ses idées préconçues ; il ne cesse de tourmenter sa théorie pour l’élargir suffisamment. Il faut qu’il arrive à cette époque où les documens deviennent abondans et formels pour être désabusé, sinon complètement affranchi, et pour s’en tenir à ce qu’il appelle aujourd’hui sa vraie méthode, c’est-à-dire à la vérification des actes par les chroniques, des chroniques par les monumens et les pièces officielles. L’idéalisation téméraire, quand elle reparaît, n’est plus alors qu’une habitude de jeunesse qui perd chaque jour de son empire, et laisse entrevoir une période de parfaite et vigoureuse indépendance. Cette évolution d’idées chez un artiste est si naturelle, qu’il semble peu généreux de revenir avec sévérité sur les débuts de M. Michelet. Mais ses premiers ouvrages ont eu un retentissement qui n’est pas épuisé ; les défauts de cet écrivain, comme les vices brillans des hommes de distinction, ont assez de prestige pour trouver long-temps des imitateurs. Il n’est donc pas inutile de signaler ces défauts, ce que nous pouvons faire d’ailleurs avec d’autant plus de liberté que nous aurons occasion d’applaudir souvent l’historien, en l’étudiant dans la voie plus solide où il est entré.

Pendant les jours fiévreux qui suivirent la révolution de 1830, on croyait assez généralement que la réforme politique devait être courronnée par une résurrection littéraire. Les circonstances étaient on ne peut plus favorables pour mettre en crédit une philosophie de l’histoire. Le fiat lux de M. Michelet fut son Introduction à l’Histoire universelle, qui porte la date des premiers mois de 1831. Dans la disposition générale des esprits, les axiomes du philosophe italien n’étaient pas de mise. Quel moyen de faire comprendre à des vainqueurs, tout fiers encore du grand coup qu’ils viennent de frapper, que chaque révolution est une crise fatale qui rapproche le retour inévitable de la sauvagerie ? Il y eut nécessité de rajeunir un peu la Science nouvelle. M. Michelet se rapprocha donc des idéalistes allemands, qui, selon lui, continuent et complètent Vico. La première phrase de son livre donne la formule d’un système nouveau. « Avec le monde, dit-il, a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant : celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. L’histoire n’est pas autre chose que le récit de cette interminable lutte. » À ceux qui auraient pu demander ce que c’est que la fatalité, l’auteur répondait dans une note que « la fatalité est tout ce qui fait obstacle à la liberté. »

Lorsqu’en un moment d’oublieuse indolence, on laisse égarer dans les nuages son regard et sa pensée, on s’étonne des merveilles qu’on y découvre ; mais qu’au sortir de la vague rêverie, on jette sur ce monde enchanté un coup d’œil vif et lucide, plus de châteaux lumineux, ni de groupes fantastiques : de ce spectacle dont on était ravi, il ne reste plus qu’un éblouissement, et le regret du temps perdu. N’en est-il pas de même de presque tous ces systèmes qui séduisent à première vue, parce qu’ils admettent, en raison de leur élasticité, le luxe du savoir, la pompe des mots et toute la féerie du talent, mais qui, après tout, ne soutiendraient pas pendant une heure l’examen d’un homme possédant l’humble science des faits ? Suivant Hegel et ses adeptes, l’histoire du monde est la manifestation successive de cette force diffuse que les panthéistes appellent la raison divine. Chaque civilisation est le développement d’une idée particulière de cette raison suprême. L’idée, dont chaque peuple devient l’expression vivante, est une sorte d’ame qui anime le corps social dans toutes ses parties ; l’idée étant épuisée, l’ame s’évanouit, le corps meurt. Suivant cette conception, Dieu, l’homme et la nature ne forment qu’un tout dont chaque partie est nécessaire aux autres, et les phénomènes naturels et historiques ne sont plus que des évolutions de la substance infinie. Quatre idées de la raison divine ont produit les quatre grandes civilisations : le monde oriental, dans lequel la substance, comme si elle n’avait pas encore conscience d’elle-même, sommeille dans sa mystérieuse immobilité ; le monde grec, qui représente au contraire la variété, le mouvement, l’examen, le dégagement de l’esprit échappant à la matière ; le monde romain, qui, recevant dans son sein le génie étrusque et le génie grec, l’Orient et l’Occident, a pour principe d’existence l’antagonisme de l’immobilité et du mouvement, la lutte de la nécessité et de la liberté ; le monde germanique ou moderne, qui est destiné à voir le glorieux triomphe de la raison universelle, commençant enfin à se comprendre elle-même. La plus remarquable tentative pour ajuster les faits à l’idéalisme de Hegel est l’Histoire du droit de succession, de Gans[1], qui a prétendu expliquer comment l’idée particulière à chaque peuple, le principe divin de chaque civilisation a modifié la transmission de la propriété. Nous trouvons dans un des ouvrages de M. Michelet[2] un fragment de Gans qui nous paraît le beau idéal de l’histoire idéalisée ; c’est une série d’aphorismes qui résument l’histoire romaine, et dont on nous pardonnera de citer quelques lignes. « Le monde romain, dit l’auteur allemand, est le monde où combattent le fini et l’infini, la généralité abstraite et la personnalité libre. Patriciens, côté de la religion et de l’infini ; plébéiens, côté du fini. Tout infini forcé d’être en contact avec le fini, et qui ne le reconnaît et ne le contient pas, n’est qu’un mauvais infini, fini lui-même. » Après un enchaînement d’axiomes semblables (il y en a trois pages), qui idéalisent toutes les phases de la période républicaine, on arrive à ce dénouement : « Le peuple vainqueur, le fini, force le mauvais infini, le patricien, à reconnaître qu’il n’est luimême que fini. » C’est-à-dire qu’à la république succède le gouvernement impérial, qui abolit les priviléges et fait prévaloir le principe de la liberté individuelle. Alors enfin « tous les finis reposent à côté l’un de l’autre ; privés d’importance et d’objet en cessant de se combattre, ils retombent dans l’égalité. »

Loin de nous la prétention d’avoir sondé les profondeurs où les hegéliens se sont placés ; nous avons voulu seulement indiquer la parenté du système allemand avec celui de M. Michelet. Or, au premier aperçu, la conception de M. Michelet est plus sympathique. On sent qu’il a eu à cœur d’atténuer le fatalisme panthéistique de Hegel, et ce travail d’épuration est méritoire. A-t-il réussi ? Nous ne le croyons pas. Cette lutte héroïque de la liberté contre la fatalité est, suivant M. Michelet, le triomphe progressif du moi, l’affranchissement des obstacles que le climat, les races et toutes les fatalités naturelles opposent à la liberté politique et morale des individus. « Au point de départ, dans l’Inde, au berceau des races et des religions, l’homme est courbé sous la toute-puissance de la nature. » Accablé par ces influences extérieures, l’homme n’essaie pas même de lutter, il se repose dans une patiente et fière immobilité ; « ou bien encore il fuit dans l’Occident, et commence le long voyage de l’affranchissement progressif de la liberté humaine. » — « La Perse est le commencement de la liberté dans la fatalité, » ajoute l’auteur, qui a cru devoir souligner cet axiome, c’est-à-dire probablement que l’individu, en Perse, cherche à prendre possession de lui-même. Après quelques pérégrinations en Égypte et en Judée, le dogme immortel de la liberté pénètre en Europe, contrée naturellement favorable à l’émancipation du moi ; et pour le prouver, M. Michelet montre sur la carte le squelette de l’Europe qui se présente avec les proportions du corps humain : « Les péninsules que l’Europe projette au midi sont des bras tendus vers l’Afrique, tandis qu’au nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigoureux, de la Scandinavie et de l’Angleterre. Sa tête est à la France ; ses pieds plongent dans la féconde barbarie de l’Asie. » L’Europe étant donc une terre libre, l’humanité, fugitive de l’Asie, y combat pour sa liberté avec des chances de succès. « Le monde de la Grèce était un pur combat : combat contre l’Asie, combat dans la Grèce elle-même ; lutte des Ioniens et des Doriens, de Sparte et d’Athènes. La Grèce a deux cités, c’est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome enferme dans ses murs les deux cités, les deux races étrusque et latine, sacerdotale et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébéienne, la propriété foncière et la propriété mobilière, la stabilité et le progrès, la nature et la liberté. » Ici, comme dans les visions allemandes, la cité romaine nous apparaît comme un champ-clos où se rencontrent les deux idées, le génie servile de l’Asie et le génie libre de l’Europe. La victoire reste à celui-ci, qui a l’avantage de livrer bataille sur son terrain : la liberté humaine, dont la plus haute formule est le christianisme, se fortifie par l’assimilation successive des barbares germains ; toutefois ceux-ci, les derniers venus de l’Asie, ne dépouillent que difficilement la passivité de leurs instincts. La force matérielle, la chair, le principe de l’hérédité, qui triomphent encore dans l’organisation féodale, cèdent pourtant à la voix de l’Église, qui représente la parole, l’esprit, l’élection ; « le fils du serf peut mettre le pied sur la tête de Frédéric Barberousse. » Mais le pouvoir spirituel, abjurant son titre, s’abandonne au despotisme et invoque le secours de la force matérielle ; pour retenir les peuples sous le joug ; « alors se lève, contre la blanche aube du prêtre, un homme noir, un légiste qui oppose le droit au droit. » À l’ombre du pouvoir royal, le peuple grandit jusqu’au jour de l’émancipation ; « l’homme qui vivait sur la glèbe, à quatre pattes, s’est redressé avec un rire terrible. » C’en est fait ; « la liberté a vaincu, la justice a vaincu, le monde de la fatalité s’est écroulé… »

Nous n’irons pas plus loin. De semblables divagations, enjolivées par ce luxe d’images que notre public veut bien accepter comme la dernière expression du beau, peuvent fournir une heure d’agréable lecture ; mais si, réduites au simple trait, elles paraissent un peu ridicules, à qui faut-il s’en prendre ? Quoi ! le triomphe de l’énergie humaine n’est, pour vous, qu’une affaire de locomotion ! Les germes humains qui végètent sur tel globe produiront fatalement une moisson misérable sous l’atmosphère étouffante de l’Asie, luxuriante et féconde sous le ciel favorisé de l’Europe ! Ces nations orientales, immobilisées aujourd’hui par une cause qui nous échappe, n’ont-elles pas eu leurs périodes d’activité pendant lesquelles on a bâti les monstrueuses pyramides, les temples gigantesques, les palais qui sont de grandes villes ? D’où vient le changement ? Des climats ou des institutions ? S’il était nécessaire de montrer l’inconsistance de la théorie de M. Michelet, on le mettrait facilement en contradiction avec lui-même. Par exemple, après avoir établi que l’Europe est la seule terre où la liberté ait pu fleurir, il explique les révolutions de l’Europe moderne par la fatalité des races et la tyrannie des climats. L’Allemand, l’Italien, l’Anglais, subissent l’action de certaines causes extérieures qui déterminent l’aspect, les sentimens, les aptitudes de ces nations. Quant à la France, ayant absorbé et neutralisé les races l’une par l’autre, « ayant méridionalisé le nord et septentrionalisé le midi, » elle est devenue, pour son bonheur et pour sa gloire, « ce qu’il y a de moins simple, de moins naturel, de moins superficiel, c’est-à-dire de moins fatal, de plus humain, de plus libre dans le monde. »

Si ce nouveau discours sur l’histoire universelle a peu de valeur comme synthèse historique, il n’est pas sans prix comme déclamation littéraire. À son apparition, l’enflure dithyrambique de certains passages était justifiée par l’effervescence générale des esprits ; les pages qui caractérisent les populations et qui mettent en relief les accidens physiques, révélaient une riche imagination servie à souhait par une plume exercée ; l’érudition des notes était piquante ; quelques accens sympathiques trouvèrent des échos dans la foule ; en un mot le petit livre réussit, et eut les honneurs de la réimpression.

