Histoire socialiste/La Convention/La mort du roi et la chute de la Gironde


Le procès du roi, pages 855 à 964. — politique extérieure et organisation militaire, 964 à 999. — Agitation des sections ; Jacques Roux, Chalier, 999 à 1076. — Nouvelles de Belgique ; intrigues de Dumouriez ; création du tribunal révolutionnaire ; Dumouriez et Danton ; prodromes révolutionnaires ; Hébert ; le café Corazza ; les pétitionnaires, 1076 à 1142. — En Vendée, 1142 à 1162. — Hallucinations girondines ; trahison de Dumouriez ; la Gironde contre Danton ; procès et triomphe de Marat, 1162 à 1198. — La guerre des partis dans les sections ; les Comités de surveillance ; la Gironde et la Montagne dans les départements ; le corps à corps des partis ; la Commission des Douze ; l’arrestation d’Hébert ; tactique de Robespierre ; le rôle de Garat ; les sections et la Commune, 1162 à 1372. — Nuit du 30 au 31 mai ; journée du 31 mai ; l’Évêché ; le 2 juin, 1372 à 1447. — Causes de la chute de la Gironde, 1447 à 1464.



pages 855 à 900pages 901 à 950pages 951 à 1000pages 1001 à 1050pages 1051 à 1100pages 1101 à 1150pages 1151 à 1200pages 1201 à 1250pages 1251 à 1300pages 1301 à 1350pages 1351 à 1400pages 1401 à 1450pages 1451 à 1464



LA MORT DU ROI
ET LA CHUTE DE LA GIRONDE

C’est le 10 août 1792 que Louis XVI avait été suspendu de ses fonctions de roi et enfermé au Temple. C’est le 21 janvier 1793 qu’il monta sur l’échafaud. Comment la Révolution mit-elle cinq mois et demi à le juger et à le frapper ? Elle avait un intérêt immense à aller vite. Si le roi avait été jugé et exécuté en octobre, dès la réunion de la Convention, le pays eût été encore sous l’impression de la journée du Dix-Août, et, tout ému de colère, il eût accepté plus aisément le coup audacieux qui était porté. Puisque la Révolution voulait, par un acte irréparable, décourager les royalistes et étonner l’Europe, c’est par là que la Convention aurait dû ouvrir ses travaux. Elle eût ainsi marqué toute son œuvre d’un sceau infrangible. De plus, à la fin de septembre et en octobre, l’Europe était dans la stupeur des victoires inattendues de la Révolution. La mort du roi eût aggravé cette stupeur en un complet désarroi : et il est possible que la coalition européenne se fût dissoute.

En tout cas, en septembre et octobre, l’Angleterre ne paraissait nullement décidée à la guerre : et sans doute le jugement du roi, rapide et terrible, n’eût pas suffi à l’y décider. Le monde aurait été comme surpris par la rapidité de l’événement, et immobilisé sous les éclats de la foudre.

Pourquoi la Convention traîna-t-elle ? C’était le mandat primordial qu’elle avait reçu. La Législative ne s’était séparée que pour que la nation elle-même prononçât sur le sort et de la royauté et du roi. La royauté fut abolie le 21 septembre. Il fallait d’urgence, et aussitôt après, fixer le sort du roi. La Convention, malgré son audace, éprouvait-elle un trouble secret ? Était-elle retenue, devant cet homme que l’infortune avait rapproché de l’humanité sans lui ôter tout à fait le prestige d’une royauté séculaire, par un reste de superstitieux respect et un commencement de pitié ? Elle s’embarrassa d’emblée dans des difficultés de forme et dans des scrupules juridiques.

« Louis XVI est-il jugeable pour les crimes qu’on lui impute d’avoir commis sur le trône constitutionnel ? Par qui doit-il être jugé ? Sera-t-il traduit devant les tribunaux ordinaires, comme tout autre citoyen accusé de crime d’État ? Déléguerez-vous le droit de le juger à un tribunal formé par les assemblées électorales des 83 départements ? N’est-il pas plus naturel que la Convention nationale le juge elle-même ? Est-il nécessaire ou convenable de soumettre le jugement à la ratification de tous les membres de la République, réunis en assemblées de communes ou en assemblées primaires ? »

Voilà les questions que pose Maillié au début de son rapport préliminaire du 7 novembre et que le comité de législation avait « longuement et profondément agitées ». À vrai dire, ce long débat était assez vain. Comment s’arrêter un moment à la thèse de l’inviolabilité royale ? Sans doute, la Constitution déclarait la personne du roi inviolable, et elle ne rendait responsables que les ministres. Ou bien, pour certains actes déterminés, elle constatait que le roi « était censé avoir abdiqué », et elle prononçait sa déchéance. Mais toute cette procédure constitutionnelle suppose que la Constitution elle-même n’est pas atteinte dans la racine. Si la faute du roi, si sa trahison même ne mettent pas la nation et la liberté en péril mortel, si la royauté peut survivre au roi, alors, oui, c’est selon la Constitution que le roi doit être jugé, puisque la Constitution demeure. Mais si le roi, par une longue conspiration, a ruiné la Constitution elle-même, si, par sa connivence avec l’étranger armé pour la détruire, il l’a presque frappée à mort, si la juste colère excitée par son crime a obligé le peuple exaspéré et défiant à une Révolution nouvelle, comment appliquer au roi une Constitution dont, par sa faute, il ne reste plus rien ?

En fait, depuis le Dix-Août, la France était, non à l’état constitutionnel, mais à l’état révolutionnaire. La suspension du roi et son internement au Temple étaient des actes révolutionnaires. La Convention elle-même était une assemblée révolutionnaire, puisqu’elle n’avait pas été convoquée en vertu de la Constitution de 1791, et puisqu’elle avait reçu du peuple des pouvoirs illimités comme la Révolution. C’était donc manifestement en assemblée révolutionnaire qu’elle devait juger, et il était assez étrange que l’on discutât là-dessus.

Elle était visiblement le seul tribunal révolutionnaire ayant qualité pour juger. Remettre le jugement à un jury formé de deux jurés par département, que les corps électoraux auraient choisis, eût été un dangereux enfantillage. C’eût été une parodie des formes ordinaires de la justice, car ce jury n’aurait pu, en une question où la vie même de la nation était engagée, échapper aux mouvements passionnés de l’opinion, et aux indications, aux suggestions impérieuses de la Convention elle-même. Cet acte de jugement était, par excellence, un acte de souveraineté, puisque tout le destin de la liberté et de la patrie y était attaché. C’était donc le souverain, c’est-à-dire la nation elle-même représentée à la Convention, qui devait juger. Il n’y avait plus de Constitution, puisque celle de 1791 avait été abolie et que la nouvelle n’était pas formulée encore.

Dans cet intervalle entre les Constitutions, il ne restait plus qu’un pouvoir : la nation, ou plutôt tous les pouvoirs revenaient à elle comme à leur source. C’est précisément parce que la Convention n’avait pas un mandat purement judiciaire, mais un mandat politique, un mandat total, qu’elle devait juger : car il était impossible de séparer le jugement de Louis XVI du jugement d’ensemble porté sur l’état politique et social de la France. C’eût été démembrer la souveraineté et la diviser mortellement contre elle-même que de détacher, du pouvoir politique total qu’exerçait la Convention, le jugement du roi où la vie politique totale de la nation était enveloppée. Et qu’on n’objecte pas que la nation était à la fois juge et partie, et que cela est contraire à toute justice. Quand un roi a trahi une nation, où trouver, dans cette nation même, un citoyen qui ne soit pas à la fois juge et partie ?

« Faudra-t-il donc, s’écriait un Conventionnel, chercher des juges dans une autre planète ? »

Il serait étrange que la nation fût désarmée de son droit de juger par l’immensité même du crime qui, en blessant toute conscience et toute vie, retire à tout un peuple et à tous les individus de ce peuple la vulgaire impartialité du juge. En ce sens, ce n’est pas seulement à la Convention, c’est à la nation tout entière que de Sèze aurait pu dire : « Je cherche en vous des juges et je ne trouve que des accusateurs ». Mais ces paroles ne sont terribles que pour Louis XVI qui, en trahissant tout un peuple, obligeait tout un peuple à être à la fois accusateur et juge.

Mais, dès lors, n’y aurait-il pas eu plus de franchise à frapper et à ne pas juger ? C’est ce que disent à la fois, par une curieuse rencontre, Kant et Robespierre. Kant considère que la Révolution aurait eu le droit, par exemple au Dix-Août, de frapper le roi, comme on frappe un ennemi dans le combat, mais que prétendre le juger, en substituant un droit nouveau au droit ancien, c’était une dérision.

« Et moi, s’écria Saint-Just dans son discours du 13 novembre, je dis que le roi doit être jugé en ennemi ; que nous avons moins à le juger qu’à le combattre… Je dirai plus : c’est qu’une Constitution acceptée par un roi n’obligeait pas les citoyens ; ils avaient, même avant son crime, le droit de le proscrire et de le chasser. Juger un roi comme un citoyen, ce mot étonnera la postérité froide. Juger, c’est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et un roi ?… Le procès doit être fait à un roi non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d’avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation, et de quelques illusions, de quelques conventions que la royauté s’enveloppe, elle est un crime éternel contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer. Elle est un de ces attentats que l’aveuglement même de tout un peuple ne saurait justifier. …On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. »

C’est un sophisme. Car si Saint-Just ne fait pas abstraction de l’histoire il est obligé de reconnaître que l’institution de la royauté n’est pas l’œuvre de quelques hommes audacieux, elle a répondu à des nécessités historiques, et tout ce qu’il est permis de dire en 1792, c’est que ces nécessités ont pris fin, c’est que les nations maintenant peuvent se gouverner elles-mêmes. Et alors la question se pose : De quel droit faire payer à l’individu qui fut roi une longue fatalité dont il n’est pas plus responsable que les autres hommes ? Ou si Saint-Just fait abstraction de l’histoire, s’il prolonge dans le passé l’heure présente, s’il croit et s’il dit qu’à chacun des moments des siècles écoulés les hommes auraient pu secouer le joug royal comme ils le secouent maintenant, c’est l’humanité toute entière qui est criminelle, et les peuples doivent se châtier eux-mêmes de leur long et lâche esclavage, comme ils doivent châtier les rois de leur longue et arrogante domination.

En vain Saint-Just allègue-t-il que l’aveuglement des peuples n’excuse pas l’usurpation des rois : il n’excuse pas non plus l’abjecte servilité des peuples. Et, ici encore, pourquoi concentrer, sur la seule tête de Louis XVI, un châtiment qui doit frapper le front humilié des peuples comme le front superbe des rois ? Ainsi, dire que Louis XVI doit être frappé, non à raison des crimes qu’il a commis dans l’exercice de sa fonction de roi, mais à raison de sa seule qualité de roi, c’est se montrer trop sévère pour un seul homme, trop indulgent pour l’humanité complice.

