Histoires insolites/Conte de fin d’été

CONTE DE FIN D’ÉTÉ

À Monsieur René Baschet.


— Comment la chaîne des êtres créés se briserait-elle à l’Homme ?
Les Platoniciens du xiie siècle.


En province, au tomber du crépuscule sur les petites villes, — vers les six heures, par exemple, aux approches de l’automne, — il semble que les citadins cherchent de leur mieux à s’isoler de l’imminente gravité du soir : chacun rentre en son coquillage au pressentiment de tout ce danger d’étoiles qui pourrait induire à « penser ». — Aussi le singulier silence, qui se produit alors, paraît-il émaner, en partie, de l’atonie compassée des figures sur les seuils. C’est l’heure où l’écrasis criard des charrettes va s’éteignant du côté des routes. — À présent, aux promenades, — « cours des Belles-Manières » — bruit, plus distinctement, par les airs, sur l’isolement des quinconces, le frisson triste des hautes feuillées. Au long des rues s’échangent, entre ombres, des saluts rapides, comme si le retour à de banals foyers compensait les lourds moments (si vainement lucratifs !) de la journée vécue. Et, des reflets ternes de la brune sur les pierres et les vitres, de l’impression nulle et morne dont l’espace est pénétré — se dégage une si poignante sensation de vide, que l’on se croirait chez des défunts.

Or, chaque jour, à cette heure vespérale, en l’une de ces petites villes, et dans la plus déserte allée du mail, se rencontrent, d’habitude, deux promeneurs, habitants assez anciens déjà de la localité. Tous deux, certes, doivent avoir franchi la cinquantaine : leur mise recherchée, leur fin linge à dentelles, le suranné de leurs longs vêtements, le brillant de leurs chapeaux large bord, leur tenue encore fringante, leurs allures, enfin, parfois étrangement conquérantes, tout, jusqu’aux boucles de leurs trop élégants souliers décèle on ne sait quels verts-galants endurcis.

À quoi riment ces airs vainqueurs, au milieu d’un agrégat d’êtres négatifs, d’une bisexualité quelconque, en le mental desquels l’interjection, « Que faire !… » ne saurait surgir ?

Le jonc à pomme d’or aux doigts, le premier advenu s’engage sous les arbres solitaires où bientôt survient son ami. Chacun, à tour de rôle, sur de mystérieuses pointes de pieds, s’approche : puis, se penchant à l’oreille de l’autre, et protégeant d’une main le chuchotement de ses paroles, murmure de fort surprenantes phrases analogues, par exemple, à celle-ci (aux noms près) :

— Ah ! mon cher ! la Pompadour a été charmante, hier au soir !

— Dois-je vous féliciter ? réplique, non sans un sourire assez infatué, l’interlocuteur.

— Peuh !… S’il faut tout dire, je lui préfère encore cette délicieuse du Deffant. — Quant à Ninon…

(Le reste s’achève à voix basse et le bras passé sous celui du confident.)

— Soit ! reprend alors celui-ci, les yeux au ciel, mais Sévigné, mon cher !… ah ! cette Sévigné !…

(On marche ensemble, sous les vieux ombrages ; la nuit va bleuir et s’allumer.)

— Aujourd’hui même, je dois l’attendre, sur les neuf heures, ainsi que la Parabère, bien que ce diable de régent…

— Tous mes compliments, mon bien cher. Oui, ne sortons plus du grand siècle. Je ne compte, sur mes tablettes, que trois adorées du très ancien temps, moi : premièrement Héloïse…

— Chut !

— Ensuite, Marguerite de Bourgogne.

— Brrr !

— Enfin, Marie Stuart.

— Hélas !

— Eh bien, j’ai reconnu que le charme de ces dames de jadis le cédait à celui des dames de naguère.

Ce disant, l’étonnant blasé pirouette sur un talon — qu’empourpre, ou rubéfie, parfois, au travers des branchages plaintifs, quelque dernier rayon du soir.

— Restons, désormais, dans les Watteau ! conclut-on d’un air entendu, connaisseur et péremptoire.

— Ou les Boucher, — qui lui est supérieur.

Continuant d’une plus discrète voix, l’on s’enfonce dans les allées latérales. Du côté des maisons, là-bas, les rideaux blancs des croisées, çà et là, de lueurs claires et vives s’inondent : et dans l’obscurité des rues, de soudains réverbères palpitent. Derrière nos causeurs s’allongent leurs propres ombres, qui semblent renforcées de toutes celles dont ils devisent. Bientôt, après un cérémonieux et cordial serrement de main, le duo de ces plus qu’étranges céladons se sépare, chacun d’eux se dirigeant vers son logis.

— Qui sont-ce ?

Oh ! simplement deux ex-viveurs des plus aimables, d’assez bonne compagnie même, l’un veuf, l’autre célibataire. La destinée les a conduits et internés, presque en même temps, en cette petite ville.

lueurs moyens d’exister ? À peine quelques inaliénables rentes, échappées au naufrage : rien de superflu. Ici, tout d’abord, ils ont essayé de « voir le monde » : mais, dès les premières visites, ils se sont retirés, pleins d’effroi, dans leurs modestes demeures. N’y recevant plus que leur quotidienne ménagère, ils se sont reclus en une parfaite solitude.

— Tout ! plutôt que de fréquenter les si Honorables vivants de l’endroit !