« Rome a été le nœud du drame immense dont la France dirige la péripétie. » Ces derniers mots de l’Introduction annonçaient des études sur Rome, comme préparation à de plus grands travaux sur l’histoire de France. En effet, M. Michelet ne tarda pas à faire paraître son Histoire romaine en deux volumes, qui embrassent toute la période républicaine. La tentative était légitime. Malgré l’immensité des travaux qu’elle a consacrés à l’antiquité latine, la France n’avait pas (elle n’a pas encore) le livre que prétendait lui donner M. Michelet. La plupart de nos historiens s’étaient contentés de produire une paraphrase plus ou moins élégante des textes classiques ; ils en avaient agi de la sorte, non par faiblesse d’esprit, mais par système. Ce qu’ils aimaient de l’antiquité, c’était sa littérature, et ils croyaient faire assez bien connaître le passé en reproduisant, comme de fidèles échos, les idées et le langage noblement accentué des hommes antiques. Telle fut la méthode de Rollin, et c’est pour cela même qu’il restera sympathique, malgré les progrès de l’archéologie. Quant aux partisans de la science exacte (Montesquieu excepté), ils n’avaient écrit que pour les érudits de profession, prudemment portés, en fait de style, à une mutuelle indulgence, et satisfaits dès qu’ils se comprennent entre eux. Chez nous, d’ailleurs, la critique scientifique, drapée dans sa modestie officielle, qui contraste avec la morgue de l’érudition allemande ; notre critique, ingénieuse, infatigable, mais travaillant sans ensemble, exhumant les faits un à un pour les ranger pieusement dans les mémoires d’une académie, comme de saints débris dans un reliquaire, n’avait jamais eu ce souffle inspiré, cette puissance d’incantation qui est nécessaire pour évoquer le génie des vieux âges. Marier l’art et la science, élever dans un noble récit la critique jusqu’à la poésie, n’était-ce pas un de ces plans qui exaltent tout d’abord les natures généreuses ? M. Michelet se lança héroïquement dans l’entreprise. Sa préface est un fier manifeste : « Les quatre premiers siècles de Rome, dit-il, n’occuperont pas dans mon livre deux cents pages. Pour cette période, l’Italie (c’est-à-dire Vico) a donné l’idée ; l’Allemagne (personnifiée en Niebuhr), la sève et la vie. Que reste-t-il à la France ? La méthode peut-être et l’exposition. Pour les deux siècles qui s’écoulent depuis la seconde guerre punique jusqu’à la fin de la république, tout est à faire. » Ainsi, M. Michelet promet le mot définitif de la vieille polémique relative aux temps incertains, et le premier mot de l’histoire positive, dont les élémens, assez abondans, ont été incompris jusqu’à lui.

En citant seulement, comme précurseurs du sceptique Niebuhr, le Suisse Glareanus, le Hollandais Perizonius, le Français Beaufort et Vico l’universel, M. Michelet pourrait faire croire que ces critiques ont seuls mis en doute la première période des annales romaines. Il est probable que les plus dévots admirateurs des anciens n’ont pas accepté comme articles de foi les prodiges et les impossibilités embellis par Tive-Live. À Rome même, au temps d’Auguste, l’origine de la ville était matière à discussion parmi les érudits ; chacun d’eux poussait son héros en dépit de Romulus, le fondateur officiel. Pour les modernes, il reste donc seulement à établir quel degré de confiance doit être accordé aux documens qui concernent les temps écoulés jusqu’à l’incendie de Rome par les Gaulois. Le problème ramené à ces termes a été débattu, à plusieurs reprises, notamment, du temps de Gérard Vossius, dans les universités hollandaises, et, au siècle dernier, dans notre Académie des Inscriptions. Les uns ont soutenu avec assez de vraisemblance que les Romains ont pu conserver les élémens d’une histoire nationale, malgré la subversion de leur ville ; d’autres ont affirmé que la chaîne des traditions a été rompue sans ressources, et que la première partie des annales de Tite-Live n’est qu’un roman, agencé de manière à flatter l’orgueil du peuple-roi. De nos jours, Niebuhr a renouvelé et fait prévaloir cette seconde thèse, qui le débarrassait des entraves de la lettre écrite et ouvrait carrière à son imagination aventureuse. L’originalité de l’historien allemand consiste à dire que Tite-Live a recueilli et paraphrasé d’anciens chants héroïques ; poésies primitives, conservées traditionnellement dans les grandes familles dont elles étaient les titres de noblesse, comme ailleurs les chants des bardes, les Niebelungen de l’Allemagne, les épopées chevaleresques de la France, le Romancero de l’Espagne. Les traditions consacrées ont donc un fonds de vérité dont Niebuhr s’empare pour semer ses fécondes hypothèses. M. Michelet a cru devoir enchérir sur Niebuhr. Pour lui, les chants romains ne sont pas héroïques, mais symboliques ; au lieu de célébrer des héros agrandis et poétisés par l’imagination des peuples, ils sont une idéalisation savante des grands évènemens.

Mettons-nous donc au point de vue de M. Michelet pour mieux apprécier sa théorie.

Romulus est le type de l’héroïsme romain, principe de la cité. Né d’un dieu (Mavors) et d’une vestale, il réunit l’esprit du Mars italien et l’esprit de la Vesta orientale, mystérieuse personnification d’une aristocratie hiérarchique. Dans ce héros symbolique coexistent déjà les patriciens et les plébéiens ; c’est pourquoi Romulus est présenté comme double, car Rémus et Romulus ne sont que deux formes d’un même mot, et la fraternité de ces personnages n’est que grammaticale. Cette dualité fictive exprime les deux élémens discordans de l’idée romaine. Romulus tue Rémus pour rétablir l’unité que celui-ci a voulu rompre en franchissant d’un bond le rempart, c’est-à-dire en forçant l’enceinte de la cité pour y faire prédominer l’élément qu’il représente. Dans l’histoire de ce Romulus, proscrit avant de naître et assassiné par les sénateurs, on entrevoit une première période pendant laquelle domine l’élément plébéien ou italique ; mais ensuite la pensée orientale, ou, si l’on veut, l’influence sacerdotale et aristocratique redevient prédominante : ce qui est exprimé symboliquement par le règne de Numa Pompilius, vieillard austère, idéal du patricien, organisateur et conservateur. Sous Tullus Hostilius, le combat classique des Horaces et des Curiaces n’est qu’une variante du combat de Rémus et de Romulus ; seulement, le nombre des combattans est multiplié par trois en mémoire des trois tribus romaines. De même que Romulus et Rémus sont deux formes du même mot, Horace doit être une forme de Curiace : Curiatius (à curià sorti de la curie) veut dire noble, patricien. Les règnes de Tarquin-l’Ancien et de Tarquin-le-Superbe, quoique séparés par celui du législateur Servius, font pressentir une même crise, la domination passagère des Étrusques, racontée de deux manières différentes. L’étranger Servius (fils de l’esclave), qui règne à son tour et constitue politiquement la cité romaine en appelant tous les citoyens au pouvoir en raison de leurs richesses, Servius indique une révolution démocratique, et dans la fille de ce roi vénérable, dans cette horrible Tullia qui fait passer son char sur le corps de son père, il faut voir une partie des plébéiens, qui, quoique élevés à la vie politique par les institutions nouvelles, appellent les Tarquiniens étrusques à Rome, et s’unissent à eux pour tuer la liberté publique.

Les récits de Tite-Live ayant été ainsi quintessenciés, il en reste une somme d’idées abstraites dont M. Michelet s’empare, et dont il se sert comme d’une seconde vue, pour voir dans la nuit des temps. Abordant enfin l’histoire probable de Rome, il fait de cette ville une cité pélasgo-étrusque, envahie et subjuguée par les montagnards sabins, héroïques brigands qui perpétuent long-temps leur race par des enlèvemens périodiques de femmes, d’esclaves, de bestiaux et de moissons. « Les anciens habitans de Rome, soumis par les Sabins, mais sans cesse fortifiés par les étrangers qui se réfugiaient dans le grand asile, durent se relever peu à peu. Ils eurent un chef lorsqu’un Lucumon de Tarquinies (Tarquin-l’Ancien) vint s’établir parmi eux. » Mais l’aristocratie étrusque est elle-même ébranlée. Le client d’un noble de l’Étrurie, ce Mastarna à qui les Romains ont donné le nom symbolique de Servius, s’empare du pouvoir à Rome, et fait prévaloir l’influence populaire. Au sein de la cité romaine, trois partis sont en présence : celui des plébéiens latins, qui forment le fond de la population, celui des dominateurs étrusques originaires de Tarquinies, et celui de la noblesse sabine, qui représente la caste militaire. La révolution fatale aux Tarquiniens tourne au profit des Sabins, qui s’affermissent en constituant vigoureusement le patriciat. Alors commence, avec la période consulaire, la conquête lente et successive des droits arrachés par le peuple à l’aristocratie.

Rien de plus ingénieux, de plus séduisant que de telles hypothèses, surtout lorsqu’elles sont présentées avec un rare talent d’exposition. Il n’y a qu’un malheur : c’est que l’histoire ainsi faite échappe à toute vérification sérieuse. La critique isolée doit se récuser humblement. Si l’on tenait à savoir jusqu’à quel point cette vision apocalyptique est conciliable avec les textes, les monumens et les probabilités, il faudrait pouvoir emprunter des moyens de contrôle à tous les ordres de connaissances ; il faudrait un congrès scientifique présidé par un savant à l’esprit sain et inflexible, par un Fréret ou un Letronne. Nous hasarderons une seule objection. Il nous semble qu’une symbolisation systématique, embrassant comme une vaste épopée les annales de plusieurs siècles, ne peut pas être l’effet du hasard. Nous la concevons dans une théocratie comme celles de l’Orient, et sous l’influence d’une civilisation déjà avancée ; mais, dans le Latium, les ministres de la religion étaient les chefs des grandes familles, des guerriers pillards, de rudes agriculteurs, assez éloignés de cette disposition d’esprit qui fait éclore l’abstraction. Que les Romains des siècles éclairés eussent perdu le sens des anciens symboles, on le conçoit ; mais qu’ils eussent ignoré que leurs ancêtres fussent dans l’habitude de symboliser, voilà ce qui est peu croyable. Notre défiance augmente quand nous voyons l’auteur découvrir des symboles au milieu des époques les plus prosaïques. Dans la dernière scène de son livre, la mort de la belle Cléopâtre, l’aspic classique devient un symbole mystérieux et profond. « Le mythe oriental du serpent, que nous trouvons déjà dans les plus vieilles traditions de l’Asie, reparaît ainsi à son dernier âge. L’aspic qui tue et délivre Cléopâtre ferme la longue domination du vieux dragon oriental. Ce monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pur dans le christianisme, dans le mahométisme, qui se partageront l’Europe et l’Asie. » Une page d’un autre ouvrage[3], qui doit avoir été écrite vers la même époque, offre un exemple non moins piquant de l’étrange préoccupation où se trouvait alors M. Michelet. « Le fameux Attila, dit-il, apparaît dans les traditions moins comme un personnage historique que comme un mythe vague et terrible, symbole et souvenir d’une destruction immense ; » et plus loin il ajoute avec une sorte de désappointement « On douterait qu’il eût existé comme homme, si tous les auteurs du Ve siècle ne s’accordaient là-dessus, si Priscus ne nous disait avec terreur qu’il l’a vu en face. »

En résumé, pour la partie obscure des annales de Rome, quelle que soit la valeur réelle des diverses conjectures que nous venons de rapporter, nous avouerons qu’elles ont un air de vraisemblance qui les recommande aux esprits attentifs, et qu’il n’est plus possible d’étudier l’histoire romaine sans se mettre au point de vue de Niebuhr et sans prendre en considération les travaux de M. Michelet. Quant aux derniers siècles de la république, dont l’histoire a été transmise par des témoins contemporains, nous ne savons pas en quel sens M. Michelet a pu dire que tout restait à faire. Nous croyons qu’il s’abuse s’il pense avoir compris le premier le sens des textes et la portée des évènemens. La décadence du patriciat, la formation d’une aristocratie financière, la politique du sénat, l’avidité de la bourgeoisie équestre, l’exaspération de la plèbe, la corruption contagieuse, le jeu perfide des institutions, ont été dépeints par plusieurs auteurs, et surtout par les historiens du droit romain. Pour être original, il eût fallu ne pas s’en tenir à une amplification du fameux passage d’Appien sur les envahissemens des grands propriétaires, et faire pénétrer les lumières de la science moderne dans le mécanisme économique de cette société d’agioteurs dont tous les mouvemens politiques peuvent être expliqués par des calculs d’intérêt. Au contraire, nous adhérerons volontiers à l’opinion que M. Michelet a portée sur son œuvre, s’il a voulu dire qu’aucun écrivain français avant lui n’avait présenté les grands drames de l’histoire romaine avec cette entente de la mise en scène, cette vivacité de coloris, cette poésie diffuse, qui saisissent le lecteur par l’imagination et le jettent dans une sorte d’enivrement dont s’alarment les esprits sévères.