Aussi bien, il n’est pas vrai qu’entre le roi Louis et le peuple de France il n’y eût aucun de ces rapports de justice qui permettent en effet de juger. Depuis la Révolution de 1789, une transaction était intervenue entre la tradition historique et le droit nouveau, entre l’institution royale et la souveraineté populaire. Cette transaction aurait pu durer, si la royauté avait été honnête et fidèle à sa propre parole. C’est la Constitution même qui était, entre le roi et la nation, « le rapport de justice » nié par Saint-Just. Et même quand la Constitution fut tombée, la nation gardait le droit de demander compte à Louis XVI des trahisons qui avaient annulé le pacte de la royauté et du peuple. Le roi n’était pas libéré de sa félonie par la chute de la Constitution envers laquelle il avait été félon. Et c’est cette félonie que la nation avait le droit de juger.

Robespierre, dans son discours du 3 décembre, conclut dans le même sens que Saint-Just, mais pour des raisons autres. Comme lui, il veut qu’il n’y ait pas de jugement, il veut que le roi soit exécuté sans procès, comme un ennemi.

Mais ce n’est pas sa qualité de roi qu’il invoque : ce sont les crimes qu’il a commis contre la nation. « Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le néant. »

Entre Louis XVI et la Révolution la lutte est engagée. Le Dix-Août est un premier coup : la mort sera le second. Au Dix-Août, le peuple n’a pas prétendu porter un jugement : il a frappé, pour se défendre. Il va frapper maintenant le coup décisif, pour se débarrasser à jamais du tyran. « Il faut que le tyran meure, pour que la patrie vive. » Juger Louis XVI, c’est supposer qu’il peut être innocent : et si Louis XVI est innocent, c’est la France qui est rebelle, c’est la Révolution qui est un crime. Donc, pas de procès, pas d’acte d’accusation, pas d’avocat, pas de jugement, pas de lenteurs nouvelles, mais une mesure de salut public.

Ce qu’il y a de fort dans la thèse de Robespierre, c’est qu’il n’y a pas jugement là où la sentence s’impose d’avance au juge, quelle que soit la défense de l’accusé. Or, après le Dix-Août, il n’était pas possible à la Convention de proclamer l’innocence de Louis XVI sans déchaîner la contre-révolution. Il était hardi, et, en un sens, il était noble de proclamer cette nécessité vitale de la Révolution et de ne pas embarrasser de formes judiciaires l’acte de salut de la liberté et de la patrie.

Mais c’était une pensée trop forte pour la conscience hésitante et troublée de la France Celle-ci n’avait pas l’audace de frapper ainsi sans jugement. Elle ne voulait pas se priver elle-même du bénéfice des crimes de Louis XVI, et ces crimes elle voulait qu’ils fussent constatés, pour la nation et pour le monde, selon les formes essentielles de la justice, par un débat public où l’accusé pourrait se faire entendre. Peut-être la hautaine et sommaire procédure de Saint-Just et de Robespierre eût-elle été possible au lendemain même du Dix-Août : alors le décret de mort porté sans jugement contre Louis XVI eût apparu comme la suite de la bataille. En décembre, il était trop tard ; Robespierre constatait lui-même le changement des esprits :

« A l’époque du mois d’août dernier, tous les partisans de la royauté se cachaient ; quiconque eût osé entreprendre l’apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître. Aujourd’hui, ils relèvent impunément un front audacieux… » Et Robespierre conclut : « Hâtez-vous : ne perdez pas encore du temps en formalités hypocrites ou timides. »

Mais, sans doute, il n’était plus possible de prononcer aussi sommairement sans heurter le sentiment public. M. Ernest Hamel, dans son Histoire de Robespierre, écrit à ce propos :

« Est-il vrai qu’en ce moment Marat, se penchant vers Dubois-Crancé, lui ait dit : « Avec ces doctrines-là, on fera plus de mal à la République que tous « les tyrans ensemble » ? C’est du moins ce qu’a prétendu un historien très consciencieux (Villiaumé) ; mais nous n’en croyons pas un mot, pour trois raisons : D’abord, parce que de tels scrupules nous paraissent essentiellement contraires au génie et aux habitudes de Marat ; en second lieu, parce que Dubois-Crancé, personnage fort équivoque, ne mérite aucune créance ; enfin parce que l’on a complètement omis de nous donner la moindre preuve de l’authenticité d’une pareille allégation. »

Visiblement, M. Hamel est scandalisé à l’idée que Marat a pu trouver Robespierre excessif et impolitique. Et il se fait de Marat une idée assez fausse. Celui-ci était parfois très avisé et très prudent, attentif à ne pas surexciter les forces de contre-révolution. Précisément, en ce mois de décembre, il blâme Cambon d’avoir, par sa motion sur le budget des cultes, « soulevé les prêtres constitutionnels », et il insère une lettre de quelques-uns d’entre eux.

Sur le procès même de Louis XVI, il est certain qu’il condamne la méthode de Saint-Just et de Robespierre. On sait qu’il tenait Robespierre en très haute estime : c’est le seul homme qu’il n’ait jamais attaqué. De même, il avait été frappé par les premiers discours de Saint-Just, et il caractérise sa manière avec beaucoup de finesse :

« Le seul orateur, écrit-il le 1er décembre, qui m’ait fait quelque plaisir à la tribune, c’est Saint-Just. Son discours sur les subsistances annonce du style, de la dialectique et des vues. Lorsqu’il sera mûri par la réflexion et qu’il renoncera au clinquant, il sera un homme : il est penseur. »

Mais, sur ce point, il se sépare de Saint-Just et de Robespierre. Je note qu’il ne loue pas le discours de Saint-Just sur Louis XVI. En fait, l’opinion très nette de Marat est que Louis XVI doit être jugé selon les formes. Il craint que si ses crimes les plus évidents ne sont pas rappelés au pays en un procès solennel, la sentence de mort rencontre des résistances. Il dit dans son opinion :

« Votre Comité de législation a fait voir, par une suite de raisons tirées du droit naturel, du droit des gens, du droit civil, que Louis Capet devait être amené en jugement. Cette marche était nécessaire pour l’instruction du peuple : car il importe de conduire à la conviction, par des routes différentes et analogues à la trempe des esprits, tous les membres de la République. »

Or, il est clair que le procédé sommaire de Robespierre ne lui paraît pas de nature à produire la conviction : il n’est pas « analogue à la trempe des esprits ». Et comme Marat a déposé son opinion écrite à la Convention le 3 décembre, précisément le jour même où parlait Robespierre, il est très vraisemblable qu’il a marqué quelque irritation des vues de celui-ci. La thèse intransigeante et tranchante de Robespierre pouvait donner à Marat, par contraste, une apparence de modérantisme. Si M. Hamel n’avait pas été absorbé et fasciné par la contemplation de Robespierre, s’il s’était reporté aux écrits de Marat, il aurait trouvé très plausible le propos que lui attribue Dubois-Crancé. Marat insiste sur son idée : Louis XVI doit être jugé avec apparat et sévérité. Et, dans le numéro du 13 décembre il se plaint, lui si pressé pourtant d’aboutir, d’impatiences irréfléchies qui risquent d’ôter au jugement de la Convention une part de son autorité :

Fragment du Mémoire adressé à la Convention Nationale par les défenseurs de Louis XVI.
(D’après un document des Archives nationales.)

« C’est avec douleur que j’ai vu les membres patriotes de cette assemblée donner à plein collier dans le piège qu’on leur tend. Comment ne sentent-ils qu’on cherche à les jeter dans de fausses mesures, en les poussant à juger Louis Capet avec précipitation ! Je les rappelle à la réflexion. C’est dans le plus grand calme et avec sagesse qu’ils doivent prononcer sur le sort de l’ex-monarque, moins pour leur propre honneur que pour ôter à ses suppôts le prétexte de les calomnier, en les accusant de l’avoir égorgé avec le glaive des lois. »

Marat songe évidemment ici à la séance du 12, où quelques membres de l’extrême-gauche proposèrent qu’un délai de quatre jours seulement fût accordé à Louis XVI pour examiner les pièces et présenter ou faire présenter sa défense. Marat était si préoccupé de ménager l’opinion publique, je dirais presque l’opinion moyenne, qu’un moment il fut accusé de tiédeur et qu’il dut s’expliquer dans son journal.

« En reportant Louis Capet sur le trône, après sa fuite vers l’ennemi, les représentants de la nation lui ont remis tous ses crimes antérieurs. Or, s’il convient de lui faire son procès d’après la Constitution, du moins pour fermer la bouche à ses suppôts, je pense qu’il faut se borner aux chefs d’accusation postérieurs à cette époque. De cette observation si simple, les amis ont conclu que je faisais beau jeu au tyran ; les ennemis, que je m’apitoyais sur son sort : ceux-ci ont cherché à cela du mystère ; ceux-là y ont vu une étourderie abominable.

« … Au reste, pour peu que la Convention s’aperçoive que les défenseurs de Louis Capet abusent des formes juridiques qu’elle a permises, non pour sauver le tyran, mais pour mettre en évidence ses crimes et prouver à l’univers qu’en le condamnant, elle ne condamne pas à mort un innocent, elle est toujours la maîtresse de rejeter ce mode vicieux, de faire justice d’un monarque conspirateur, et de le traiter en ennemi public pris les armes à la main. »

Ainsi, Marat ne se ralliera au point de vue de Robespierre et de Saint-Just que si l’autre méthode, le jugement selon les formes juridiques, suscite des difficultés et ne résout pas la crise ; mais, au fond, sa conception est directement contraire à la leur. Bien loin de ne voir dans le roi que sa qualité de roi, bien loin même de le traiter comme si toute la nation ne voyait en lui qu’un ennemi, il veut le juger sur ses crimes et selon la Constitution même. Il lui fait remise des crimes antérieurs à Varennes, parce que l’opinion a pu voir une amnistie dans son rétablissement sur le trône. Encore une fois, il est surprenant que M. Hamel se soit trompé à ce point sur la tactique de Marat.

Mais ce que je veux retenir, c’est que l’opinion de Saint-Just et de Robespierre était une opinion isolée, qu’elle parut à presque toute la Convention un paradoxe, et qu’il n’y avait certes pas là une difficulté capable d’arrêter ou de ralentir le procès. Si la Convention s’était placée nettement, dès les premiers jours, en face du problème, elle aurait certainement décidé, dès la fin de septembre ou le commencement d’octobre, qu’il y avait bien à juger Louis, qu’il devait être jugé par la Convention, et que la garantie des formes juridiques devait lui être largement assurée.

Mais, visiblement, les Girondins qui étaient, en ces premiers mois, les maîtres de la Convention, traînaient les choses en longueur. La Gironde semble frappée d’une sorte de paralysie de la volonté. Elle n’a certes pas formé le ferme propos de sauver Louis XVI, et elle ne songe nullement, à cette date, à ménager et à flatter la contre-révolution. Mais elle hésite à porter un coup décisif, et elle cherche à gagner du temps. En acceptant le ministère des mains de Louis XVI, elle avait joué un rôle de transition ; et elle ne savait point se dégager de ce rôle. Elle avait, avant le Dix-Août, négocié, tergiversé : et elle avait l’impression obscure que si elle déchaînait les événements, c’est par d’autres qu’ils seraient conduits. La mort du roi allait passionner toutes les forces de l’univers, et ce sont les forces les plus brutales, les plus directes qui prévaudraient.

Que restait-il des habiles combinaisons de la politique, que restait-il de l’éloquence elle-même, quand le couteau de la guillotine tranchait les problèmes ? Il faudrait désormais des volontés nettes et coupantes comme lui ; et devant l’engin de mort, symbole d’une politique simple, grandiose et brutale, l’esprit compliqué et incertain de la Gironde se récusait à demi.