Pour échapper au momifiant ennui que distille l’atmosphère, ils ont essayé de lire. Puis, écœurés par les livres de hasard pris à l’affreux cabinet de lecture — au moment, enfin, d’y renoncer et de borner leurs espoirs à de peu variées causeries (coupées, même, d’éperdues parties de cartes) entre eux seuls — voici que de fantasmatiques ouvrages, traitant des phénomènes dits de spiritisme, leur sont tombés entre les mains. Par manière de tuer le temps, et mus aussi par une certaine curiosité sceptique, — ils se sont risqués en de falotes et gouailleuses expériences. On s’évertuait, s’excluant du « monde », à se créer des relations de « l’autre monde ». Remède héroïque ! soit ; mais, à tout prendre, jouer aux petits papiers avec de belles défuntes (s’il se pouvait) leur semblait beaucoup moins insipide que d’écouter les propos des gens du lieu.

Donc, en leurs soyeux petits salons, l’un mauve, l’autre bleu pâle, sortes de boudoirs meublés avec un goût tendrement suggestif, qu’éclairait à peine la lueur — tamisée par le riche abat-jour à rubans — de la lampe baissée, ils se sont livrés à de d’abord anodines et gauches évocations. — Ah ! quelle source d’agréables soirées, pourtant, s’il leur était tôt ou tard donné de discerner de ravissants mânes, — d’exquises ombres, assises sur ces coussins aux nuances éteintes, qu’ils disposèrent à cet effet !… Aussi, lorsqu’après diverses tentatives passablement dérisoires leurs guéridons respectifs se mirent — là, tout à coup, sous leurs prunelles à la longue hypnotisées — à remuer, tourner et parler, ce fut, en tout leur être, une liesse profonde. Un filon d’or apparaissait à ces délicieux porions perdus en une mine d’insignifiance.

Leur nostalgie devait se prêter bien vite, et volontiers, à tout un ensemble de concessions que, d’ailleurs, certains effets réels sont de nature à suggérer. Y prendre goût, jusqu’à s’illusionner en des émois semi-factices, aider le sortilège de quelque bonne volonté, afin de voir, quand même, à tout prix, se tramer, sur la transparente et les pâlissements de l’ambiante pénombre, des formes de belles évanouies, acquérir, à force de patience, une sorte de paradoxale crédulité dont il leur était doux de se duper mélancoliquement les sens, — ils n’y résistèrent pas. En sorte que, bientôt, leurs soirées se passèrent en de subtiles et ténébreuses causeries, qui, parfois, devenaient vaguement visionnaires. Et, l’habitude s’invétérant, des sensations de présences merveilleuses, flottantes comme autour d’eux, leur sont devenues familières.

Maintenant, ils offrent le thé, tous les soirs, à ces visiteuses. Ils s’empressent, — et leurs robes de chambre pou-de-soie, l’une couleur carmélite, l’autre nuance gris minime, aux agréments tabac d’Espagne, puent légèrement le musc, par une prévenance d’outre-tombe dont il leur est su gré peut-être. Au milieu de colloques idéals, ils ressentent le parfum d’approches charmantes, d’une ténuité fugitive, il est vrai, mais dont se contente la souriante mélancolie de leur pimpante sénilité. En cette petite ville, dont ils ont su annuler le voisinage, leur arrière-saison s’écoule ainsi, de préférence en mille vagues bonnes fortunes, aux faveurs rétrospectives, dont ils effeuillent les posthumes roses : et ce sont, le lendemain, de mutuelles confidences, sous l’assombrissement des hautes ramures que froissent les souffles du crépuscule, sur le « cours des Belles-Manières ».

Dans le trouble des débuts, ils ont un peu laissé toutes ces dames de l’Histoire défiler en leurs inquiétants petits salons ; mais ils ne flirtent plus, à présent, qu’avec les piquants fantômes du dix-huitième siècle ! Leurs guéridons, aux marqueteries qu’ils parsèment de fleurs du temps, oscillent sous leurs mains galantes, et, comme sous le poids d’ombres gracieuses, se balancent en des allures qui rappellent souvent telles enguirlandées escarpolettes de Fragonard.

(Oh ! l’on se retire vers les dix heures et demie — à moins que des reines ou des impératrices, par hasard, soient venues ; l’on veille, alors, jusqu’à onze heures, par déférence.)

Certes, avec des roquentins vulgaires, un tel passe-temps pourrait entraîner des dangers graves — et de bien des genres : — heureusement, tout au fond de leurs pensées, nos fins et doux personnages ne sont pas dupes !… Comment seraient-ils assez sots pour oublier que la Mort est chose décisive et impénétrable ?… — Seulement, à la vue des gavottes alphabétiques esquissées par leurs guéridons, ces « médianimisés » — d’un christianisme un peu somnolent sans doute, mais inviolable en ses intimes réserves — ont fini par se persuader qu’il est, peut-être, à l’intérieur des airs, des lutins joueurs, des esprits gracieux, doués d’espièglerie, qui, s’ennuyant aussi, tout comme les passants humains, acceptent, pour tuer le temps, de se prêter, sous le voile des fluides (et surtout avec des vivants aimables) à cet innocent jeu de l’Illusion, — comme des enfants qui endossent quelque vieille robe à fleurs d’autrefois, et se poudrent avec de charmants rires !… — et… que ces esprits et ces vivants peuvent, alors, se chercher à tâtons, s’apparaître par aventure, en s’aidant d’un soupçon de mutuelle crédulité, — s’effleurer, se prendre même, très soudainement, la main… puis s’effacer, de côté et d’autre, dans l’immense cache-cache de l’univers.