On serait tenté de croire que l’auteur de l’Histoire romaine attribua le succès de son livre moins aux séductions de son talent, qu’à la vertu de sa philosophie historique. À la veille d’aborder l’histoire de France, nous le trouvons plus que jamais pénétré de ses théories sur le développement des nations. Vico avait affirmé que la jurisprudence, à l’origine d’un peuple, est toute poétique, et que le droit romain, dans son premier âge, fut un poème sérieux. Combinant ce principe avec l’idéalisme allemand, M. Michelet pensa que le caractère national de chaque peuple, que l’idée essentielle à son existence devait se traduire symboliquement dans ses coutumes primitives, ses actes juridiques, son cérémonial officiel. De ce point de vue, la vie d’un peuple apparaît comme un drame continuel, une métaphore en relief et mouvante, qui perd de sa poésie à mesure que le rationalisme fait des progrès au sein de la société, et qui déchoit jusqu’à la réalité prosaïque, de même qu’en littérature la grande épopée, miroir d’un peuple, aboutit, à force de s’amoindrir, au pamphlet individuel. S’il en était ainsi, comparer les nuances diverses de ces poèmes, ce serait un moyen de pénétrer le mot de chaque nationalité. Probablement M. Michelet ne douta pas que cette expérience ne fût une excellente préparation à ses études sur la France, et il se jeta dans un ordre de recherches dont les résultats furent un livre curieux et bizarre : les Origines du droit français, cherchées dans les symboles et les formules du droit universel ; ouvrage publié seulement en 1837, mais dont l’idée et la composition découlent évidemment des premières préoccupations de l’auteur.

La gesticulation n’est en général qu’un langage symbolique. Nous symbolisons à notre insu, lorsque nous pressons la main d’un ami en signe d’effusion. Ce moyen d’expression, qui supplée à l’insuffisance de la langue parlée, est plus ordinaire aux enfans qu’aux hommes faits, aux êtres incultes qu’aux esprits exercés. De même, dans l’enfance des sociétés et avant l’usage de l’écriture, il faut une langue particulière pour perpétuer le souvenir des actes civils, qui sont les transactions d’homme à homme, et des actes religieux, qui sont les transactions de l’homme avec Dieu. Cette langue n’est pas autre chose qu’un cérémonial saisissant ; c’est pour ainsi dire une écriture hiéroglyphique dont les signes sont réels et animés, à défaut d’une écriture usuelle et grammaticale. Chez les anciens Romains, ce symbolisme juridique donnait lieu à une pantomime très expressive, qui devait accompagner les actes de la vie publique. Le peu de paroles qu’on y prononçait étaient soumises à un rhythme sacramentel et à des formules mystérieuses. Ces formalités étaient appelées actus legitimi, parce que les transactions n’étaient réputées légitimes que lorsque les actes avaient été religieusement accomplis. Citons quelques exemples de ce symbolisme juridique. « Stipuler (de stipula, fétu), c’est lever de terre une paille, puis la rejeter à terre en disant : Par cette paille j’abandonne tout droit, et ainsi doit faire l’autre, lequel prendra la paille et la conservera. » La scène du bâton blanc ou déguerpissement (abandon des biens) pour cause d’insolvabilité était d’origine romaine, et elle passa dans le droit germanique sous le nom de chrenechrude. Le débiteur dépossédé devait partir avec un bâton blanc à la main, et telle est l’origine du proverbe qu’on applique encore à ceux qui restent dans un complet dénuement. Les investitures féodales, par l’épée, par l’anneau ou par la crosse, avaient une signification mystique. Enfin les exemples de ce genre, applicables à tous les actes authentiques, sont tellement nombreux que M. Michelet a pu en former un volume très gros, en s’excusant d’avoir été extrêmement incomplet.

Les actes légitimes ont-ils la portée philosophique qui leur est attribuée ? Sont-ils un sûr indice du génie des peuples ? L’oracle de M. Michelet, Vico, n’hésite pas à l’affirmer. Habitué à comparer le développement des nations à la croissance physique des individus, il considère le symbolisme primitif en droit, en religion et en histoire, comme la gesticulation enfantine qui précède le langage. Les plaideurs du forum n’eussent-ils pas été un peu surpris d’apprendre qu’ils faisaient de la poésie naturelle en jouant ce qu’ils appelaient avec dédain les vieilles comédies juridiques, antiqui juris fabulas ? Pour eux, les actus legitimi n’étaient qu’une complication de cérémonies mystérieuses imaginées par les patriciens pour se rendre indispensables à leurs cliens plébéiens et conserver le monopole de la justice. Les historiens, d’accord avec les jurisconsultes, le disent formellement : obligés de donner au peuple des lois écrites, les nobles s’appliquèrent du moins à embrouiller la procédure en la combinant avec les formules sacramentelles et les pratiques du culte dont le sens et l’usage étaient encore le secret de leur ordre. Ce fut seulement au Ve siècle de Rome qu’un affranchi nommé Flavius, secrétaire d’un des membres de la grande famille Appienne, déroba à son patron une interprétation des mystères juridiques, et la rendit publique. Cette révélation, qui concilia au scribe infidèle la faveur de la plèbe, fut pour la cité un évènement dont Tite-Live consacra le souvenir. Dans la crainte de tomber sous ce droit commun, les patriciens entreprirent de modifier les anciennes formules, et ils allèrent jusqu’à imaginer des signes particuliers, un chiffre de convention pour noter les variantes. Mais un jurisconsulte célèbre, Sextus Ælius Catus, ne tarda pas à vulgariser les secrets nouveaux de l’aristocratie. La pantomime judiciaire, quoique déconsidérée, ne tomba pas complètement en désuétude ; elle resta dans la procédure romaine, de même que nous conservons dans nos contrats le style officiel et suranné du vieux droit français. Or, s’il nous était permis, comme à M. Michelet, de nous livrer aux conjectures, ne pourrions-nous pas dire que la législation primitive, celle qui ressortait des Douze Tables, fut le fond du code rural observé dans les cantons ; que ce droit des propriétaires campagnards se répandit dans toutes les dépendances de l’empire, avec les rits et formules traditionnelles qui étaient encore en vigueur sous Constantin ? N’est-il pas probable, comme l’ont affirmé de savans jurisconsultes, que les barbares, en se substituant aux propriétaires romains, ont conservé en grande partie les usages de la propriété romaine, et que ces usages, diversement modifiés, ont formé le droit coutumier de l’Occident ; qu’ainsi beaucoup d’actes symboliques, présentés aujourd’hui comme une floraison de poésie locale, pourraient bien n’avoir été qu’une réminiscence confuse des formalités de Rome ancienne ?

Les suppositions qui précèdent n’ont pas pour but de refuser aux peuples incultes une tendance à la symbolisation. Nous avons voulu montrer seulement à quelles erreurs s’expose l’historien qui prétend discerner, d’après de tels indices, l’idée dominante de chaque nationalité, l’esprit de chaque législation. Ce que M. Michelet dit de la France confirme nos doutes. Étonné de trouver peu de formules poétiques dans notre antiquité, il se demande tristement si la France aurait eu à son origine indigence de poésie, si elle aurait commencé son droit par la prose. Sa conclusion, fort juste, mais en opposition avec les principes de Vico, est que la France, étant un mélange de peuples, n’a pu conserver ses formules juridiques aussi fidèlement que les races primitives : il ajoute que, la fusion des peuples qui ont constitué la nation française ayant été opérée sous l’influence du spiritualisme chrétien, le génie populaire s’est réfugié dans la religion et a donné aux rituels de l’église française des formules de la plus haute poésie. Quant au droit français proprement dit, il est devenu anti-symbolique parce que la justice, ayant cessé de s’adresser à l’imagination des peuples pour parler à leur intelligence, a remplacé le langage matériel des symboles par des principes abstraits puisés dans les lois divines et naturelles.

Ces considérations, parfois ingénieuses, ont le tort de ne pas tenir ce qu’elles promettent : elles éclairent à peine les origines du droit français. D’ailleurs, le préambule, qui résume la pensée scientifique de l’ouvrage, est d’une lecture fatigante. Il eût été habile de corriger la subtilité de la matière par la gravité du langage. L’auteur au contraire, dans l’espoir de caractériser le génie poétique des nations, s’est mis en grands frais de poésie ; perdue dans une ébullition de mots, son idée semble se vaporiser et devenir insaisissable. Nous serions étonné que les Origines du droit français eussent ajouté à la réputation de M. Michelet. Cependant, à ne considérer son livre que comme une œuvre d’érudition, un recueil de singularités curieuses, il acquiert une certaine importance. Malgré les emprunts faits au Traité des formules romaines du savant Brisson, et aux Antiquités du droit allemand de Grimm, ce qui appartient en propre à M. Michelet est le résultat d’une immense lecture et l’indice de cette curiosité passionnée qui caractérise l’historien. Cette série de petits drames rapportés à toutes les circonstances de la vie humaine, et dont les élémens sont pris dans les chroniques, les lois et coutumes, les liturgies, le blason, le cérémonial civil, guerrier ou judiciaire, constitue une biographie piquante de l’homme social. Nous ajouterons que la fortune du livre n’eût pas été douteuse, s’il eût été connu des peintres ou des romanciers qui exploitent les effets pittoresques : ils y eussent trouvé de la couleur locale broyée très finement, et applicable à toutes les situations dramatiques.

Un caractère très remarquable dans les écrits de M. Michelet, c’est la bonne foi. Que ses impressions soient variables, il se peut : du moins elles sont toujours sincères, et, s’il rencontre l’erreur, c’est qu’il fait fausse route en cherchant le vrai. De 1828 à 1835, le consciencieux disciple de Vico éprouve le besoin de vérifier un des axiomes fondamentaux de la science nouvelle. Il importait d’apprécier sans illusion l’action réciproque du génie individuel sur la foule, et de la foule sur le génie individuel ; de voir si les grands hommes ont le droit souverain de l’initiative, ou s’ils ne sont que les éditeurs privilégiés de l’œuvre populaire. Pour que l’expérience fût décisive, il fallait « choisir un homme qui eût été homme à la plus haute puissance, un individu qui fût à la fois une personne réelle et une idée, un homme de pensée et d’action, dont la vie fût connue tout entière et dans le plus grand détail. » M. Michelet expérimenta sur le géant du XVIe siècle, ce Samson aveuglé qui, en renversant les piliers du temple, s’écrasa lui-même sous les décombres. Des lectures de plusieurs années eurent pour résultat deux volumes publiés en 1835, sous ce titre : Mémoires de Luther. Si le réformateur n’a pas laissé de mémoires, il en a du moins préparé les élémens ; ils sont répandus dans ses écrits polémiques, dans sa volumineuse correspondance, et surtout dans ces bulletins journaliers où les disciples consignaient pieusement toutes les paroles du maître, depuis les saillies lumineuses jusqu’aux propos insignifians. M. Michelet a rassemblé, traduit, coordonné tous les passages dignes d’attention ; il n’a ajouté que ce qui était strictement nécessaire pour cimenter les matériaux. C’est Luther qui parle et se dévoile lui-même : « confessions négligées, éparses, involontaires, et d’autant plus vraies. » Au point de vue littéraire, le procédé de l’éditeur a soulevé quelques critiques. On a trouvé bizarre que, parmi les citations de Luther, les unes fussent enchâssées de façon à former le fond du récit, et les autres rejetées en note à la fin du volume ; et comme l’impression définitive est peu favorable au héros du protestantisme, les personnes blessées dans leurs sympathies ont dû concevoir une opinion défavorable au livre. Si la sincérité de M. Michelet nous paraissait moins évidente, nous serions tenté de croire qu’il a sacrifié Luther à des combinaisons dramatiques ; car il est vraiment surprenant de trouver dans la vie d’un sombre théologien un intérêt si varié, un si grand charme de lecture. L’auteur lui-même semble s’être effrayé de ce contraste, et il s’est empressé de déclarer qu’il offrait à un public grave, non pas un roman, mais une sérieuse et consciencieuse histoire.