Et puis, je ne sais si une sorte de pitié mélancolique n’était pas éveillée en eux par les premières meurtrissures de la vie. Certes, ils ne craignaient point pour eux-mêmes : ils avaient un haut courage ; et d’ailleurs, si leur prestige commençait à être atteint, leur puissance n’était pas ruinée encore, et leur vie n’était point menacée. Mais ils avaient souffert, ils avaient éprouvé les dures vicissitudes de l’opinion ; un moment même, aux journées de septembre, quand Robespierre dénonçait Brissot et ses amis à la Commune, quand un mandat d’arrêt était préparé contre Roland, ils avaient vu luire sur eux l’éclair de la hache. Que toute chose humaine était fragile ! Que la popularité était courte ! Que la vie était précaire !

Ainsi parfois, en de rapides et secrètes mélancolies, le mystère tragique de leur destinée s’inclinait vers le mystère tragique de la destinée royale : leur pensée rencontrait, au seuil du néant, la royauté abolie et le roi menacé. Et, comme des ombres qui se touchent par les bords, le destin de la Gironde semblait parfois contigu au destin du roi. Les Girondins étaient-ils bien sûrs, en frappant, de ne pas se frapper eux-mêmes ? Ils allaient donner à la mort un signal ambigu qu’elle interpréterait peut-être largement. Quelque trouble de conscience aussi était en eux. J’imagine que Brissot, qui était bon et humain, n’avait pas appris sans douleur que Delessart avait été massacré à Orléans. C’est lui qui l’avait envoyé à la Haute-Cour : c’est lui qui, sur des indices bien légers et pour hâter la déclaration de guerre, l’avait fait décréter de trahison. Était-il vraiment un traître ? Cette ombre sanglante devait sans doute importuner Brissot.

D’ailleurs, en exploitant contre Robespierre et Danton les massacres de septembre, la Gironde s’était condamnée elle-même à tenir le rôle de l’humanité et de la pitié. Elle était liée par sa propre manœuvre. À force de représenter ses adversaires comme des anarchistes altérés de sang, elle s’obligeait à témoigner de la répugnance pour toute œuvre de mort. Comme un jour, à la Convention, Jean Bon Saint-André invoquait les morts du Dix-Août pour hâter le jugement du roi : « Voilà, écrivait Brissot, des ombres transformées en bourreaux. »

Enfin, il se peut qu’en octobre et novembre la Gironde ait compté sur la force éblouissante de la victoire pour résoudre toutes les difficultés. Valmy, Jemmapes, Chambéry, Spire, Francfort, la Belgique, la Savoie, l’Allemagne… qui sait si l’Europe effrayée et fascinée ne demandera point la paix ? Est-il sage de rendre les négociations plus difficiles en jetant aux rois la tête d’un roi ? Et ne sera-t-il point glorieux à la liberté victorieuse de faire grâce de la vie au roi félon et parjure ? Ce sera effacer, pour le monde, la tache de sang que septembre a mise au front de la République. Ce sera ouvrir une ère d’humanité apaisée ; et la victoire de la Gironde sera complète : victoire sur la contre-révolution et sur le vieux monde, victoire sur « l’anarchisme meurtrier » et sur la barbarie.

Voilà les pensées qui flottaient dans l’esprit de la Gironde. Mais elle ne les formulait point en une politique courageuse et claire. La clémence envers le roi était liée à la paix avec le monde. Or, tantôt Brissot pressentait le péril de la guerre illimitée, tantôt il se laissait aller aux imprudentes effusions de la propagande révolutionnaire universelle. L’amnistie pour le roi supposait aussi l’amnistie pour les révolutionnaires. Il eût été monstrueux d’épargner le traître, et de frapper ceux qui avaient été conduits jusqu’au délire du meurtre par sa trahison. Or, la Gironde dénonçait sans cesse et menaçait les hommes de septembre, c’est-à-dire dans l’état de confusion où étaient restées les responsabilités, tout le peuple de Paris. En déchirant le voile qu’elle avait d’abord consenti à jeter sur les journées de septembre, la Gironde rendait impossible à la nation de jeter sur les crimes du roi un voile de dédaigneuse pitié. Ainsi, il n’y avait dans la politique de la Gironde qu’obscurité et contradiction ; et ne sachant pas précisément ce qu’elle voulait, elle n’était plus, malgré son agitation extérieure, qu’une force d’inertie, d’immobilité et d’ajournement.

Marat note que les chefs girondins se sont abstenus de prendre part au débat sur l’inviolabilité royale :

« On se rappelle, écrit-il le 6 décembre, le projet des meneurs de la clique rolandine (projet que j’ai dénoncé il y a quelque temps) de ne point parler à la tribune sur l’inviolabilité de Louis Capet pour ne pas déceler leur royalisme ; mais de faire plaider sa cause par les roquets auxquels ils devaient applaudir de toutes leurs forces pour exciter les applaudissements des spectateurs soudoyés. Ce projet est déjà mis à exécution. On n’a entendu à la tribune ni Guadet, ni Gensonné, ni Lacroix, ni Buzot, ni Brissot, ni Roland, ni Kersaint, mais leurs roquets, Morisson, Valazé et Fauchet plaider en lâches valets de la Cour la cause du tyran. »

Marat oublie que Pétion était intervenu et s’était prononcé avec force contre la thèse de l’inviolabilité. Au demeurant, les Girondins ne pouvaient y adhérer ; et leur plan n’était pas que Louis XVI ne fût point jugé. Mais il reste vrai qu’ils ne s’engagèrent pas à fond contre le roi. Ils voulaient rendre possible un acte final de clémence.

Ils usèrent surtout de deux moyens, pour prolonger les débats, et pour détourner la violence des colères qui menaçaient Louis XVI. D’abord, ils essayèrent de saisir du procès le peuple entier, ou du moins, quelques-uns d’entre eux l’essayèrent : car l’action des Girondins est très diverse et flottante, soit qu’ils fussent incapables de discipline, soit que cette incohérence même, en multipliant les projets, servît leur pensée fondamentale de temporisation. Toutes les fois que le procès semblait faire un pas, la Gironde imaginait une diversion.

Le 3 décembre, la Convention écartait la motion tranchante de Robespierre, qui exécutait Louis XVI sans jugement :

« Louis XVI, traître envers la nation, ennemi de l’humanité, sera puni de mort à la place où les défenseurs de la liberté ont péri le 10 août. »

Et elle adoptait la formule de Pétion :

« La Convention nationale déclare qu’elle jugera Louis XVI. »

Enfin, la marche juridique semblait réglée. Mais le même jour, un des girondins, Ducos, comme pour ouvrir une autre issue aux esprits, transportait le procès devant le peuple. « Les assemblées primaires seront convoquées, et chaque citoyen sera appelé :

« Il s’approchera du bureau, le président lui demandera à haute et intelligible voix : « Acceptez-vous et ratifiez-vous l’abolition de la royauté, et l’établissement de la République en France ?

« Votre vœu est-il que Louis XVI puisse être jugé ?

« Votre vœu est-il que Louis XVI soit jugé sans appel, par la Convention nationale, ou par un tribunal d’attribution spéciale qui sera, à cet effet, commis par la Convention nationale ?

« Ces trois questions seront faites séparément : le citoyen interrogé y répondra aussi séparément par oui ou par non, et à haute et intelligible voix. »

Quand je dis que Ducos portait le procès devant le peuple, je me trompe. Ce n’est pas le fond même du procès qu’il lui soumettait, mais seulement une question préalable de juridiction et de procédure. Je ne m’arrête pas à discuter cette opinion individuelle, mais il est clair que c’était un ajournement indéfini. Or, qu’un homme sympathique aux Girondins ait formulé cette proposition dilatoire, cela est un signe de l’état d’esprit de la Gironde.

Dans la proposition de Ducos, le peuple, avec ses innombrables assemblées primaires, commence à paraître. Et si un Girondin veut lui donner la puissance d’initiative, la Gironde presque toute entière se réserve évidemment de faire de lui, s’il est nécessaire, la puissance d’appel.

Mais Buzot recourut à une autre diversion, plus audacieuse à la fois et plus perfide. Il prit prétexte, le 4 décembre, des paroles de quelques pétitionnaires, pour faire soudain une motion d’ordre, évidemment préméditée :

« J’ai cru comprendre, par le discours du préopinant, qu’on voudrait insinuer dans l’opinion l’idée que des membres de cette assemblée désirent le rétablissement de la royauté en France. Eh bien ! pour écarter tout soupçon, je demande à la Convention de décréter que, quiconque proposera de rétablir en France les rois ou la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être, sera puni de mort. » Et le procès-verbal ajoute : « De nombreux applaudissements éclatent dans toutes les parties de la salle. L’Assemblée, presque entière, se lève en signe d’adhésion à la proposition de Buzot. »

C’était assez bien joué, si toutefois en ces jours terribles, où il fallait surtout de la loyauté et de la décision, le jeu le plus habile n’était pas maladroit. On reconnaît la tactique familière de Buzot. Tout en cherchant à écraser l’extrême-gauche, il tentait de paraître plus révolutionnaire qu’elle. C’est ainsi qu’il aggravait, dans le décret du 15 décembre, les dispositions contre les nobles de Belgique.

Mais, de plus, ici, il avait des arrière-pensées multiples. D’abord, sous couleur de frapper toute proposition royaliste, il donnait crédit aux accusations de dictature lancées par la Gironde contre Robespierre, Marat et Danton. Pourquoi la Convention aurait-elle porté la peine de mort contre quiconque proposerait de rétablir la royauté, si nul, en effet, ne songeait à la rétablir ? Ce décret constatait officiellement des ambitions et des prétentions factieuses. Et ce n’est pas les purs royalistes qu’il visait. Ceux-là, s’ils avaient parlé, auraient demandé ouvertement le rétablissement de la royauté, sous son nom de royauté. Mais en ajoutant, sous quelque dénomination que ce soit, Buzot visait et frappait ceux que, tous les jours, la Gironde dénonçait comme des aspirants à la dictature et au triumvirat.