On n’avait montré dans Luther que l’antagoniste de Rome, l’émancipateur de l’Allemagne. Le nouveau biographe a cherché l’homme sous le héros ; il a donné sa vie entière, ses combats, ses doutes, ses tentations, ses consolations ; il le montre souvent à blâmer, plus souvent à plaindre, toujours respectable, parce qu’il est naïf et convaincu. Il fallait la faculté divinatoire de M. Michelet et le prestige de son style pour représenter aussi bien « les guerres spirituelles que se livrait en lui-même l’homme au moyen-âge, les douloureux mystères d’une vie abstinente et fantastique, tant de combats terribles qui ont passé sans bruit et sans mémoire entre les murs et les sombres vitraux de la pauvre cellule du moine. » L’impression a dû être bien profonde, puisque Luther, au milieu de sa triomphante révolte, reste moine en dépit de lui-même, avec les petitesses et les misères du froc. Il croit au diable, ce révolutionnaire, et il en a peur ; il le voit partout : « Les fous, les boiteux, les aveugles, les muets, sont, dit-il, des hommes chez qui les démons se sont établis. » Il ne tient pas à lui qu’on ne jette à l’eau un pauvre enfant de douze ans, idiot et glouton, qu’il dénonce comme un fils de Satan. Même inconséquence dans ses combats théologiques. Il nie le libre arbitre, et proclame le droit d’examen individuel, comme si on pouvait choisir quand on n’est pas maître de son jugement. Il proteste contre l’autorité traditionnelle, et se pose, à l’égard de ses disciples, en autorité infaillible ; il veut qu’on traite « comme des chiens enragés » les paysans qui ont pris au sérieux la liberté évangélique, et la sollicitent les armes à la main. Débordé de toutes parts, oublié comme un instrument inutile par les princes dont il a servi les passions, il rentre dans un triste silence ; il croit à la fin prochaine du monde et meurt dans le découragement.

La figure de Luther, prise ainsi sur le fait, est loin d’être imposante. En comparant l’impression que laissent ses prétendus Mémoires au souvenir des grands résultats dont on lui fait honneur, on est autorisé à croire que son nom seulement a été le mot d’ordre d’une révolution inévitable. Ainsi se trouverait instillée la théorie qui nous présente les hommes célèbres comme des types auxquels on peut rapporter l’œuvre instinctive d’une population. Quoique M. Michelet n’ait pas énoncé cette conclusion, il est probable qu’il l’a acceptée. Nous avons toutefois une raison pour n’y pas souscrire. Il y a une distinction fondamentale à établir dans l’estimation des personnages historiques. Avant de se prononcer sur leur compte, il faut les distribuer en deux classes : — d’un côté, ceux qui font preuve de force en édifiant, en améliorant ; de l’autre, ceux qui s’en tiennent à nier et à détruire ; les premiers, ouvriers clairvoyans ; les seconds, instrumens brutaux. Ceux-ci, les Luther, les Mirabeau, par exemple, doivent sans doute beaucoup à leur siècle, car le don fatal qui fait leur force est de s’imprégner de la passion qui déborde, d’exhaler en paroles fulminantes toutes les colères qui grondent autour d’eux ; mais celui qui s’est donné la mission de relever une société sur son déclin, ou un art dégradé, gagnera-t-il beaucoup à écouter les bégaiemens de la foule ? Ne doit-il pas plutôt s’élever au-dessus du vulgaire, qui ne peut engendrer que la vulgarité ? Ne doit-il pas se réfugier dans sa propre conscience, et en dégager, par un long travail fait sur lui-même, quelques-unes de ces inspirations lumineuses qui sommeillent, comme une flamme latente, dans les profondeurs de l’ame humaine ? Nous croyons donc que, parmi ces hommes exceptionnels qu’on a tort de confondre sous la qualification de grands, les uns, les destructeurs, peuvent bien représenter, en effet, la pensée et l’œuvre de leur époque ; les autres, les initiateurs, sont avant tout redevables à eux-mêmes ; et, pour que l’épreuve tentée par l’historien fût concluante, c’était sur des êtres de cette dernière catégorie, sur un homme vraiment grand, qu’il aurait dû expérimenter.

Nous allons voir enfin M. Michelet aborder l’histoire de France. Recherchons, d’après les études dont nous avons suivi le cours, s’il est dans une disposition convenable pour une telle entreprise.

Écrire l’histoire générale d’une grande nation, c’est promettre beaucoup. L’historien de la France, par exemple, doit être en état d’apprécier les influences morales qui ont régi aux divers âges la société française. Il doit préalablement épuiser les sources primitives, s’approprier, en les vérifiant, les travaux de l’érudition isolée, et, maître de tous les résultats antérieurement acquis, les distribuer dans une harmonieuse composition : c’est dire qu’il devrait réunir la philosophie, l’art et la science. M. Michelet avait laborieusement cherché une philosophie ; il était devenu artiste éminent ; il avait peu fait pour la science positive. C’est le sort de presque tous ceux qui entreprennent des histoires générales : l’impossibilité de rassembler à la fois tous les matériaux d’une construction immense les empêche de combiner un plan ; ils divisent au contraire leur tâche, pour n’en pas voir l’ensemble, qui les effraierait ; ils avancent au hasard, époque par époque, volume par volume, déblayant au jour le jour le terrain sur lequel ils doivent bâtir, exhumant les matériaux selon le besoin qu’ils en ont, façonnant avec amour le détail qui leur complaît, négligeant celui dont ils n’aperçoivent pas encore l’importance relative. Voilà pourquoi ces grands monumens ont toujours manqué jusqu’ici d’unité, d’ordonnance et de proportion.

La première section de l’Histoire de France parut à la fin de 1833. L’auteur, dans son préambule, annonçait cinq volumes, et ajoutait « Au premier, les races ; au second, les provinces ; au troisième, les institutions ; aux deux derniers, les progrès de la nationalité française. » Le cinquième volume vient d’être publié, et il aboutit seulement à la moitié du XVe siècle ; sept autres volumes sont nécessaires pour conduire le lecteur jusqu’à la chute du gouvernement impérial. C’est que, chemin faisant, l’auteur a changé de plan et de méthode. À ses premiers pas, il subissait encore le joug de ce philosophisme trompeur que nous avons combattu ; il visait à l’idéalisation plutôt qu’à la précision scientifique. Avec le troisième volume commence, pour ainsi dire, un nouvel ouvrage. Le cadre du résumé scientifique s’élargit et prend les dimensions convenables à une histoire sérieusement étudiée. Un changement non moins remarquable s’opère dans le talent de l’écrivain ; il se fait, comme on dit des peintres, une manière nouvelle, plus solide, plus féconde, que la première ; au lieu de réaliser un idéal qu’il a conçu à l’avance, il cherche l’éternel problème de l’art, qui est d’idéaliser le réel, de sorte que, sans rien perdre de son originalité saisissante, il tend à conquérir l’autorité que lui contestaient les esprits sévères. Cette révolution très heureuse, que nous aimons à constater, a néanmoins l’inconvénient de mettre en désaccord le commencement et la fin de l’ouvrage ; elle nous absout des critiques qui tomberont trop souvent sur les deux premiers volumes, et légitime notre préférence pour les volumes suivans.

Un savant du dernier siècle a dit : « Avec un mot on fait une erreur, et il faut un volume pour la détruire. » À ce compte, il faudrait une bibliothèque pour réfuter tout ce qu’il y a nécessairement de mots hasardés, d’assertions malsonnantes, dans ces histoires complètes qui englobent indistinctement tous les ordres de faits, incidens politiques, institutions, idées, doctrines, influences physiques, caprices de mœurs. Dans un ensemble aussi compliqué, les petites erreurs de détail sont inévitables ; elles ne prouvent rien contre l’auteur, et il serait puéril de les relever. L’examen doit porter seulement sur les principes, les points saillans et l’effet général.

Le début de l’Histoire de France est vif et saisissant. Le poète, on peut appliquer ce titre à M. Michelet, excelle à idéaliser une race, et à en dessiner le type en justifiant sa création par des notes habilement groupées. Il avait donc un beau texte en abordant la période qui ouvre notre histoire, l’époque gauloise, sur laquelle nous n’avons pas de traditions directes, et où l’historien ne peut voir qu’un conflit de races cherchant à s’établir sur le sol où fleurit aujourd’hui notre nation. M. Michelet a profité ingénieusement, mais sans servilité, des études de M. Amédée Thierry ; il lui a emprunté la lumineuse démonstration qui divise la population de la Gaule en Gaëls et en Kymris ; les premiers, venus dès les temps les plus obscurs ; les seconds, arrivés postérieurement sous la conduite des druides. Cette solution importante tranche d’un seul coup plusieurs problèmes, par exemple la différence inexplicable jusqu’alors entre les doctrines épurées du druidisme et l’idolâtrie grossière des tribus gaéliques, la guerre des petites royautés barbares contre les villes déjà préparées à la civilisation. Il n’eût pas été impossible de découvrir quelques traces de l’organisation politique des cités, et du mouvement commercial qui anima la Gaule pendant le dernier siècle de l’ère ancienne ; des aperçus de cette nature eussent mieux fait comprendre le succès de l’invasion romaine. Quant à l’expédition de César, sujet déjà traité par l’auteur dans son Histoire romaine, c’est un de ces morceaux en relief qui rehaussent très heureusement le fond du récit.

En somme, l’époque gauloise nous paraît traitée d’une manière satisfaisante. On n’en pourrait pas dire autant du second âge, de l’époque gallo-romaine. Le premier étonnement de la Gaule conquise, la fusion de la vieille idolâtrie gaélique avec le paganisme romain, la résistance du druidisme qui représentait la nationalité gauloise, ont sans doute donné matière à de belles pages ; mais que de faits inaperçus ou négligés, et des plus importans ! Aucune recherche topographique relativement aux cités libres, aux principautés indépendantes, aux colonies romaines ; rien sur un miracle de politique, sur la métamorphose des Gaulois en Romains, sur l’effet de ce régime municipal imposé aux villes, sur le sort des campagnes si différent de celui des villes, que plus tard on doit voir les hommes des cantons, à proprement parler les païens, donner leur nom à l’idolâtrie, tandis que les citadins, beaucoup plus à plaindre, adoptent le christianisme, la religion des affligés. Le contraste de la prospérité des premiers siècles et de la détresse des derniers n’est pas expliqué ; on n’a pas même mentionné la grande réforme administrative opérée par Dioclétien et Constantin, qui substituèrent un gouvernement monarchique au despotisme militaire, révolution qui eut ses principaux effets dans la Gaule. Il ne suffisait pas de flétrir les abus de la fiscalité et de signaler la misère publique en reproduisant les déclamations boursoufflées de Lactance et de Salvien. M. Michelet, qui s’en tient trop souvent aux vagues indications, parce qu’il craint la sécheresse des traits arrêtés, aurait dû, en cette circonstance, forcer ses instincts en pénétrant bravement dans le texte des lois romaines et dans le fatras des glossateurs. Il y avait nécessité d’exposer l’état légal des personnes, et la double hiérarchie des conditions dans les campagnes et dans les villes, la distribution du sol en cantons libres, en biens du domaine public, fonds militaires, banlieues des villes ; il fallait en un mot éclairer l’étonnante diversité d’intérêts, qui réduisait à l’impuissance une population très vivace encore. C’était un rude défrichement à faire, mais la moisson eût été féconde ; car, nous n’hésitons pas à le dire, l’époque gallo-romaine, si ordinairement négligée par nos historiens, et qu’on connaîtrait à peine sans quelques aperçus de l’abbé Dubos, et sans les belles leçons dans lesquelles M. Guizot a retracé tout ce que son cadre admettait ; cette époque est, sinon la plus intéressante de notre histoire, au moins la plus utile à étudier. Depuis Constantin jusqu’à l’invasion germanique, le vieux génie romain, vivifié par la parole chrétienne, s’appliqua sérieusement à la réforme de l’empire. À défaut de l’esprit public qu’il n’était plus possible de ranimer, on entretint le mouvement du corps épuisé en multipliant les ressorts artificiels. On combina une organisation très compliquée, dont il subsista toujours quelque chose, malgré les remaniemens successifs et partiels. Il importe donc de connaître parfaitement le point de départ, l’état social de la Gaule au IVe siècle, pour s’expliquer les révolutions postérieures : pour qui n’a pas ces notions, tout devient problématique et ténébreux.

Il ne fallait pas attendre de M. Michelet de nouvelles lumières sur la crise qui ruina le gouvernement impérial au profit des bandes germaniques. On serait tenté de croire qu’il a fait disparaître à dessein, dans le demi-jour d’une narration nuageuse, les aspérités de la controverse relative aux origines françaises. Les élémens divers qui fermentent dans la Gaule pendant le Ve siècle, et dont la lente et pénible assimilation doit constituer le peuple français ; citoyens de la province romaine, Wisigoths de l’Aquitaine, Burgundes vers le Rhône et la Saône, sujets romains d’Ægidius et de Syagrius, confédération armoricaine des Gaulois révoltés, Bretons répandus vers le littoral de l’Océan, villes municipales livrées à elles-mêmes, Franks de la Ripuairie, Franks Saliens, tous ces groupes hostiles sont mentionnés en moins de vingt pages : l’auteur ne fait aucun effort pour les caractériser ; il ne daigne pas consacrer quelques lignes au code des lois barbares. Évidemment, lorsque M. Michelet écrivait ce chapitre, il était sous l’influence de ses théories absolues. Ce qu’il cherchait dans le passé, c’était, non l’accident, mais l’idée, la synthèse des évènemens. Souvent, il est juste de le dire, cette intuition a été heureuse. Par exemple, relativement au problème de la prise de possession du sol français par les Franks, tous les systèmes produits jusqu’ici sont faux, si on les soutient d’une manière absolue, et tous renferment quelques portions de vérité, parce qu’il s’agit d’un phénomène des plus compliqués, et dont les effets ont été variée à l’infini ; mais un fait qui explique tous les autres, c’est que les Franks, les moins nombreux des barbares, n’ont réussi que parce qu’ils ont été les hommes d’armes, les instrumens des chefs de la population catholique. M. Michelet entrevoit et signale ce résultat décisif : « L’église, dit-il, fit la fortune des Franks. Jamais leurs faibles bandes n’auraient détruit les Goths, humilié les Bourguignons, repoussé les Allemands, si partout ils n’eussent trouvé dans le clergé un ardent auxiliaire qui les guida, éclaira leur marche, leur gagna d’avance les populations. »

Qu’après l’époque où il aurait fallu discuter vienne celle où il convient de peindre, il y aura, dans l’agitation de la barbarie, des peuples à faire mouvoir, d’imposantes figures, des Frédégonde, des Brunehaut, des Gondowald, des Ébroïm à mettre en relief. Alors l’auteur retrouvera un coloris souvent vrai, toujours saisissant ; son récit offrira des oppositions heureuses, de l’éclat, de l’intérêt. Ne lui demandez pas des détails précis et instructifs sur le caractère de la royauté chez les Franks, sur les conséquences des lois barbares appliquées aux campagnes, sur le sort des diverses classes de la population urbaine, sur le rôle des maires du palais et les ressorts grossiers du gouvernement. Malgré tant de lacunes, il vous laissera une impression assez juste des résultats de l’époque mérovingienne : vous entreverrez l’antagonisme de l’Aquitaine et de la Neustrie, du midi et du nord. Le clergé fait des efforts méritoires pour s’emparer des rois neustriens, et pour faire prévaloir dans les affaires publiques le sentiment de la bienveillance chrétienne, disposition nécessairement favorable aux classes inférieures. Déjà la voix populaire, qui n’est encore qu’un faible vagissement, semble être cette voix de Dieu à laquelle le roi doit se soumettre. Blessée dans son orgueil et dans son droit, l’aristocratie germanique murmure, proteste, et finit par se soulever. Deux intérêts, deux partis en opposition, divisent l’empire des Franks : d’un côté, la Neustrie romaine, ecclésiastique et populaire ; de l’autre, l’Austrasie barbare et aristocratique, supérieure en force parce qu’elle s’appuie sur l’Allemagne, où elle ne cesse de se recruter. L’Austrasie l’emporte enfin, et détermine un changement de dynastie en faveur de la grande famille des Pépins, qui, long-temps chefs du parti vainqueur, ont accoutumé les nobles eux-mêmes à l’obéissance.

M. Michelet semble avoir infligé à quelques-uns des grands hommes qu’il a rencontrés son système de nivellement. Plusieurs personnages qui se présentent d’ordinaire avec une ampleur et une fierté un peu théâtrales, Charles Martel, Charlemagne, Philippe-Auguste, saint Louis, sont capricieusement rapetissés. On nous a dit jusqu’ici que le bâtard de Pépin d’Héristal, quoique peu dévot, quoique spoliateur des biens ecclésiastiques, avait eu un instinct politique assez sûr pour se déclarer le champion des intérêts chrétiens. C’est lui qui ouvre par des victoires la Frise et la Saxe aux missionnaires catholiques. C’est pour avoir écrasé les mahométans dans les champs de Poitiers, qu’il reçoit le surnom de Marteau. Plus tard, il est nommé par le peuple romain patrice de Rome, et le pape Grégoire III lui envoie les clés du confessionnal de saint Pierre en signe de souveraineté temporelle. Malgré ces indices, M. Michelet a métamorphosé Charles Martel en païen. « Son nom païen de Marteau, dit-il, me ferait volontiers douter s’il était chrétien. On sait que le marteau est l’attribut de Thor, le signe de l’association païenne, celui de la propriété, de la conquête barbare. » Le grand duel des chrétiens et des mahométans où ceux-ci perdirent, selon les chroniques, trois cent soixante-quinze mille hommes, la fameuse bataille de Poitiers, n’obtient de M. Michelet que cette phrase presque dédaigneuse : « Une rencontre eut lieu près de Poitiers entre la rapide cavalerie de l’Afrique et les lourds bataillons des Franks. Les premiers, après avoir éprouvé qu’ils ne pouvaient rien contre un ennemi redoutable par sa force et sa masse, se retirèrent pendant la nuit. Quelle perte les Arabes purent-ils éprouver ? C’est ce qu’on ne saurait dire. »

Charlemagne est plus maltraité encore que son aïeul. C’est en vain que, pendant quarante ans, il promena sur l’Europe sa redoutable épée, qu’il anima cinquante-trois expéditions, présent, par son courage, absent, par l’ascendant de sa volonté : il ne trouve pas grace devant M. Michelet. L’historien commence par représenter tous les ennemis de la France dans un accablement qui laisse peu de mérite au vainqueur, et il ajoute : « Les soixante ans de guerre qui remplissent les règnes de Pépin et de Charlemagne, offrent peu de victoires, mais des ravages réguliers, périodiques ; ils usaient leurs ennemis plutôt qu’ils ne les domptaient, ils brisaient à la longue leur force et leur élan. Le souvenir le plus populaire qui soit resté de ces guerres, c’est celui d’une défaite, Roncevaux. » Si Charlemagne, au faîte de la gloire et de la puissance, exerçant le pouvoir souverain dans presque tous les pays qui avaient composé l’empire d’Occident, hésite à recevoir le titre d’empereur, qui lui est décerné par une triple acclamation du peuple romain, c’est de sa part une hypocrisie puérile, une comédie préparée. En somme, son plus grand mérite fut celui de Louis XIV, de vivre long-temps. « Institutions, gloire nationale, tout lui fut rapporté ; les tribus même qui l’avaient combattu lui attribuaient leurs lois, des lois aussi anciennes que la race germanique. » C’est comme par hasard que les savans les plus illustres de l’Europe se rencontrent à la cour du roi des Franks. Le recueil des Capitulaires contient, sous le nom de Charlemagne, un grand nombre de lois et de mandemens concernant le droit civil, les affaires ecclésiastiques, l’administration, l’économie publique ; mais l’œuvre législative est mise en suspicion comme la gloire militaire. « Peut-être, dit M. Michelet, ces actes qui portent tous le nom de Charlemagne, ne font-ils que reproduire les capitulaires des anciens rois de France : il est peu probable que les Pépins, que Clotaire II et Dagobert aient laissé si peu de capitulaires ; que Brunehaut, Frédégonde, Ébroïm, n’en aient point laissé. Il en sera advenu pour Charlemagne ce qui serait arrivé à Justinien, si tous les monumens antérieurs du droit romain avaient péri. Le compilateur eût passé pour législateur. » Après le réquisitoire de M. Michelet contre le rénovateur de l’empire d’Occident, contre le héros chevaleresque du moyen-âge, il faut s’empresser de relire cette phrase qui résume une des plus belles leçons de M. Guizot : « L’activité, une activité universelle et infatigable, le besoin de penser à tout, de porter partout à la fois le mouvement et la règle, c’est le vrai, le grand caractère du règne de Charlemagne, le caractère que lui-même et lui seul imprime à son temps. »

Ne semble-t-il pas que M. Michelet, dans la première phase de son talent, était tourmenté du vague désir de confisquer l’histoire à son profit ? On le voit mutiler impitoyablement les types consacrés, les idées reçues, comme pour se ménager la gloire de tout reconstruire. Il est un prince qui, couronné à quinze ans, contracte, malgré les grands qui l’obsèdent, malgré sa mère et ses plus proches parens, un mariage politique ; un prince qui, en peu d’années, a fait rentrer dans le devoir les petits vassaux qui désolent les terres royales, et ensuite les grands feudataires plus puissans que lui-même, le duc de Bourgogne, le comte de Flandres appuyé sur l’Allemagne, le roi d’Angleterre, ce superbe Henri II, qui possédait un tiers de la France ; le roi français dont nous parlons pose la première base d’une administration, arme les communes pour résister à une coalition de la moitié de l’Europe, élève le tiers-état en l’associant au noble orgueil d’une grande victoire, ajoute au domaine qu’il a reçu de son père, c’est-à-dire à la vraie France, le duché de Normandie, les comtés d’Alençon, d’Auvergne, d’Artois, d’Évreux, de Touraine, du Maine, d’Anjou, de Poitou, de Vermandois et de Valois. Émus de ces grands résultats, nos historiens avaient jusqu’ici donné à Philippe-Auguste une contenance fière et sympathique. Malheureusement, M. Michelet venait de dessiner un peu plus haut les types du roi de France et du roi d’Angleterre, tels qu’ils apparaissent, assure-t-il, dans l’ensemble du moyen-âge. « Le premier conserve généralement une certaine majesté immobile. Il est calme et insignifiant en comparaison de son rival… Enfoncé dans son hermine, il régente le roi d’Angleterre, comme son vassal et son fils, mauvais fils qui bat son père. Le descendant de Guillaume-le-Conquérant, quel qu’il soit, c’est un homme rouge, cheveux blonds et plats, gros ventre, brave et avide, sensuel et féroce, glouton et ricaneur, entouré de mauvaises gens, volant et violant, fort mal avec l’église. » Tant pis pour Philippe-Auguste, mais il fallait qu’il rentrât dans le moule du roi de France, dût-il en être un peu meurtri. « C’était, dit M. Michelet, un prince cauteleux, plus pacifique que guerrier, quelles qu’aient été sous lui les acquisitions de la monarchie. La Philippéide de Guillaume le Breton, imitation classique de l’Énéïde, nous a trompés sur le véritable caractère, de Philippe II. Les romans ont achevé de le transfigurer en héros de chevalerie. Dans le fait, les grands succès de son règne, et la victoire de Bouvines elle-même, furent les fruits de sa politique et de la protection de l’église. » M. Michelet sait très bien que la Philippéide n’est pas le seul document relatif à Philippe-Auguste, et qu’il n’y a pas de raisons pour mettre en doute la sincérité du continuateur de Rigord, lorsqu’après avoir été poète emphatique, il redevient chroniqueur minutieux. Il se peut, au surplus, que la bataille de Bouvines n’ait pas eu une grande importance stratégique ; elle n’en mérite pas moins d’occuper une place glorieuse dans notre histoire. Ses résultats furent immenses. Une coalition perfide voulait morceler ce petit royaume, qui était le cœur de la France : l’instinct populaire s’indigna. Le serf affranchi, qui ne connaissait que l’émeute contre son seigneur, fit son début dans la grande guerre, et, pour la première fois, soutint en rase campagne le choc de la cavalerie. Le tiers-état avait enfin donné signe de vie politique ; le corps national était complété. Voilà pourquoi la bataille de Bouvines devint à bon droit populaire. Dès cette époque, l’homme des champs, le mince bourgeois, ont pu, le soir après les travaux, entourés de leurs enfans émerveillés, de leurs voisins respectueux, rappeler les souvenirs du champ de bataille, dire les joies du devoir accompli, s’émouvoir au nom de la France, et réchauffer des ames tristement engourdies, en leur transmettant les premières étincelles du sentiment national.