Il justifiait par là la tactique incertaine et expectante de la Gironde au sujet du roi. Qu’importait, après tout, que la tête du ci-devant roi tombât, si tout un parti songeait à restaurer la royauté ? Ce n’est pas la disparition d’un homme qui pouvait rassurer les patriotes. Qui sait même si ceux qui témoignaient tant de hâte de frapper Louis n’avaient pas formé le dessein d’élever au trône un autre homme plus populaire ou moins compromis ? Qui sait si, en se débarrassant de l’ancien roi, ils ne voulaient pas faire place nette à la royauté ? Voilà l’insinuation formidable cachée dans la motion de Buzot : en Buzot, concentré et haineux, le génie de la calomnie fut parfois aussi profond qu’en Robespierre. Le montagnard Merlin de Thionville, tombant dans le piège, eut la sottise de dire : « Je demande qu’il soit ajouté à la proposition de Buzot, ces mots : à moins que ce ne soit dans les assemblées primaires. » Oui, c’était une sottise et doublement, car le peuple n’a pas le droit de renier sa propre souveraineté, et Merlin faisait vraiment trop le jeu de Buzot. On devine le parti qu’en sut tirer Guadet. Merlin, selon lui, venait de donner la clef de toutes les agitations de l’extrême-gauche : elles tendaient à ramener le despotisme. Voilà donc tout le parti de Robespierre, de Danton, de Marat, transformé en parti royaliste. Admirable opération ! Dès lors, le procès le plus urgent n’était pas le procès du roi : c’était le procès des royalistes. Un Conventionnel s’étant écrié : « Prononçons la mort de Louis XVI ». Louvet lui répondit : « Avant tout, prononçons un décret de mort contre les royalistes. » À Marat, à Robespierre et à Danton, la Gironde réservait ainsi la priorité de l’échafaud : ils auraient le pas sur Louis XVI. L’insinuation se précise : Ils ne veulent perdre le roi que pour donner la couronne à un autre Bourbon. Et comme la Convention vient de décider que « chaque jour elle s’occupera depuis onze heures jusqu’à six, de l’affaire du roi, exclusivement à toute autre, jusqu’à ce qu’elle soit terminée », la Gironde fait élargir ce texte et la Convention adopte une motion additionnelle : « La Convention nationale discutera sans interruption et prononcera sur la famille des Bourbons. »

Vraiment, après ces manœuvres girondines, on ne sait plus au juste quel est le procès qui va se juger : Est-ce bien celui de Louis XVI ? ou est-ce celui des Montagnards accusés de complicité avec le duc d’Orléans aspirant à la royauté ? Mais quel sinistre enfantillage et quelle incohérence lugubre !

Supposons un instant que la tactique de la Gironde ait abouti. Supposons que la France et la Convention soient convaincues que l’extrême-gauche est vendue aux rois. Dès lors, c’est contre Robespierre et son parti que porte tout l’effort révolutionnaire : Louis XVI est oublié au Temple, et le procès du roi a fait place au procès des démocrates. La Révolution est perdue, car elle s’est décimée elle-même et elle a épargné le roi. Ainsi la politique de la Gironde ne pouvait se développer jusqu’à ses conséquences logiques sans tuer la Révolution. Mais il était impossible qu’elle allât jusqu’au bout. Il y avait folie d’espérer qu’au procès du roi se substituerait le procès de Robespierre, et que la nation prendrait vraiment pour des royalistes les démocrates de la Convention. Les Girondins ne pouvaient donc pas détourner le cours des événements : ils ne pouvaient que fausser le problème, énerver le peuple par l’attente et exaspérer leurs adversaires. Et comment, dès lors, pouvaient-ils espérer pour le roi une politique de clémence ?

Pour que la Révolution, après avoir jugé le roi, lui fit grâce de la vie, il fallait que tous les partis réconciliés pussent opposer aux soupçons et aux haines une unanimité généreuse. Et les Girondins ne paraissaient ménager la tête du roi que pour faire tomber la tête de leurs adversaires. Robespierre, exaspéré, se répandait aux Jacobins en paroles implacables.

Cependant, à travers toutes ces intrigues, le procès du roi avançait lentement. L’acte énonciatif d’accusation était prêt enfin. Il était fondé sur les actes publics du roi depuis l’origine de la Révolution et sur les papiers trouvés aux Tuileries. À ceux qui avaient été trouvés dès le 10 août s’étaient joints ceux que Roland, sur les indications du serrurier Gamin, avait découverts le 20 novembre. Louis XVI avait fait pratiquer dans un mur, derrière un panneau, un trou fermé par une porte de fer ; et c’est dans cette « armoire de fer », qu’il cachait des lettres, mémoires et documents. Le serrurier qui avait fait l’armoire, épouvanté de son secret, s’était décidé, après trois mois d’hésitation et d’angoisse, à tout révéler au ministre de l’Intérieur. Roland, en procédant à la saisie des papiers, commit une faute terrible. Avec son habituel orgueil, et son impatience de tout contrôle, il opéra seul. Il ne se fit adjoindre aucun des membres de la Commission chargée de classer et d’étudier les papiers déjà trouvés. Il se réservait ainsi de faire devant la Convention un coup de théâtre. Mais aussitôt, un soupçon formidable s’éleva, et auquel il s’était mis lui-même dans l’impossibilité de répondre.

Qui sait s’il n’a pas fait un choix parmi ces papiers ? Qui sait s’il n’a pas éliminé ceux qui pouvaient compromettre ses amis ? Il les avait lus avant de les porter à la Convention, puisque lui-même déclara lourdement que « plusieurs membres de la Constituante et de la Législative paraissaient y être compromis ». Il avait donc pu faire un triage. Le bureaucrate vaniteux et sot ne pouvait opposer à ces soupçons terribles que « sa vertu ». À vrai dire, on peut tenir pour certain qu’il n’avait détourné aucun document. Mais quelle étourderie chez ce censeur implacable et chagrin, et comme il était temps qu’il disparût ! Mme Roland reconnaît la faute commise :

« Il se conduisit en homme probe et sans défiance ; il n’agit point en politique qui prévoit tout et ménage les amours-propres. Roland n’a point de tort réel dans cette affaire ; mais il y a une faute de conduite et de précaution. »

Au fond, les papiers de l’armoire de fer ajoutèrent peu de chose aux charges qui pesaient sur Louis XVI. Son grand crime, c’est d’avoir trahi la Révolution et la France. C’est d’avoir manqué à la parole que bien des fois il avait donnée à la nation. Or ce crime était suffisamment démontré par toute la conduite de Louis XVI depuis 1789.

« Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude de crimes pour établir votre tyrannie en détruisant sa liberté. »

Et, sur ce thème, l’acte énonciatif rappelait le 17 juin, la marche des troupes royales au 14 juillet, la fuite à Varennes, le massacre du peuple au 10 août.

Ce que les papiers trouvés aux Tuileries établissaient, c’est que Louis XVI avait tenté, au moyen de la liste civile, de corrompre les hommes de la Révolution. Ce qui se mêla de tristement vénal à la politique de Mirabeau, « le grand homme dont on ne peut plus prononcer le nom », comme dit alors un Conventionnel, apparaissait au jour : et la Révolution faisait un crime à Louis XVI de toutes les trahisons ou de toutes les défaillances dont il avait été l’artisan.

dernière entrevue de Louis XVI et de sa famille
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Le document le plus grave, ou qui un moment parut tel, est l’état des pensions que Louis XVI continua à servir à sa garde licenciée, même à ceux des soldats qui avaient émigré. C’était la complicité flagrante avec l’émigration. Mais le défenseur de Louis XVI put établir que ces libéralités avaient cessé quand le roi eut appris qu’en effet les bénéficiaires avaient émigré. Louis XVI, d’ailleurs, tira parti de la maladresse de Roland : il dit qu’il n’avait pas été admis à assister à la saisie et au dépouillement des pièces et que peut-être des documents qui lui auraient fourni le moyen de répondre avaient disparu.

Les Montagnards, qui haïssaient Roland et qui étaient sûrs d’accabler Louis XVI sous d’autres charges, faisaient assez bon accueil à ce système de défense : ils affectaient de ne pas attacher grande importance à ces papiers dont Roland avait, suivant eux, affaibli la valeur probante. En général, d’ailleurs, les révolutionnaires se faisaient une idée inexacte des rapports de Louis XVI avec ses frères et avec les émigrés. Ils prêtaient au roi un plan de contre-révolution, un système de résistance et de trahison beaucoup trop suivi et lié. Ils ne savaient pas, comme nous le savons aujourd’hui par la correspondance de la reine et de Fersen, à quel point l’émigration fut souvent importune à Louis XVI et à Marie-Antoinette, et combien ils la redoutèrent. La complicité du roi avec les puissances étrangères était démontrée ou plutôt rendue sensible à la Révolution par d’innombrables indices ; mais les preuves manquaient. Il n’y avait rien dans les papiers des Tuileries qui fût l’équivalent des charges terribles contenues dans la correspondance de Fersen. Si cette correspondance avait été saisie, la Révolution aurait dû instituer d’emblée un procès de trahison contre la reine aussi bien que contre le roi ; et c’est sans doute une sentence immédiate qui aurait été portée contre celui-ci. Ici encore, l’accusation, mal secondée par des documents incomplets, tâtonnait un peu. Les révolutionnaires ne se représentaient pas très exactement les rapports du roi et des souverains étrangers. Ils ne soupçonnaient pas les résistances opposées par les empereurs d’Autriche aux demandes d’intervention du roi et de la reine. Ils interprétaient mal le traité de Pilnitz, qui était, en réalité, une manœuvre savante pour éluder les instances de la Cour de France. Marat allait jusqu’à supposer qu’on avait fait disparaître des papiers des Tuileries un exemplaire du traité de Pilnitz portant la signature de Louis XVI. L’acte d’accusation ne frappait juste, en ce point, que lorsqu’il reprochait à Louis XVI de n’avoir pas communiqué le traité de Pilnitz aussitôt qu’il l’avait connu. Mais ici encore, la preuve faisait défaut. Louis XVI répondit qu’il l’avait communiqué tout de suite. C’était faux, puisqu’il résulte de la correspondance avec Fersen qu’il l’avait eu en mains dès septembre 1791. Mais on ne pouvait lui opposer aucune pièce décisive. Les papiers des Tuileries furent donc pour les révolutionnaires une déception, et comme ils se heurtaient déjà à des difficultés juridiques, comme il paraissait à beaucoup de Français qu’il était difficile de demander compte à Louis XVI des actes antérieurs à l’acceptation de la Constitution en septembre 1791 et à l’amnistie générale qui l’accompagna, il y eut dans l’accusation un peu de flottement. C’est à cette impression que cédait Marat lorsqu’il demandait qu’abandonnant tout ce qui était ou amnistié ou contestable, on concentrât l’accusation sur la journée du Dix-Août. Elle était, suivant lui, un assassinat du peuple par la fourberie royale, et cela devait suffire. Là il n’y avait pas à discuter, aucune chicane d’avocat n’était possible, et le jugement pouvait être porté en un jour.

La proposition de Marat était puérile, il était impossible d’isoler ainsi la journée du Dix-Août. Le roi ne pouvait être incriminé, pour ses actes de ce jour là, que parce que depuis des années il trahissait sourdement la Révolution. S’il avait été un roi vraiment constitutionnel et loyal, s’il avait été fidèle à son serment, à la liberté et à la nation, le soulèvement du peuple aurait été une révolte coupable, un acte factieux : le roi, en se défendant, aurait défendu la Constitution elle-même et la volonté de la nation, et ce sont les assaillants seuls qui auraient été responsables des accidents de la lutte. Le système arbitraire et impraticable imaginé par Marat témoigne de l’inquiétude et de l’hésitation des esprits.

C’est dans la matinée du 11 décembre que Louis XVI parut pour la première fois à la barre de la Convention pour entendre la lecture de l’acte d’accusation et répondre à l’interrogatoire. Barère présidait. L’habile et distingué député des Hautes-Pyrénées avait grandi vite en autorité depuis les conflits violents des Girondins et de la Montagne. Était-ce par calcul ou par sagesse de tempérament et naturel équilibre d’esprit ? Il avait su se garder des passions haineuses et étroites de l’un et de l’autre parti. Quand Louvet lança sa téméraire accusation contre Robespierre, Barère la fit écarter par l’ordre du jour ; mais en même temps il ne dissimula pas son mépris, ou tout au moins son dédain pour Robespierre, en qui il voyait un petit génie. Ainsi, dans l’équilibre où il se maintenait, il y avait quelque hauteur.