M. Michelet, mieux inspiré, s’est incliné respectueusement devant Louis IX. L’héroïsme guerrier du saint roi, son équité, son dévouement au bien public, son inébranlable vertu au milieu des plus grands revers, ont donné lieu du moins à des tableaux touchans. On aurait pu faire ressortir davantage le côté politique de ce règne, les innovations administratives qui préparaient légalement les grands résultats que Philippe-le-Bel devait obtenir par la ruse et la violence. Nous n’osons pas reprocher à l’auteur cet oubli ; il paraît qu’il n’entrait pas dans son premier plan de faire connaître le mécanisme des anciennes institutions. L’établissement de la féodalité est constaté en peu de lignes ; mais l’organisation féodale, les ressources et les vices de cette forme de gouvernement, son influence sur les lois civiles, l’économie publique et les rapports sociaux, ne sont aucunement exposés. La révolution communale, dont la critique contemporaine a si bien relevé l’importance, n’est pas mise en saillie. M. Michelet s’excuse d’en retracer le mouvement dramatique et renvoie ses lecteurs aux belles scènes de M. Augustin Thierry, bien faites en effet pour désespérer les prétentions rivales. Quant à la partie critique, qui appelle encore tant d’éclaircissemens, elle n’est pas même abordée. Il eût été fort utile pour l’intelligence des deux derniers siècles du moyen-âge de dresser une sorte de statistique de la France communale, distinguant les municipalités d’origine romaine, comme Reims, Bourges, Orléans, Besançon ; les communes rurales dont l’origine remontait à d’anciennes communautés d’hommes libres ; les villes communales qui ont arraché leurs chartes d’affranchissement par l’insurrection ; celles, en beaucoup plus grand nombre, qui ont obtenu la liberté par rachat, au grand contentement de leurs seigneurs, trop heureux d’échanger de vaines prérogatives contre de bonnes redevances. M. Michelet s’est dispensé des recherches par des phrases à effet qui ne sont pas toujours d’une rigoureuse exactitude, celle-ci par exemple : « On a dit que le roi avait fondé les communes ; le contraire est plutôt vrai, ce sont les communes qui ont fondé le roi… Ce sont les communes, ou, pour employer un mot plus général et plus exact, ce sont les bourgeoisies, qui, sous la bannière du saint de la paroisse, conquirent la paix publique entre l’Oise et la Loire. » Quoiqu’il soit ordinaire à nos historiens de confondre ces deux mots, communes et bourgeoisies, ils n’ont pas toujours eu la même signification. Par communes on entendait la réunion, la conjuration des habitans d’un même lieu pour la défense des intérêts communs : la bourgeoisie était un contrat individuel en vertu duquel un homme, serf ou libre, paysan ou citadin, désavouait la juridiction de son seigneur pour se placer directement sous celle du suzerain, c’est-à-dire du roi, représenté dans les provinces par ses baillis. Pour devenir bourgeois du roi, il suffisait de payer une redevance au trésor royal et de faire un séjour de six mois dans une ville du domaine. Ainsi, du même coup, la royauté enlevait un sujet au seigneur féodal et gagnait un contribuable. Cette institution des bourgeoisies royales, qui ne fut dans l’origine qu’une mesure de police judiciaire et dont les auteurs peut-être ne comprirent pas d’abord toute la portée, fut plus nuisible encore à la féodalité que celle des communes, et ce qui le prouve, ce sont les réclamations réitérées et menaçantes, les ligues, les prises d’armes de la noblesse, pour recouvrer la plénitude de ses droits de justice.

Ces deux premiers volumes de l’Histoire de France, qui laissent tant de prise à la critique, attirèrent sur M. Michelet l’auréole de la popularité. Est-ce à dire que le public s’est trompé et qu’il y a lieu à casser le jugement ? La conclusion serait trop rigoureuse. Les juges compétens cherchent d’abord dans une histoire ce qui devrait y trouver place. La foule inexercée prend ce qu’on lui offre, et se prononce suivant l’effet qu’elle éprouve à la lecture. Ce qui la séduit avant tout, c’est un récit vif, entraînant, varié, qui offre à l’imagination des aspects nouveaux et mette en jeu les facultés sympathiques. Or, il faut convenir que peu d’historiens ont su, comme M. Michelet, s’emparer du lecteur et le conduire lestement à la fin d’un volume. Si l’on est exposé avec lui à glisser trop légèrement sur des points importans, du moins est-on dédommagé par des rencontres imprévues. Pour entretenir constamment l’intérêt, il ne se fera pas scrupule de quitter la France, et de courir en Angleterre ou en Italie, pour vous raconter ensuite les conquêtes des Normands, les tentatives de Grégoire VII, la fin tragique de Thomas Becket. À chaque instant, quelque surprise nouvelle, quelque morceau excitant ; une belle description ou un portrait hardi, un éclair poétique ou une anecdote malicieuse. Ce sont parfois des tableaux aux larges proportions et sérieusement étudiés, comme son récit de la première croisade, ou tout simplement quinze ou vingt lignes d’une fantaisie charmante, qui scintillent au milieu des pages comme ces vignettes exquises qu’on intercale dans les éditions de luxe. C’est plus qu’il n’en faut pour un succès populaire, et les applaudissemens bruyans sont aussi bien motivés que les protestations de quelques critiques.

Nous ne croyons pas nous tromper en plaçant M. Michelet lui-même au nombre des juges sévères. Déjà, à la fin de son deuxième volume, nous lisons une sorte de protestation contre les doctrines absolues auxquelles il a trop long-temps sacrifié. C’est au bruit des applaudissemens, en plein succès, qu’il entreprend de s’amender, et qu’il conçoit cette nouvelle méthode, à laquelle il déclare s’en tenir définitivement. Il en résulte qu’arrivé à la moitié de sa carrière, il commence un ouvrage nouveau, pour ainsi dire, par son ampleur et ses moyens de développement. Les deux premiers volumes avaient dépassé le règne de saint Louis ; les trois volumes publiés depuis embrassent moins de deux siècles (1270-1461), depuis la mort de saint Louis jusqu’à celle de Charles VII. Le nouveau programme de l’historien est magnifique : il ne se contente plus de moissonner dans les chroniques imprimées ou inédites ; il contrôle les faits en les rapprochant des actes officiels, il dépouille avec soin l’immense collection des Ordonnances des rois de France. Employé à la conservation des Archives du royaume, il a fait, assure-t-il, de cette nécropole des monumens nationaux la demeure favorite de sa pensée, et il interroge avec une curiosité superstitieuse les vénérables parchemins qui gardent les secrets des vieux âges. Il puise également aux sources extérieures, consulte les hommes spéciaux, entretient des correspondances lointaines, soumet aux savans anglais, belges ou allemands les passages où notre histoire se confond avec celle des nations étrangères. Voilà pour le fond. De même, quant à la forme, l’auteur se range. Plus d’excursions inutiles, plus de fantaisies compromettantes, semble-t-il nous dire. Ne nous effrayons pas trop de cette conversion : cette riche et pétulante imagination n’est pas si bien corrigée qu’elle ne se permette parfois quelques échappées. Si elle a réprimé le fol entrain de la jeunesse, qui ne plaît qu’aux étourdis, il lui reste cette coquetterie discrète et expérimentée à laquelle les plus rigides se laissent prendre. Ainsi, M. Michelet, en conservant son originalité, a pu prendre sa place parmi les historiens sérieux et positifs, c’est-à-dire qu’il a eu l’honneur d’éclaircir à son tour quelques faits obscurs, et d’attacher son nom à certaines parties de notre histoire.

Nous ne pouvons indiquer que très sommairement les points historiques dont M. Michelet a renouvelé l’aspect. La méthode inaugurée avec le troisième volume convenait parfaitement à la peinture du XIVe siècle. Jamais la déchéance de la féodalité, la formation d’une souveraineté centrale, la lutte de l’homme de loi contre l’homme d’armes, n’avaient été dépeintes avec tant de vivacité et de pénétration. L’historien a fort bien exposé et suivi dans ses déductions le grand problème économique que Philippe-le-Bel eut à résoudre. « Le seigneur du moyen-âge payait ses serviteurs en terres, en produits de la terre : grands et petits, ils avaient place à sa table ; la solde, c’était le repas du jour. » Ainsi, chacun des vassaux, assuré d’une existence convenable et proportionnée à son grade dans la hiérarchie sociale, acquittait en retour une somme de services publics. En perdant leurs sujets et leurs priviléges ; les seigneurs furent affranchis des fonctions qu’ils devaient accomplir personnellement ou au moyen de leurs subordonnés ; ils rentrèrent peu à peu dans la classe des propriétaires indépendans. Or, à la place de ces officiers héréditaires, le gouvernement central se hâta d’instituer des fonctionnaires salariés et révocables. Les hommes du roi, revêtus de l’inviolabilité royale, prirent peu à peu possession des magistratures ; c’étaient des administrateurs civils qui introduisaient des règles uniformes, des juges qui prononçaient, non plus selon les us et coutumes, mais en vertu du droit divin et absolu dont le monarque était la personnification : l’armée cessa d’être la réunion des bandes féodales pour devenir une force homogène, régulière, nationale, et les seigneurs n’y servirent plus qu’en qualité de capitaines royaux. Qu’on se représente, au début de cette rénovation, l’embarras des hommes d’état pour équilibrer le budget et mettre le revenu du roi au niveau des charges. Il était juste de demander des contributions en argent à ceux qui étaient dispensés des œuvres. Ainsi prit naissance le système de fiscalité qui s’est développé jusqu’à nos jours. Ce sont ces changemens survenus dans la condition des officiers publics et dans la nature de leurs honoraires qui marquent le passage de l’âge féodal aux temps modernes. L’or, c’est-à-dire le travail accumulé, la fortune transmissible, devint à la lettre le nerf des affaires. Pour que les affaires ne languissent pas, il fallut aux gouvernans de l’or, et toujours et beaucoup. Il y eut donc nécessité, au XIVe siècle, de multiplier le revenu, d’activer la circulation, de mobiliser les valeurs amorties ; tentatives périlleuses à une époque d’inexpérience en matière économique ; fatalité qui explique, sans les justifier, les supercheries, les spoliations brutales, les crimes juridiques de Philippe-le-Bel et de ses successeurs.

Cette éclosion du système moderne ne fut pas instantanée ; elle occupa douloureusement le XIVe et le XVe siècle ; il y eut des tâtonnemens infinis, des réactions, des crises de désespoir, un effrayant conflit d’intérêts et de passions. La peinture de cette époque convenait au talent de M. Michelet, qui cherche avant tout l’agitation dramatique et les contrastes. Fidèle à son nouveau programme, l’artiste s’est résigné souvent au devoir modeste du rapporteur ; il a voulu prouver qu’il pouvait, comme un autre, épousseter et déchiffrer des parchemins, débrouiller une intrigue diplomatique, exposer le positif des affaires. Il a signalé, par exemple, l’intervention du génie mercantile sur la scène politique, surtout à l’occasion des guerres de Flandre et d’Angleterre. Son analyse des actes des états-généraux de 1357 est très judicieuse : elle projette une lumière certaine sur un personnage à la fois célèbre et méconnu, sur Étienne Marcel, ce tribun impatient, qui veut, dès le XIVe siècle, « substituer la république à la monarchie, donner le gouvernement au peuple, lorsqu’il n’y a pas encore de peuple. » Au quatrième volume, consacré au règne de Charles VI, la politique des maisons rivales d’Orléans et de Bourgogne, des Armagnacs et des Bourguignons, est supérieurement expliquée. L’ordonnance de 1413, non moins digne de remarque comme monument législatif que par la manière dont elle a été arrachée à la royauté au milieu d’une sanglante révolution, ce code administratif de la vieille France avait à peine été mentionné par les précédens historiens. M. Michelet lui a consacré un commentaire proportionné à son importance. Il serait juste de multiplier les exemples de ce genre, de signaler surtout des études fort intéressantes sur le rôle des parlemens, sur la réorganisation de la force publique après l’expulsion des Anglais, sur le régime des communes flamandes soumises au XVe siècle à la puissante maison de Bourgogne et introduites ainsi dans la sphère politique de la France. On sentira que des appréciations détaillées de ces divers travaux élargiraient démesurément notre cadre : il nous suffit d’avoir constaté les efforts de M. Michelet pour répondre aux exigences des esprits positifs.