Barère, précisément parce qu’il ne s’engageait à fond dans aucune des passions étroites et partielles qui divisaient et amoindrissaient la Révolution, participait à la grandeur totale de celle-ci : il en démêlait toujours le mouvement d’ensemble, et il savait le rendre visible. Il ne portait pas la Révolution au centre de son être, comme Danton, mais il savait, par un calcul exact des forces, dégager la ligne générale, et il s’y accommodait. Ainsi il retrouvait en souplesse la largeur naturelle d’esprit et de volonté qui faisait de Danton l’égal de la Révolution. Et dans l’adresse de Barère, il y avait encore de la fierté.

La Convention, en l’élevant à la présidence durant ces jours tragiques, avait signifié qu’elle cherchait un point d’équilibre. Elle essayait d’échapper aux agitations furieuses de la Gironde sans tomber sous le sombre despotisme de Robespierre.

La séance du 11 décembre fut assez terne. Il y avait sans doute quelque chose de dramatique à voir le descendant de tant de rois absolus comparaître en accusé devant les représentants de la nation affranchie. C’était la souveraineté d’aujourd’hui jugeant la souveraineté d’hier.

Marat a traduit cette impression avec une assez grande force, non sans un mélange trouble d’orgueil et d’humanité.

« C’était un spectacle bien nouveau et bien sublime pour le penseur philanthrope que celui d’un despote, naguère environné de l’éclat de sa pompe et de l’appareil formidable de sa puissance, dépouillé de tous les signes imposants de sa grandeur passée, et traduit comme un criminel au pied d’un tribunal populaire, pour y subir son jugement et recevoir la peine de ses forfaits. Le règne des préjugés serviles est donc enfin passé ? Oui, il l’est sans retour, même pour les classes du peuple qui avaient été les plus avilies par le despotisme, et chez lesquelles la réflexion pouvait le moins faire éclore le sentiment de la dignité du moi humain, car les tribunes ont vu paraître l’ex-monarque sans donner le moindre signe d’approbation ou d’improbation ; j’aurais dit avec la plus parfaite indifférence, si elles avaient pu être indifférentes au jugement d’un tyran.

« Que devait-il se passer dans l’âme de l’ancien despote des Français, traduit en criminel devant une assemblée de ces hommes, sur lesquels il dédaignait autrefois d’abaisser ses regards, de ces hommes qu’il appelait : mes sujets, de ces hommes qu’il laissait morfondre dans ses antichambres lorsqu’ils venaient demander quelque grâce, de ces hommes que d’insolents valets, couverts des couleurs de la servitude, repoussaient avec dureté, insultaient avec audace, et opprimaient impunément ? À en juger par son air et son maintien, on le croirait insensible au changement de sa fortune et aux dangers de sa position. Hé quoi ! la perte d’un trône brillant et de tous les plaisirs d’une cour voluptueuse n’est donc rien à ses yeux ! On pourrait le croire d’après la manière dont il en jouissait lorsqu’ils étaient en sa possession. Combien de fois, cédant à un goût naturel, n’a-t-il pas quitté ces délices qui font l’objet des désirs de tous les cœurs ambitieux, pour vaquer aux pénibles travaux des arts les plus grossiers, comme si l’instinct, en dépit de l’orgueil, l’eût ramené à la place que lui avait destinée la nature !

« On doit à la vérité de dire qu’il s’est présenté et comporté à la barre avec décence, quelque humiliante que fût sa position ; qu’il s’est entendu appeler cent fois Louis Capet sans marquer la moindre humeur, lui qui n’avait jamais entendu résonner à ses oreilles que les noms de Majesté ; qu’il n’a pas témoigné la plus légère impatience tout le temps qu’on l’a tenu debout, lui devant qui aucun homme n’avait le privilège de s’asseoir.

« Qu’il aurait été grand à mes yeux dans son humiliation, s’il avait été innocent et sensible, et si ce calme apathique fût venu de la résignation du sage aux dures lois de la nécessité ! »

Mais déjà, après le 10 août, après l’internement au Temple, les esprits commençaient à être blasés sur ce grand spectacle de l’histoire. Et rien, dans la séance du 11, ne renouvela l’émotion. L’acte d’accusation était d’une teinte un peu grise. Barère dirigea l’interrogatoire avec convenance et dignité. sans obséquiosité et sans insolence ; mais, pour éviter sans doute l’apparence d’un débat entre l’accusé et lui, il se bornait à poser les questions sans presser Louis XVI, sans essayer de lui arracher ou une explication ou un aveu. Louis XVI, d’autre part, faisait des réponses très brèves, oui ou non, ou bien il disait d’un mot que les faits qui lui étaient reprochés regardaient ses ministres responsables.

Il s’expliquait avec une sobriété prudente comme s’il eût craint de laisser échapper des propos compromettants, et il réduisait, pour ainsi dire, au minimum la surface offerte à l’ennemi. Pas une fois il ne se découvrit par un geste hardi et fier ; et cette rencontre du roi et de la Convention eut je ne sais quoi de médiocre et de placide. Au fond, chacun sentait que cet appareil judiciaire était un peu vain, et que des raisons politiques, des raisons d’État décideraient la sentence, l’inclinant à la clémence ou à la sévérité. La Convention écoutait, dans un silence absolu.

« Souvenez-vous que vous êtes des juges. » Mais ce silence était, si je puis dire, un silence de parade. Ce n’était pas le recueillement de l’esprit inquiet : c’était une formalité toute extérieure et une sorte de convenance. N’arriva-t-il pas au Président de dire (c’est quand Louis XVI comparut de nouveau) : « Qu’aucun murmure ne s’élève ; nous sommes ici à une cérémonie funèbre. »

Ce n’était pas un vivant qu’on jugeait ; c’était, pour beaucoup de juges, le cadavre de la royauté et du roi qu’on exhibait avant de le clouer à jamais dans le cercueil. Le roi, par son effacement, semblait acquiescer à cette sorte de mort tacite. Ce n’est pas qu’il manquât de courage et de fermeté, il répondit avec une tranquillité de visage et d’accent qui attestait une sorte d’impassibilité d’âme ; et cette placidité un peu molle, en face de la mort, n’était pas tout à fait sans grandeur. Ce n’est pas non plus qu’il eût fait dès lors et sans réserve le sacrifice de sa vie. Il est difficile à l’instinct de conservation d’abdiquer tout à fait, et il est ingénieux à susciter l’espérance. D’ailleurs, les lenteurs mêmes du procès, les divisions des partis, les hésitations visibles de la Gironde pouvaient suggérer au roi l’idée que des chances de salut restaient encore. Et c’est peut-être pour les ménager qu’il se livrait le moins possible et s’abstenait de tout éclat. Au demeurant, il manquait d’audace. Il n’avait pas, quoiqu’il fût assez irritable, ces mouvements de passion profonds et soudains qui, tout à coup, font éclater les habitudes de réserve et de prudence, et jaillissent en un cri émouvant.

Peut-être aussi portait-il la peine d’avoir été roi. Le pouvoir absolu supplée, par l’appareil de terreur et de majesté dont il enveloppe le souverain, à l’effort de la personne. Faire un grand effort personnel c’eut été, pour Louis XVI, avouer qu’il n’était plus roi. Toujours, dans sa bonhomie discrète et un peu terne, il y avait eu l’orgueil de la royauté. Et il ne renonçait pas volontiers à cet orgueil indolent.

Enfin, il avait contracté depuis trois ans une sorte de duplicité. Il s’était donné l’air d’accepter la Constitution tout en la trahissant. Mais toujours, dans ce mensonge, il y avait eu quelque chose d’amorti et d’étouffé. Louis XVI avait cru, en ne poussant jamais à bout une seule de ses pensées contradictoires, s’absoudre lui même du reproche de perfidie. Il avait vécu en une sorte d’ambiguïté blafarde, en un horizon fantastique, étrange et brouillé où la royauté qui se couchait à l’Occident et la souveraineté populaire qui se levait à l’Orient, avaient mêlé leurs rayons et leurs ombres. Et cette lueur double, voilée et équivoque, ce demi-jour un peu éteint, vacillant et faux, étaient restés dans sa pensée. Il n’était plus capable, même quand sa vie était en jeu, même devant ses sujets d’hier, devenus ses juges, d’un accès de sincérité violente et simple. Déjà le mensonge, cette mort anticipée, avait fait de lui presque une ombre.

Les Girondins eurent l’impression que cette séance, si pâle qu’elle fût, avait créé de l’irréparable ; aucun incident n’avait surgi qui permît de suspendre, d’ajourner ou même de ralentir la marche du procès. Le roi n’avait excité qu’un intérêt très faible. La Montagne, résolue à le perdre et sachant qu’elle le tenait, le regardait sans colère. Marat, dans sa feuille, affectait, comme on l’a vu, de parler de lui sans violence. Il louait Malesherbes d’avoir courageusement accepté la défense.

Mais c’était là la sérénité abrupte et farouche d’un parti qui savait que la mort était à ses ordres, et qui ne prenait plus la peine de haïr. Les dénégations évidemment mensongères du roi, qui refusa presque toujours de reconnaître sa signature au bas des documents qu’on lui présentait, provoquèrent quelque mépris. Elles détruisirent l’impression favorable produite d’abord par son apparence de bonhomie tranquille et de calme dans le danger ; elles découvraient le fond stagnant et corrompu de mensonge permanent qui dormait sous cette apparente simplicité. Ainsi, le procès allait fonctionner irrésistiblement, et la terrible machine, que les Girondins eux-mêmes, tout en la redoutant, avaient dû mettre en action, ne s’arrêterait plus : d’un glissement doux et presque silencieux elle trancherait enfin la vie du roi. Grand triomphe pour la Montagne qui avait su vouloir, et qui bénéficiait de toute action réelle. Grande défaite pour la Gironde qui ne bénéficiait même plus des actes auxquels elle participait, parce qu’elle paraissait dominée et traînée par la force des événements.

Buzot tenta de réagir et de faire encore une diversion par une manœuvre latérale. Il demanda aussitôt que le duc d’Orléans fût banni. Maintenant qu’il était certain, déclara-t-il, que le roi disparaîtrait, c’est de la disparition de la royauté elle-même qu’il fallait s’assurer. Or, Louis XVI mort ou écarté, le duc d’Orléans devenait, nécessairement et quoi qu’il voulût, un prétendant au trône. Il avait dans les veines le sang des Bourbons, et il avait su en même temps caresser les partis populaires. Quoi de plus dangereux qu’un homme qui pourrait être porté au pouvoir suprême par la force de la popularité et par le prestige encore éclatant de la tradition monarchique ? Je ne sais si les appréhensions de Buzot étaient sincères : je ne le crois pas. Sans doute le duc d’Orléans avait joué depuis l’origine de la Révolution un rôle équivoque. On avait cru surprendre sa main et son or dans les agitations qui aboutirent aux journées des 5 et 6 octobre. Or, à ce moment, il n’y avait pas de républicains en France ; et en renversant Louis XVI, le duc révolutionnaire ne pouvait avoir d’autre but que de le remplacer. Depuis la proclamation de la République, il avait affecté de siéger et de voter avec l’extrême-gauche. Il avait donné à Marat, pour ses presses, une subvention que Roland lui avait refusée. Et peut-être Buzot voyait-il là le jeu éternel des princes démagogues qui, pour aller plus sûrement vers le pouvoir, suivent les crêtes de la Révolution. Le fils du duc d’Orléans, le duc de Chartres, était aux armées, avec Dumouriez : on lui avait ménagé à Jemmapes un rôle éclatant, et par lui un rayon de la gloire révolutionnaire se réfléchissait sur toute la famille.

Buzot et ses amis pouvaient s’imaginer que les farouches démocrates de la Montagne considéraient le duc d’Orléans au moins comme un en-cas. Si la République ne s’acclimatait point en France, si le vieil instinct monarchique se soulevait, le duc d’Orléans serait le roi élu de la Révolution : il serait obligé, pour lutter contre les frères du roi, pour s’assurer contre eux un point d’appui, de conserver dans l’ordre politique et social les principales conquêtes révolutionnaires. Et en outre, il achèterait par de larges prébendes et de belles pensions le silence complaisant de ces Jacobins affamés qui connaissaient le secret de ses intrigues et qui pouvaient le perdre dans l’opinion du monde. Voilà peut-être ce que se disait Buzot, pour justifier et pour nourrir les craintes qu’il affectait. L’histoire, qui a vu aux pieds de Bonaparte tant de révolutionnaires assagis et chamarrés, et qui a ensuite conduit au trône des Bourbons, par le détour d’une Révolution, précisément le fils du duc d’Orléans, ne peut opposer à ces inquiétudes un démenti vigoureux. Pourtant, il est malaisé de croire qu’en ces premiers jours de 1793, quand la République toute neuve était rayonnante de victoire et d’espérance, quand elle faisait battre le cœur de la nation et des armées, les démocrates de la Convention aient pu se livrer aux calculs où s’humilia plus tard la Révolution lassée et exsangue. Buzot ne pouvait pas sérieusement se figurer que Robespierre et Danton et Saint-Just allaient livrer la République et oindre du sang de Louis XVI le front d’un prétendant vicieux, lâche et méprisé. C’était surtout manœuvre et tactique. Tactique redoutable et perfide et qui un moment embarrassa et exaspéra la Montagne. Repousser la motion de Buzot, c’était s’exposer à l’accusation calomnieuse de ménager, en la personne de l’un des Bourbons, l’espoir d’une restauration royale. Sacrifier le duc d’Orléans, c’était proclamer que Louis XVI n’était pas le seul ni peut-être le plus grand péril : c’était avouer que la mort de Louis XVI, si on n’y prenait garde, pouvait être un piège pour la République ; c’était proclamer aussi que les Girondins, qui prenaient l’initiative de la motion contre le duc d’Orléans, étaient les seuls amants, vigilants et jaloux, de la liberté républicaine. Il y avait dans cette manœuvre profonde je ne sais quoi de diabolique. Elle était flétrissante et perverse, et ne pouvait faire que du mal. Elle ôtait, à la mort même de Louis XVI, cette efficacité révolutionnaire, qui est une sorte de légitimité. À quoi servait en effet que Louis XVI pérît, si le couperet ne tranchait pas, pour toute la nation, la royauté elle-même ? Le supplice du roi n’était que la plus vaine, la plus lâche et la plus misérable cruauté s’il ne liait pas la France à la République indissolublement. Quand donc Buzot projetait sur l’échafaud où allait sans doute monter Louis XVI l’ombre d’une conspiration monarchiste, quand il montrait au peuple la royauté tapie sous la lugubre estrade, quand il dénonçait les révolutionnaires les plus ardents, ceux qui réclamaient le plus impérieusement la tête de Louis XVI, comme les artisans sournois d’une intrigue de contre-révolution, quand il donnait à l’échafaud, dressé déjà dans l’imagination des hommes, la figure ambiguë d’un trône où s’élèverait peut-être un prétendant royal éclaboussé du sang du roi, Buzot enlevait à la mort de Louis XVI toute sa valeur révolutionnaire, et il glissait une goutte de poison mortel, une folie de doute et de soupçon, jusque dans l’acte tragique par lequel la conscience de la Révolution voulait s’affirmer à jamais, implacable et éternelle.

C’était un crime contre le génie révolutionnaire. Si Buzot, à cette minute, avait été sincère et grand, il aurait tenté d’arracher Louis XVI à la mort en démontrant au peuple que le supplice du roi rouvrait la route à la royauté. Mais se résigner, comme il le faisait, à la mort du roi, et insinuer en même temps au peuple qu’elle serait funeste à la République, c’était donner à l’acte révolutionnaire qui allait s’accomplir une duplicité terrible : c’était pousser sous le même couteau Louis XVI et la République.

Les Montagnards furent d’abord surpris par la manœuvre de Buzot. Ils votèrent l’exclusion du duc d’Orléans ; mais dès le lendemain ils en eurent regret et comprirent que la Gironde les avait appelés dans un piège. Aux Jacobins, Robespierre, tout en exhalant contre la Gironde sa colère et sa haine, déclara qu’il était impossible de paraître se solidariser avec le duc d’Orléans. Mais Marat fut acclamé quand il s’écria qu’il ne fallait pas se prêter à ces manœuvres et à ces diversions. Un peu plus tard, quand il apparaîtra par la trahison de Dumouriez qu’une tentative de restauration royale avait pu en effet être conçue au profit de la maison d’Orléans, les Jacobins se prévaudront de l’attitude de Robespierre ; mais en décembre 1792, la pensée directe et hardie de Marat qui crie : « Ne nous laissons pas duper, ne laissons pas obscurcir par des combinaisons latérales le sens du grand acte révolutionnaire que nous allons accomplir », répond mieux à l’instinct de la Révolution. La mesure prise contre le duc d’Orléans fut rapportée.

fragment d’une lettre de merlin (de thionville) au président de la Convention Nationale
(D’après un document des Archives nationales.)


Ainsi, c’est à travers une nuée d’intrigues et de querelles que se dessinait la silhouette encore un peu incertaine de l’échafaud royal.

Mais si la Gironde embarrassait sans cesse la marche du procès, elle ne l’arrêtait pas. Elle ne faisait que se compromettre elle-même dans une politique sans franchise. Elle n’avait d’autre but que de communiquer aux événements sa propre incertitude, afin de diminuer, par la confusion des choses et des esprits, le triomphe de la Montagne qu’elle pressentait.

C’est le 20 décembre, que pour la seconde et dernière fois Louis comparut devant la Convention. Il était accompagné de ses conseils Malesherbes et Tronchet, et du jeune avocat Desèze. Celui-ci lut, pendant deux heures, son plaidoyer. Il le lut sans doute avec une assez grande force d’accent et une assez grande véhémence de geste, car quand il finit il était tout en sueur et dut demander une chemise. « Donnez-la lui, dit Louis XVI avec une familiarité touchante et un peu vulgaire, car il a bien travaillé. »

Est-il sûr que Desèze ait en effet bien travaillé, et qu’il ait adopté le meilleur système de défense ? Il produisit une assez forte impression. Marat dit : « Desèze a porté la parole ou plutôt il a lu un long mémoire fait avec beaucoup d’art » et il parle des « moyens de défense du tyran » qui lui paraissent « aussi faux que captieux ». Le Patriote Français analyse le discours de Desèze avec une sorte de complaisance, et les Révolutions de Paris le réfutent longuement et violemment. Deux choses, je crois, dans le plaidoyer agirent sur la Convention et la troublèrent. C’est d’abord lorsque Desèze, avec une certaine adresse et une certaine force, insista sur le caractère extraordinaire du procès.

« Je parle de condamnation, mais prenez donc garde que si vous ôtiez à Louis l’inviolabilité de roi, vous lui devriez au moins les droits de citoyen, car vous ne pouvez pas faire que Louis cesse d’être roi quand vous déclarez vouloir le juger, et qu’il le redevienne au moment de ce jugement que vous voulez rendre.

« Or, si vous voulez juger Louis comme citoyen, je vous demanderai où sont les formes conservatrices que tout citoyen a le droit imprescriptible de réclamer ?

« Je vous demanderai où est cette séparation des pouvoirs sans laquelle il ne peut pas exister de Constitution et de liberté ?

« Je vous demanderai où sont ces jurés d’accusation et de jugement, espèces d’otages donnés par la loi aux citoyens pour la garantie de leur innocence ?

« Je vous demanderai où est cette faculté si nécessaire de récusation, qu’elle a placée elle-même au devant des haines ou des passions pour les écarter ?

« Je vous demanderai où est cette proportion de suffrages qu’elle a si sagement établie pour éloigner la condamnation ou pour l’adoucir ?

« Je vous demanderai où est ce scrutin silencieux qui provoque le juge à se recueillir avant qu’il prononce, et qui enferme, pour ainsi dire, dans la même urne et son opinion et le témoignage de sa conscience ?

« En un mot, je vous demanderai où sont toutes ces précautions religieuses que la loi a prises pour que le citoyen même coupable ne fût jamais frappé que par elle ?

« Citoyens, je vous parlerai ici avec la franchise d’un homme libre ; je cherche parmi vous des juges et je n’y trouve que des accusateurs.

« Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et c’est vous-mêmes qui l’accusez ! Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vous avez déjà émis votre vœu ! Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vos opinions parcourent toute l’Europe !

« Louis sera donc le seul Français pour lequel il n’existera aucune loi ni aucune forme.

« Il n’aura ni les droits du citoyen, ni les prérogatives du roi.

« Il ne jouira ni de son ancienne condition ni de la nouvelle.

« Quelle étrange et inconcevable destinée ! »

C’était un sophisme ; car Louis XVI n’était en effet à ce moment ni un roi ni un citoyen : il était un souverain précipité du trône et répondant de ses crimes devant la nation. La forme du procès était donc appropriée à la « destinée » du roi : le procès de Louis XVI était révolutionnaire comme son destin. Mais plus d’un Conventionnel s’interrogeait parfois avec inquiétude ; et le contraste entre l’appareil des formes judiciaires et le fond tout révolutionnaire du procès troublait les consciences incertaines. Ce qui prouve que l’argument portait, c’est que Marat est obligé soudain, par le plaidoyer de Desèze, de renoncer à cette apparence de légalité dont il voulait envelopper le procès pour persuader les timides.

« Louis ne peut, selon son défenseur, être jugé comme ex-monarque ; mais à supposer qu’il le puisse, il réclame en sa faveur les droits de tout citoyen : inconséquence absurde puisque le tyran ne doit être considéré que comme ennemi public pris les armes à la main. » Oui, mais que signifie alors l’appareil judiciaire et donne-t-on un avocat à un ennemi public pris les armes à la main ? C’est revenir au premier système de Robespierre et de Saint-Just, que d’abord Marat désavoua.

Je crois aussi que les dernières paroles de Desèze évoquant ce qu’on peut appeler les années libérales de Louis XVI, le souvenir de sa collaboration avec Turgot, émurent la Convention. Elle put se demander si ces paroles n’auraient point d’écho dans le peuple. Trois ans de Révolution avaient creusé un formidable abîme dans la conscience populaire : ces années étaient des siècles, et l’époque toute récente pourtant, où Louis XVI était considéré par tous comme un ami de son peuple, comme un réformateur et un libérateur, reculait dans un lointain infini. Qui sait si la pitié, émue par le plaidoyer de Desèze, n’allait pas un moment combler cet abîme, rapprocher des souvenirs qui semblaient perdus en un passé inaccessible et rendre, en quelque sorte, son rythme normal à la marche du temps ? « Français, la Révolution qui vous régénère, a développé en vous de grandes vertus : mais craignez qu’elle n’ait affaibli dans vos âmes le sentiment de l’humanité, sans lequel il ne peut y en avoir que de fausses.