Malgré les concessions faites aux publicistes et aux érudits, la faculté descriptive est toujours celle qui domine chez l’historien. Chaque fois qu’un incident lui offre des ressources poétiques, il s’en empare, lui trace un cadre, prodigue la couleur, compose enfin un tableau si saillant, qu’il semble se détacher du tissu général, comme ces peintures qui ont trop de relief. Il y a ainsi, dans les trois derniers volumes, beaucoup de petits épisodes et trois grands drames : les Templiers, morceau d’autant plus remarquable que sa conclusion sur les causes réelles et apparentes de la suppression de l’ordre a été généralement acceptée ; la folie de Charles VI, tragédie lugubre dont le dénouement semble devoir être l’anéantissement de la France ; et, dans le cinquième volume récemment publié, Jeanne d’Arc, qui devait être le chef-d’œuvre de M. Michelet, parce que, cette fois, l’histoire pouvait devenir un beau et grand poème, sans que la réalité en souffrît. Nous voudrions faire comprendre à cette occasion avec quel art l’auteur sait animer ses personnages. Au lieu de les introduire d’emblée dans son récit pour les juger des hauteurs de la science, il les laisse naître et grandir sous les yeux du lecteur. L’être supérieur, le héros dans le drame qu’il déroule, est, comme à la scène, le centre autour duquel gravitent les acteurs secondaires jusqu’aux derniers figurans. Ce mouvement général et continuel communique à l’esprit une excitation si vive, qu’on rêve, en lisant, au-delà de ce que le livre exprime.

M. Michelet sait employer, sans déroger à la gravité du récit, tous ces petits incidens de la vie commune que les historiens abandonnent d’ordinaire à la fiction. Il est impossible, par exemple, de lire le chapitre qui sert d’introduction à la belle légende de Jeanne d’Arc sans être transporté en plein XVe siècle, au milieu de la naïve population de Vaucouleurs. L’est de la France est devenu un royaume bourguignon ; l’ouest et le centre subissent le joug des Anglais. Une seule ville, Orléans, a fait jusqu’alors bonne contenance ; mais, bloquée strictement et menacée de la famine, elle commence à se lasser de son héroïsme, et déjà on a découvert des trous pratiqués dans la muraille pour donner entrée aux ennemis. La France va périr : qui la sauvera, si ce n’est Dieu ? C’est alors que bien loin, à quatre-vingts lieues du sanglant théâtre, une fille des champs, timide et recueillie jusqu’alors, va dire à son père qu’elle a mission de sauver la France, qu’elle doit commencer son œuvre par la délivrance d’Orléans, et conduire ensuite le dauphin à Reims pour l’y faire sacrer. L’historien ne manque pas de faire observer que la merveilleuse fille voit tout d’abord où il faut frapper pour trancher le nœud politique : ce qui fait l’indécision du peuple et sa faiblesse, c’est son embarras à choisir un maître entre le dauphin Charles et le fils du roi d’Angleterre, que le dernier roi, le fou Charles VI, a déclaré son héritier. Que le dauphin soit sacré le premier, et la nation aura un roi légitime autour duquel elle pourra se rallier. L’historien a dit son mot ; il va s’effacer pour faire place au poète. Sous le charme de son récit, on se représente le vieux Jacques d’Arc ébahi, épouvanté, en apprenant que Jeanne, la plus sage de ses filles, a la fantaisie de courir le pays au milieu des soudards. Mieux vaut pour lui la voir morte, et il déclare tout net que, si elle insiste, il la noiera de ses propres mains. Jeanne se retire muette et résignée, heureuse peut-être d’échapper par l’obéissance à la triste destinée qu’elle entrevoit. Mais, dans la solitude où elle aime à se réfugier, elle est de nouveau visitée par le bel archange et par ses deux saintes, qui lui rappellent « la pitié qu’il y a au royaume de France. » Pendant ce temps, le miracle a fait bruit : tout le village est en émoi ; les esprits forts blâment l’inspirée ; les ames tendres la plaignent. Il y a deux enfans, Haumette et Mengette, deux petites amies qui pleurent de chaudes larmes sur le malheur de Jeanne, et que Jeanne a grand regret d’affliger. Il y a aussi un jeune garçon, un voisin du même âge que la bergère, celui qu’elle appelait son mari dans les innocentes coquetteries du premier âge. Le voisin, en grandissant, n’a pas oublié cette douce parole, et pour lui elle vaut promesse : il ne veut pas laisser partir cette belle fille de dix-huit ans, à la taille élancée, au front pur, à la voix douce et onctueuse, et, dans son désespoir, il va jusqu’à l’assigner devant les juges ecclésiastiques.

Dieu a parlé : la France est aux abois ; il faut partir. Jeanne a gagné un de ses oncles, un pauvre charron, qui consent à la conduire chez le seigneur de Vaucouleurs. Elle n’ignore pas que le rude capitaine se propose de renvoyer à son père l’extravagante « bien souffletée. » Qu’importe une humiliation quand on marche au martyre ? Elle part avec son oncle, après avoir embrassé toutes ses amies et recommandé à Dieu la petite Mengette. Quant à Haumette, celle qu’elle aime le plus, elle craint de faiblir en la voyant pleurer, et préfère s’éloigner sans la voir. La paysanne « avec ses gros habits rouges » est bientôt en présence du sire de Baudricourt ; elle lui parle avec une fermeté qui l’étonne et le subjugue. Le routier a peu de foi en Dieu ; mais il craint le diable et soupçonne une diablerie ; il appelle son curé, qui procède à l’exorcisme. Celui-ci s’attendait également à quelque révolte du malin esprit ; il demeure confondu en voyant la jeune fille écouter les prières de l’église dans une pieuse extase. Alors un vieux gentilhomme, qui a observé sans mot dire toutes ces choses étranges, se sent illuminé tout à coup. Il prend dans sa main la main de Jeanne, et jure par sa foi de la conduire au roi Charles. L’élan est donné : les paysans de Vaucouleurs se cotisent pour équiper l’héroïne. Il lui reste encore une épreuve à subir, la plus cruelle de toutes. À l’instant du départ, son père désolé, sa bonne vieille mère, le frère, les deux sœurs, toutes les amies, et sans doute le fiancé, font les derniers efforts pour retenir celle qui est tant aimée. Ils supplient, ils ordonnent, ils menacent en vain. L’ordre est positif. La pauvre victime doit partir, à son grand regret, car elle aimerait bien mieux, ce sont ses propres paroles, les gais propos de la veillée que le fracas de la guerre, et une quenouille à filer auprès de sa mère qu’une lourde épée tachée de sang. Elle part donc sous la sauvegarde du vieux chevalier qui s’est voué à son service, et accompagnée de cinq à six hommes, qui la suivent, les uns par sympathie, les autres par curiosité, tous avec respect. Le trajet est long et périlleux : il faut traverser en plein hiver un pays sans ressources, parcouru dans tous les sens par les Anglais, les Bourguignons et des brigands sans patrie, plus dangereux encore que l’étranger. Malgré tout, on est sans crainte, car déjà on a compris que Dieu veille sur un peuple qui est à lui, et que la France est sauvée !

Est-ce une fiction que nous venons d’analyser ? Ces détails touchans, qui font concourir toute une population à l’effet d’un drame, sont-ils des combinaisons de romancier ? Non, c’est là de l’histoire dont chaque trait est justifié en note par des témoignages valables. Notre but, en résumant quelques-unes des pages consacrées à Jeanne d’Arc, a été de montrer avec quel bonheur M. Michelet sait découvrir dans le bavardage diffus d’une chronique, dans un acte juridique, dans l’écrit le plus insignifiant en apparence, le mot qu’enferme le sentiment sympathique, l’incident qui fait tableau. Il y a dans chaque talent une nuance aimée du public ; si on veut apprécier celle qui a fait le succès de M. Michelet, il faut lire en entier ce bel épisode de la Pucelle, qui compose la moitié du cinquième volume. Il se peut qu’il y ait des taches dans une pièce de cette étendue ; mais nous avouons franchement ne les avoir pas remarquées : nous plaignons les critiques qui peuvent résister à l’émotion et suspendre une lecture entraînante pour constater des imperfections de détail.

Chaque historien, en prenant son point de vue, choisit dans le passé un aspect qu’il préfère, et que son œuvre réfléchit avec un éclat souvent nuisible aux autres faces du sujet. La faculté intuitive, qui domine chez M. Michelet, le porte à pénétrer l’esprit de chaque époque, à refléter les phénomènes moraux. Voué à une sorte de psychologie historique, il analyse l’idée cachée, selon lui, sous chaque évènement, avec la recherche curieuse qu’apporte l’école pittoresque à décrire la ciselure d’une tourelle ou les blasons d’un tournoi. A-t-il un procédé qui lui soit propre pour dégager la pensée de l’acte matériel ? C’est ce que nous n’avons pas pu découvrir. Spiritualiste en théorie, il semble devenir matérialiste dans l’exécution. C’est ordinairement par l’action des causes locales et extérieures qu’il trouve moyen d’expliquer toutes choses. Il est évident que, dans la France ancienne, les affinités de races, d’intérêts et de coutumes, les influences topographiques, la difficulté des communications, ont formé des groupes reconnaissables encore à des caractères mal effacés. Mais M. Michelet ne se contentera pas de dessiner ces types provinciaux ; il gaspillera beaucoup d’esprit et d’érudition pour démontrer que la Bretagne doit nécessairement produire des hommes d’opposition intrépide, opiniâtre, aveugle ; le Lyonnais, des hommes mystiques ; la Picardie, des hommes rusés et goguenards : autant de terres, autant de fruits. L’auteur découvre toujours quelque relation mystérieuse entre les sites, les provenances naturelles, les monumens, les costumes et les usages. Par exemple, « il y a entre le Languedoc et la Guyenne la même différence qu’entre les montagnards et les girondins, entre Fabre et Barnave[4], entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux. » Les noms même ne sont pas sans influence : « Ce drôle de cardinal Dubois était de Brives-la-Gaillarde. »

Si cette idée fixe est tolérable dans une agaçante causerie, comme le voyage pittoresque dans l’ancienne France qui ouvre le second volume ; elle a des inconvéniens graves dans les appréciations philosophiques. L’auteur qui sait exposer habilement les doctrines et les suivre dans leurs conséquences, a le tort de légitimer les tendances des théologiens et des philosophes par les instincts intellectuels qu’il attribue à leur race. Le défenseur du moi humain, Pélage, procède en vertu de l’individualisme helléno-celtique. Le rationalisme destructeur des Vaudois a dû prendre naissance parmi les montagnards des Alpes, « gens raisonneurs et froids sous le vent des glaciers. » Le mysticisme, qui annule l’individu, est une contagion d’origine germanique, et toujours ainsi. M. Michelet ne remarque pas qu’en faisant à chaque philosophe une nécessité de son opinion, il l’affranchit de la responsabilité de ses erreurs, et qu’il s’interdit à lui-même le droit de condamner ces révoltes contre les principes sociaux, ces maladies morales qui éclatent toujours dans les époques tourmentées, et qui se traduisent dans la pratique par de grands désordres. Mais on aurait tort, avec lui, de batailler long-temps sur le terrain des principes. Nous inclinons à croire que souvent ce qui paraît dans sa bouche une assertion dogmatique n’est qu’une forme habituelle de son langage, et que, dans ses derniers volumes surtout, les réminiscences de son ancienne philosophie sont involontaires.