« Entendez d’avance l’histoire qui redira à la renommée : Louis était monté sur le trône à vingt ans : il donna sur le trône l’exemple des mœurs ; il n’y porta aucune faiblesse coupable ni aucune passion corruptrice : il y fut économe, juste, sévère, il s’y montra toujours l’ami constant du peuple. Le peuple désirait la destruction d’un impôt onéreux qui pesait sur lui, il le détruisit. Le peuple désirait l’abolition de la servitude, il commença par l’abolir lui-même dans ses domaines. Le peuple sollicitait des réformes dans la législation criminelle, pour l’adoucissement du sort des accusés : il fit ces réformes. Le peuple voulut que des milliers de Français, que la rigueur de nos usages avait privés jusqu’alors des droits qui appartiennent aux citoyens, acquièrent ces droits ou les recouvrent : il les en fit jouir par ses lois. Le peuple voulait la liberté, il la lui donna. Il vint même au devant de lui pour ces sacrifices, et cependant, c’est au nom de ce même peuple qu’on demande aujourd’hui… Citoyens, je n’achève pas… Je m’arrête devant l’histoire ; songez qu’elle jugera votre jugement et que le sien sera celui des siècles. »

Desèze a vraiment plaidé l’acquittement. Il a évité avec soin tout ce qui pouvait heurter les idées ou les passions de la Convention. Pas un moment il ne s’est dressé en accusateur ; pas un moment il n’a opposé à la Révolution elle-même ses incertitudes et ses déchirements ; il n’essaie pas de tirer parti des haines secrètes des factions rivales ; il essaie, au contraire, d’endormir toute violence et toute haine. J’observe qu’il n’a même pas effleuré la question de l’appel au peuple. Il n’a pas dit à la Convention que si elle voulait juger révolutionnairement le roi, il n’y avait qu’un juge révolutionnaire, la nation elle-même. Je ne sais comment, dans son célèbre discours du 4 janvier 1793, Barère a pu dire :

« Le recours au peuple, qui était l’arme de l’accusé, est devenu l’arme de plusieurs juges. »

En tout cas, si les royalistes désiraient et demandaient l’appel au peuple, ce n’est pas l’accusé lui-même qui le demandait : cela était hors du système de défense de Desèze. Au contraire, Dubois-Crancé, dans son discours du 31 décembre, a interprété un passage de la plaidoirie comme un désaveu de l’appel au peuple :

« En morale, dit-il, cet appel au peuple est si absurde que Louis Capet lui-même, que nous devions croire intéressé à le réclamer, l’a positivement refusé. Voici les expressions dont il s’est servi par l’organe de Desèze, son défenseur officieux, c’est lui qui parle :

« On a dit que s’il n’existait point de loi qu’on pût appliquer à la circonstance, on opposerait à Louis Capet la volonté du peuple. »

« Voici ma réponse, ajoute Desèze : je lis dans Jean-Jacques Rousseau ces paroles :

« Ni la loi qui condamne, ni le juge qui doit prononcer ne peuvent s’en rapporter à la volonté générale, parce que la volonté générale ne peut, comme volonté générale, prononcer ni sur un homme, ni sur un fait. »

« Ainsi parlait Louis à votre barre, ainsi parlait Rousseau instruisant les peuples à la liberté. »

Je crois que Dubois-Crancé force le sens des paroles de Desèze, et même qu’il le fausse. Lorsque l’avocat disait (Dubois-Crancé n’a pas reproduit textuellement les termes) : « On a dit encore que s’il n’existait pas de loi qu’on pût appliquer à Louis, c’était à la volonté du peuple à en tenir lieu », il ne songeait point à la procédure de l’appel au peuple et ce n’est pas elle qu’il voulait combattre. Il voulait démontrer bien plus : l’impossibilité absolue de juger Louis XVI. Il affirmait qu’il n’y avait point de loi applicable à Louis XVI et qu’à défaut de loi, la volonté du peuple, de quelque manière qu’elle s’exprimât, ne pouvait valoir. Il n’écartait pas la consultation des assemblées primaires ; il refusait à la Convention elle-même le droit de juger au nom de la volonté du peuple. Quant à la question même de l’appel au peuple, Desèze se gardait bien de l’aborder, soit pour le demander, soit pour le combattre.

Combattre l’appel au peuple, c’était peut-être fermer la seule porte de salut qui pouvait s’ouvrir devant Louis XVI ; c’était désarmer la royauté, vaincue mais obstinée à espérer encore, d’un moyen formidable d’agitation et peut-être de revanche. Demander l’appel au peuple, c’était reconnaître d’emblée que le roi pouvait être jugé, qu’il relevait de la conscience nationale. Or, s’il pouvait être jugé par le peuple, pourquoi ne serait-il pas jugé par la Convention, organe du peuple ?

Desèze le dira lui-même très nettement, un peu plus tard, quand il interjettera appel au peuple après la condamnation du roi :

« Si nous n’avons pas élevé nous-mêmes cette question dans la défense de Louis, c’est qu’il ne nous appartenait pas de prévoir que la Convention se déterminerait à le juger, ou qu’en le jugeant elle le condamnerait. »

De plus, Desèze et le roi qui n’ignoraient certes pas qu’un parti puissant dans la Convention inclinait au système de l’appel au peuple, ne voulaient point compromettre ce système en l’adoptant. Ils ne l’auraient fait que s’ils avaient été résolus à déchaîner les passions des partis pour tenter de se glisser entre eux et d’échapper à travers la tempête. Or, c’est au contraire à une défense bénigne et calmante que s’arrêtèrent les conseils du roi et le roi lui-même.

Louis XVI n’ajouta que quelques paroles d’une sentimentalité un peu tiède, au plaidoyer de Desèze :

« Mon cœur est déchiré de trouver dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu faire répandre le sang du peuple et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués.

« J’avoue que les preuves multipliées que j’avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple, et la manière dont je m’étais toujours conduit, me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang, et éloigner à jamais de moi une pareille imputation. »

Ces paroles pouvaient éveiller quelque tendresse et quelque pitié dans les cœurs des royalistes fidèles ; elles pouvaient même émouvoir l’instinct d’une partie du peuple. Peu à peu la longue captivité de Louis, le tragique spectacle d’une infortune qui n’avait guère qu’un ou deux précédents dans l’histoire, les lenteurs et les incertitudes de la Révolution qui semblait douter de son droit et qui se déchirait au lieu d’agir, tout prédisposait les âmes inquiètes et dolentes à voir en Louis XVI une sorte de martyr : il se dépouillait, dans l’épreuve, de ses faiblesses et de ses fautes ; et comme il était frappé en même temps que l’Église, comme le fanatisme religieux soutirait en même temps que le fanatisme royaliste, le roi déchu, outragé, menacé, semblait porter la couronne d’épines et la croix du dieu supplicié.

C’est la Passion du roi qui avait commencé, et les paroles douceâtres qu’il prononçait à l’avant-dernière station de son calvaire avaient, pour des milliers de cœurs, un accent de résignation divine et de surnaturelle bonté.

Ce moyen de défense n’avait aucune prise sur la Convention. Sans doute, en cette crise suprême, il y avait peu de chances de sauver le roi. Mais ce n’est pas en avocat qu’aurait dû parler Louis XVI, c’est en homme d’État.

J’imagine que si Mirabeau avait vécu et s’il n’avait pas été englouti déjà par la tourmente, il aurait conseillé au roi de ne pas disputer sur le détail de l’accusation, et de ne pas émouvoir la pitié vulgaire, mais de parler aux révolutionnaires au nom de la Révolution elle-même. Il n’était pas impossible à un roi de s’élever au-dessus des préjugés de la royauté et de comprendre le mouvement de l’histoire. Louis XVI n’était pas un ignorant, mais son esprit manquait de franchise comme son caractère. Il avait à la fois trop d’humilité et trop d’orgueil. Il était humble à l’excès devant la Convention lorsqu’il niait ou équivoquait, et s’interdisait à lui-même toute accusation. Il était trop orgueilleux aussi, car, malgré le caractère tragique des événements, il ne prenait au sérieux ni la Convention, ni la Révolution elle-même. Il ne prenait même pas au sérieux les concessions premières qu’il avait faites. Tout le drame où sa vie même était engagée lui apparaissait comme un accident, qui ne touchait pas au fond du droit royal et qui ne liait pas définitivement l’histoire. Le plus grand crime peut-être de Louis XVI, c’est de n’avoir pas compris Mirabeau, c’est de l’avoir méprisé, c’est de n’avoir vu dans les admirables consultations politiques où il essayait de lui faire comprendre la Révolution, que la besogne misérable d’un aventurier aux abois. Ce crime de l’esprit et du cœur, ce crime de médiocrité et de bassesse, Louis XVI le paye terriblement à cette heure. Parce qu’il s’est refusé à penser avec le grand homme qui tentait d’harmoniser la Révolution et la royauté renouvelée, Louis XVI paraît devant la Convention sans une idée.

Il n’a rien à dire aux événements et aux hommes ; et il ne recevra quelque grandeur que de la mort, c’est-à-dire de ses ennemis. Que de choses pourtant il aurait pu opposer à ses juges, s’il avait appliqué au procès la grande philosophie politique que Mirabeau lui avait léguée !

« Vous voulez me juger, et sans doute vous me frapperez demain. Je ne crains pas la mort, et je ne viens pas vous disputer ma tête. L’histoire m’a appris que la mort des rois apparaît aux peuples comme la solution des crises terribles.

« Je ne vous contesterai donc pas le droit de me juger. Vous êtes la force, comme j’étais la force ; vous êtes les maîtres aujourd’hui comme j’étais le maître hier ; et si le peuple que vous représentez avait le droit d’envahir les Tuileries au 20 juin et au 10 août, s’il avait le droit de suspendre mes fonctions de roi, d’abolir la royauté, de proclamer la République, et de m’enfermer au Temple, il a aussi le droit de m’arracher la vie et de donner à l’exécution capitale qu’il prépare une apparence de jugement. Mais pourquoi suis-je ici ? et d’où vient le conflit qui m’amène, moi le roi d’hier, devant les représentants révolutionnaires de la nation ? C’est moi, moi seul, que vous accusez. C’est à moi seul, c’est à ce que vous appelez mes trahisons, que vous imputez la responsabilité des agitations dont souffre la France. Et c’est sur la tête d’un seul homme que vous faites porter le poids d’événements immenses. Prenez garde, vous qui vous croyez républicains ! penser ainsi, c’est être encore monarchiste, car s’il est vrai qu’un seul homme détermine, en bien ou en mal, la marche de l’histoire, le droit de la royauté est fondé. La nation accusatrice d’un côté, et un individu accusé de l’autre : c’est la monarchie retournée, mais c’est encore la monarchie. Et moi qui devrais avoir de la puissance des rois une plus haute idée que celle que vous en avez vous-mêmes, je vous dis qu’en résumant sur la tête d’un seul homme la responsabilité d’une crise aussi vaste et d’un conflit aussi profond, vous cédez, plus qu’il n’est raisonnable, au prestige séculaire de la royauté.