Malgré le grand nombre des opinions ainsi hasardées, l’appréciation des idées et des mœurs forme la partie saillante et originale de l’Histoire de France. Il n’y a pas à craindre avec M. Michelet l’ennuyeuse symétrie qui a une case étiquetée pour chaque ordre de faits. Études, croyances, arts, industrie, usages, modes, travers, anecdotes, tout ce qui occupe le monde lui fournit des fils, qu’il conduit avec une merveilleuse adresse dans sa trame aux mille nuances. On croirait, comme dans un journal, trouver au-dessous du grave exposé politique le capricieux feuilleton. Une peinture de la société féodale et chevaleresque nous transporte au milieu d’une fourmilière de moines, divers par la couleur comme par les instincts ; vous distinguez surtout les franciscains, « ces apôtres effrénés de la grace, courant partout pieds nus, jouant tous les mystères dans leurs sermons, traînant après eux les femmes et les enfans, riant à Noël, pleurant le vendredi saint, développant sans retenue tout ce que le christianisme a d’élémens dramatiques. » Pendant ce temps, les universités discutent jusqu’à la fureur, les cathédrales s’élèvent, les donjons s’embellissent, le négoce s’organise, la poésie court le monde, représentée par les troubadours. Mais cette vitalité exubérante engendre la fièvre, une fièvre mortelle. L’atmosphère s’assombrit, l’abattement décompose toutes les figures ; chacun s’isole, les passions politiques font silence. C’est la peste noire, qui entasse des morts par toute la chrétienté. Le monde féodal croit à sa fin prochaine. À qui s’en prendre de ce fléau ? On se jette avec fureur sur les juifs, sur les lépreux ; on verse à grands flots le sang impur, sans que Dieu suspende sa colère. Le peuple au désespoir tourne sa rage contre lui-même ; des processions de flagellans, dépouillés jusqu’à la ceinture, traînant des croix rouges, vont de ville en ville en chantant des cantiques lugubres, et en s’arrêtant sur les places pour se déchirer l’un l’autre avec des fouets armés de pointes de fer. Le fléau s’apaise enfin, après avoir dévoré un tiers de la population européenne. Pour ceux qui restent et se sentent vivans, « c’est une joie sauvage de vivre, une orgie d’héritiers. » En gaspillant ainsi la dépouille des morts, on a contracté le goût du luxe et de la jouissance effrénée. Il faut de l’or et de la puissance pour ne pas déchoir ; on se donne au diable pour en obtenir : époque de l’alchimie, de la sorcellerie, des crimes bizarres et incroyables. C’est ainsi qu’à chaque siècle un nouvel aspect de la société morale change la décoration de la scène politique.

Si, dans cette peinture du moyen-âge, le fond est ordinairement sombre, c’est la faute de l’histoire, et non de l’historien. Qu’un rayon de soleil vienne à luire, et il s’en empare aussitôt pour adoucir sa perspective. Il laissera volontiers aux prises les Armagnacs et les Bourguignons pour passer en Angleterre, et écouter, au pied d’une tour, comme Blondel, les douces chansons que soupire un gracieux poète, le prince Charles d’Orléans, prisonnier des Anglais. Dans la foule sans nom où il aime à se glisser, M. Michelet découvre parfois des héros pour lesquels il se passionne. Qu’on se figure, au XVe siècle, la féodalité frappée au cœur, mais faisant encore bonne contenance. Le plus puissant prince du temps, ce duc de Bourgogne, « qui semble moins duc qu’empereur, » tient le banquet solennel de l’ordre de la Toison-d’Or, assis à une table de velours étincelante de pierreries, entouré des plus grands seigneurs, qui le servent humblement. Tout à coup « un petit homme en noir jupon, qui se trouve là, on ne sait comment, présente au prince… une supplique ? non, un exploit en forme du parlement de Paris, un ajournement en personne pour lui et toute la haute baronie qui se trouve là ! » N’admirez-vous pas le ver de terre qui se glisse ainsi sous le talon du géant, au risque d’être broyé ? Tel était l’huissier du XVe siècle, qui devait signifier au seigneur arrogant et brutal le mandat qui l’appelait devant des juges roturiers, l’arrêt en vertu duquel son donjon allait être démoli. Pour remettre l’exploit en personne, l’huissier devait s’introduire furtivement, ordinairement déguisé en marchand ou en valet. « Il fallait que sa figure ne le fît pas deviner, qu’il eût mine plate et bonasse, dos de fer et cœur de lion. » D’où venait à ces gens-là tant d’audace ? C’est qu’ils se sentaient les champions du droit contre la force brutale ; c’est qu’ils étaient fiers de représenter la loi, dont le règne commençait. Les petits hommes au noir jupon n’ont-ils pas joué un grand rôle dans l’histoire de la civilisation, et n’était-ce pas justice que d’écrire « l’histoire héroïque des huissiers ? »

Le mouvement et la variété, tels sont en résumé les plus séduisans caractères de l’Histoire de France. C’est une piquante nouveauté que cette réaction continuelle et réciproque des mœurs sur les évènemens, des principes sur la passion, de l’imprévu sur la logique. C’est le pêle-mêle de la vie. L’impression du lecteur à ce spectacle est l’agréable ébahissement du voyageur qui, traversant un pays inconnu, subit plusieurs sensations en même temps, et, s’il ne se rend pas bien compte de ce qu’il éprouve, est du moins vivement intéressé.

Nous nous étions promis, en commençant, de suivre dans toutes ses évolutions un esprit mobile, et souvent dissemblable à lui-même, afin de l’étudier sous ses aspects divers. Nous voudrions pouvoir résumer franchement nos impressions ; l’embarras que nous éprouvons à cet égard correspond à ces contrastes d’opinions que nous avons remarqués dans le public. Ce qui manque au talent de M. Michelet, c’est précisément un caractère net et décidé, un développement normal. Il s’est modifié continuellement, et il subit présentement encore une transformation dont on ne doit pas préjuger les résultats : ce talent n’est donc pas de ceux qu’on puisse définir d’un mot et classer régulièrement dans la hiérarchie des intelligences. Il y a en M. Michelet plusieurs personnes, sur lesquelles il faudrait se prononcer successivement : il y a le philosophe, le savant, l’écrivain, le poète, et enfin l’historien. Comme philosophe, le disciple de Vico semble avoir fait justice de lui-même en sacrifiant beaucoup moins, dans ses derniers volumes, aux doctrines décevantes qui ont faussé le premier essor de sa pensée. Considéré comme savant, l’historien de la France a été jugé trop sévèrement peut-être par ceux qui ont pour spécialité les recherches scientifiques ; son érudition, capricieuse et insuffisante sur plusieurs points importans, n’en est pas moins riche de vingt ans de lectures ; elle a éclairé abondamment certaines parties de nos annales, et surtout l’histoire morale des populations. En qualité d’écrivain, M. Michelet doit être rangé parmi les plus habiles, dans une époque dont la principale vertu littéraire est la contexture de la phrase et le maniement des mots. Quoiqu’il ait, au besoin, de l’ampleur et de la dignité, il s’affranchit sans scrupule de cette gravité officielle qui dégénère chez la plupart des narrateurs en une insupportable monotonie. Quelques passages de mauvais goût, quelques témérités grammaticales, disparaissent dans le grand nombre des pages remarquables. En général, M. Michelet est, dans son style, clair, alerte, varié, spirituel ; il excelle dans l’anecdote, et lance le trait avec une vivacité voltairienne. Si par poésie on entend la faculté de concevoir des types pour caractériser une époque, de faire revivre des personnages historiques avec leur physionomie propre et le reflet de leur entourage, d’ouvrir dans le passé des perspectives nouvelles, M. Michelet doit tenir un rang très honorable parmi les poètes. Malheureusement cette diversité d’aptitudes, cette prétention de tout expliquer et de tout dépeindre, semble avoir été nuisible à l’historien proprement dit. Toujours dominé par son imagination, incapable de résister à l’inspiration du moment, M. Michelet a travaillé sans plan général et sous des influences diverses ; il n’a pas su donner au monument qu’il élevait la majesté qui résulte d’une harmonieuse composition ; il a ignoré le grand art de proportionner les développemens à leur importance, de distribuer les faits de manière à ce que le lecteur puisse saisir les impressions reçues, et conserver de ses études un souvenir profitable ; c’est-à-dire qu’en prodiguant les nuances brillantes, M. Michelet a négligé jusqu’ici les qualités essentielles qui font la noblesse et l’utilité du genre historique.

On peut donc trouver plaisir aux récits de M. Michelet ; il y aurait danger à les prendre pour modèles. S’il a rencontré des effets séduisans que nous avons signalés avec impartialité, c’est que sa manière est instinctive, et qu’elle se combine chez lui avec d’heureux dons naturels qui en corrigent le vice ; mais cette manière réduite en système n’aboutirait qu’à une effervescence désordonnée, au ridicule sans compensation. À défaut de l’autorité qui manque à nos paroles, c’est pour nous une bonne fortune de pouvoir citer quelques lignes où on sentira cette gravité magistrale, ce bon sens éprouvé, qui ne permettent pas la réplique. Ces lignes, nous les copions dans le dernier ouvrage de M. Augustin Thierry[5]. « Il peut se rencontrer un homme que l’originalité de son talent absolve du reproche de s’être fait des règles exceptionnelles, et qui, par des études consciencieuses et de rares qualités d’intelligence ait le privilége de contribuer à l’agrandissement de la science, quelque procédé qu’il emploie pour y parvenir : mais cela ne prouve pas qu’en histoire toute méthode soit légitime. La synthèse, l’intuition historique doit être laissée à ceux que la trempe de leur esprit y porte invinciblement et qui s’y livrent par sentiment, à leurs risques et périls : elle n’est point le chemin de tous ; elle ne saurait l’être sans conduire à d’insignes extravagances. »

Il nous reste à déclarer, pour être juste, que le genre d’investigation adopté, à l’égard de M. Michelet, dans le but de le faire connaître pleinement, lui est très défavorable : peu d’écrivains perdent autant que lui à une analyse minutieuse. Il y a des livres qu’il faut lire d’une haleine et juger dans leur ensemble, de même qu’il faut voir certains tableaux à distance. Pourquoi ne prendrait-on pas le point de vue de l’écrivain comme du peintre ? On trouve, dans toutes les galeries et même aux premiers rangs, des maîtres dont les toiles, vues de trop près, sont choquantes comme un démenti donné aux règles du bon goût : on n’y distinguerait pas un trait arrêté, pas un détail irréprochable ; la couleur semble jetée grossièrement, comme dans les hasards d’une première ébauche : cependant, dès qu’on s’est placé à une distance convenable, les tons criards se trouvent fondus dans une séduisante harmonie ; on oublie la sèche analyse pour se prêter à cette fascination qui fait le charme des arts, et que ne causent pas toujours des œuvres méthodiques dont toutes les parties soutiendraient l’examen. Les maîtres dont nous parlons sont ceux que l’école appelle des coloristes. M. Michelet est un artiste de cette famille ; il est coloriste en son genre, et de premier ordre. Ainsi doit être expliquée la diversité des jugemens dont il a été l’objet. Décomposer son œuvre pour la soumettre partiellement à la discussion, c’est en faire évanouir tout le prestige. Les lecteurs superficiels qui se livrent à un auteur sans lui demander compte de ses principes et de ses moyens, se trouvent transportés, par M. Michelet, dans un monde où tout est spectacle et sensation, où ils ne connaissent pas le doute, et, dans leur éblouissement, ils conçoivent pour l’enchanteur une admiration emphatique. M. Michelet, qui n’est pas homme à se satisfaire d’un succès contestable, a compris heureusement que la précision et le coloris, la logique et le sentiment, peuvent être conciliés. Déjà, il a pris de lui-même une prudente direction ; il est dans la vigueur de l’âge et du talent ; puisse-t-il parvenir enfin à mettre d’accord tous ses juges !


A. Cochut.
  1. À ce sujet, nous avons relu une intéressante analyse des travaux de Gans, dans l’Introduction à la science du droit, de M. Lerminier, qui a su donner à une bienveillante exposition le piquant et la portée d’une critique.
  2. Dans l’appendice de son Histoire romaine.
  3. Histoire de France, tom. Ier, pag. 183.
  4. Barnave était Dauphinois.
  5. Récits des temps mérovingiens, partie critique, t. Ier, p. 213.