« Le passage de la monarchie absolue que je représentais à la démocratie extrême que vous voulez fonder ne va pas sans difficultés et sans périls. Ce n’est pas ma faute si depuis des siècles il n’y avait pas en France des institutions de liberté et si tout le pouvoir était concentré aux mains des rois. Ce n’est même pas la faute de mes ancêtres.

« Croyez-vous que c’est la volonté seule des rois qui, en France et en Angleterre, a pétri différemment les institutions ? Peut-être, en France, fallait-il cette concentration, cette centralisation du pouvoir royal pour abattre ces grands feudataires, ces despotes féodaux qui foulaient le peuple et morcelaient la nation. Vous croyez avoir abattu la féodalité ; mais il n’en restait plus que l’ombre : ce sont les rois qui lui avaient enlevé d’abord sa force et sa substance. Et si cet effort royal ne vous a pas légué une France libre et habituée à la liberté, il vous a légué, du moins, une France unifiée, et où la souveraineté de la nation peut se déployer plus largement qu’en aucun pays du monde. Peut-être le mouvement populaire qui me menace et qui va m’emporter aurait-il été ajourné d’un demi-siècle si moi-même je n’en avais pas donné le signal par la convocation des États généraux et par le doublement du Tiers.

« Que votre orgueil ne s’irrite pas si je vous dis que c’est moi qui ai mis dans vos mains l’instrument de la Révolution qui va me frapper. Je ne l’ai point fait par une sorte de complaisance généreuse : il n’y a guère d’exemples dans la vie déjà longue des sociétés humaines, d’un pouvoir qui sacrifie spontanément une part de ses prérogatives. J’avais besoin de la nation pour rétablir les finances, pour obtenir des ordres privilégiés des contributions devenues nécessaires à l’État et que leur égoïsme imprévoyant m’avait refusées. Tel est le mystérieux enchaînement des choses, que c’est peut-être pour avoir endetté la monarchie en soutenant l’indépendance de l’Amérique, que j’ai été obligé de faire appel en France aux États généraux et d’ouvrir la Révolution ! Mais j’avais bien le droit de penser que des précautions étaient d’autant plus nécessaires que le peuple de France n’avait pas été accoutumé à se gouverner lui-même. Une transition trop brusque pouvait tout perdre. C’est pourquoi j’ai surveillé, pour la contenir, la Révolution commençante, et là où vous avez cru voir intrigue et complot, il n’y avait que l’accomplissement de mon devoir de roi envers la royauté et envers la Révolution elle-même.

« La noblesse et le clergé, malgré leurs fautes, étaient les appuis séculaires de la monarchie. J’ai tenté, tout en limitant leurs privilèges, de les sauver, comme ordres, d’une destruction totale. Avez-vous le droit de m’en faire un crime ? Mais si c’est un crime d’avoir tenté d’arrêter la Révolution à tel ou tel degré, pourquoi les révolutionnaires n’ont-ils pas demandé d’emblée l’abolition de la royauté ? Pourquoi ont-ils essayé de concilier la tradition royale et la souveraineté populaire ? C’est l’Assemblée constituante qui a inscrit la royauté dans la Constitution.

« Aujourd’hui, vous vous dites ou vous vous croyez tous républicains, et à vous entendre, on croirait que la monarchie est une sorte de monstre antique, dès longtemps enseveli, et dont le souffle même ne vous a pas effleurés.

« Or, il y a deux ans encore, il n’y avait peut-être pas un républicain parmi vous. Même quand j’eus quitté Paris pour aller chercher dans l’Est de la France un point d’appui contre les factions qui m’opprimaient, nul n’osa, dans l’Assemblée, demander nettement la fin de la monarchie. Ceux mêmes qui proposaient la suspension de l’inviolabilité et la mise en jugement semblaient penser à un autre roi ; et les pétitionnaires du Champ-de-Mars furent désavoués par tous les partis de la Révolution. J’avais laissé pourtant, dans la lettre qui fut lue à l’Assemblée, un témoignage décisif de ma vraie pensée ; et à ceux qui m’accusent de les avoir trompés, je réponds qu’ils ont tenu à se tromper eux-mêmes.

LEPELLETIER DE SAINT-FARGEAU
Député à la Convention nationale
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Ils avaient peur de la République, et tout en dénonçant ma perfidie, ils se plaisaient à me supposer plus révolutionnaire que je ne pouvais l’être, pour échapper à la nécessité redoutable ou de limiter la Révolution ou d’abolir la royauté. S’il y a eu mensonge, il est là ; s’il y a eu tromperie, elle est là. C’était se tromper soi-même et tromper la nation qu’imaginer qu’on pourrait pousser à l’extrême la démocratie sans abolir la royauté, et dépouiller l’arbre de toutes ses feuilles sans l’abattre. C’est moi qui pourrais me plaindre d’avoir été utilisé par l’instinct de ruse de la Révolution pour faciliter le passage de la monarchie à la République. On gardait un semblant de royauté pour rassurer les esprits simples, et c’est sous l’abri de la monarchie qu’on travaillait à la destruction de la monarchie.

« Et s’il n’y a pas eu là calcul, si la France a cru sincèrement à la nécessité de la monarchie dans l’ordre nouveau, comment peut-on faire un grief au roi d’y avoir cru, lui aussi, et d’avoir voulu maintenir les étais sans lesquels, à mon sens, elle ne pouvait durer ? J’ai gémi de la lutte engagée par vous contre le clergé, et il est vrai que j’ai usé du droit de veto que me donnait la Constitution pour amortir les coups que vous lui portiez. C’est que la religion, en même temps qu’elle est la consolation et le besoin de mon cœur, est, selon moi, la garantie de l’ordre et la règle nécessaire des mœurs et de la liberté. Or, j’ai pensé que des attaques trop véhémentes et trop violentes contre le clergé ébranleraient la religion elle-même. Me suis-je trompé ? Dans les premiers temps de la Révolution, il y avait chez les révolutionnaires eux-mêmes une sorte d’empressement pieux, et jamais on ne parla plus dévotement du Dieu de l’Évangile qu’à l’heure où on en dépouillait les ministres. Aujourd’hui encore, vous vous appliquez à ne pas découvrir au peuple la philosophie impie d’un grand nombre d’entre vous. Quand un imprudent, pour des raisons d’économie (car vous avez à votre tour des embarras financiers : ils vous perdront comme ils m’ont perdu), propose la suppression du traitement des prêtres, vous vous soulevez contre lui parce qu’il indispose les peuples. Mais qui aurait osé prévoir, il y a deux ans, que cette proposition serait faite ? Qui aurait osé prévoir qu’un jour, à votre tribune, un audacieux dirait : « Je suis athée », et serait applaudi par un grand nombre d’entre vous ? C’est donc bien la lutte contre le christianisme qui s’annonce, et si je l’ai pressentie, si j’ai voulu protéger le clergé contre des passions qui s’étendraient insensiblement à la religion elle-même, j’ai été prévoyant, et j’ai servi la Révolution qui périra le jour où il apparaîtra à tous qu’elle est incompatible avec le christianisme.

« Pour m’accuser de trahison, vous êtes obligés d’accuser aussi de trahison la plupart des hommes illustres qui ont servi la Révolution. Car tous, Lafayette, Mirabeau, Barnave, d’autres encore, ont cru que la Révolution devait s’arrêter et se fixer, qu’elle se perdait à dépasser la ligne qu’ils avaient marquée eux-mêmes. Vous pouvez les flétrir et les frapper. Mais vous flétrissez et vous frappez la Révolution elle-même, car le déshonneur de ceux qui l’ont servie se communique à elle. Croyez-vous, de bonne foi, que ces hommes ont cédé à des pensées basses, qu’ils furent à la merci d’une pièce d’or ? Non certes, ils crurent servir encore la Révolution et la liberté en s’opposant aux excès qui pouvaient les compromettre, en cherchant à organiser ou à raffermir la force nécessaire du pouvoir exécutif. Et si des hommes nés de la Révolution et qui n’avaient de force, de crédit, d’espérance que par elle, ont cru qu’il fallait la contrôler et la limiter, qui pourra faire un crime au roi lui-même, descendant des rois et gardien de la royauté par la Constitution comme par la tradition, d’avoir eu la même pensée ?

« Prenez garde ; en condamnant le roi sous prétexte de trahison envers la Révolution, vous allez vous menacer de mort les uns les autres ; car vous êtes voués désormais à dénoncer et à frapper comme des traîtres tous ceux qui n’entendront pas comme vous les intérêts de la Révolution et qui n’en porteront pas les limites au point arbitraire et vacillant marqué par les passions du jour.

« J’ai parlé de Mirabeau que vous frapperiez, s’il n’était mort, de Lafayette qui serait captif ici s’il ne l’était en Autriche, de Barnave qui languit dans son cachot, sous l’inculpation d’avoir donné des conseils politiques au roi constitutionnel. Là ne s’arrêteront pas les soupçons. Déjà, ceux-là mêmes qui de leur parole imprudente et éloquente ont animé le peuple contre les Tuileries sont traîtres et suspects, parce qu’ils n’ont pas refusé un mémoire politique qui leur était demandé. Et déjà le général qui, dans les plaines de la Champagne, a arrêté la marche des armées prussienne et autrichienne, est accusé, par les plus véhéments et les plus populaires de vos journaux, d’avoir ménagé dans sa retraite l’armée prussienne et d’avoir combattu, comme on prétend que de Lessart négociait, dans l’intérêt de l’ennemi.

« Il est étrange, en vérité, qu’on me reproche comme un crime d’avoir songé aux conséquences que pouvait avoir une guerre illimitée, et d’avoir voulu les prévenir ! Vous qui m’accusez de n’avoir pas brusqué la rupture avec l’Autriche, et de n’avoir pas répondu partout par la guerre à la plus légère offense des cours étrangères, êtes-vous sûrs que la Révolution peut affronter sans péril la guerre avec le monde ? Êtes-vous sûrs que la France nouvelle ne laissera dans cette colossale entreprise ni ses finances, ni sa liberté ? Êtes-vous sûrs que les incertitudes de la lutte n’exaspéreront point la rivalité des factions au point de déchirer et d’épuiser la Révolution ? Et si je me suis préoccupé des contre-coups qu’aurait la guerre sur l’état des esprits et sur le destin de la royauté, qui donc m’en a donné l’exemple ? C’est vous. Ceux qui, au printemps de cette année, vous ont entraînés à la guerre ont dit partout qu’elle était nécessaire pour mettre la royauté à l’épreuve, et pour changer la Constitution. Ils ont fait de la guerre un moyen politique contre le roi ; de quel droit me reprochent-ils de m’être préoccupé, en effet, des conséquences politiques qu’elle pouvait produire, et d’avoir, par mes paroles, par mon attitude, cherché à atténuer le plus possible le conflit d’où l’on attendait un bouleversement intérieur et le renversement de la Constitution ? De quel droit me reprocher d’avoir ménagé jusqu’au bout les chances de paix quand vous donnez ouvertement à la guerre un caractère factieux ? Mais prenez garde, vous avez provoqué l’univers pour abattre la royauté. En cessant de ménager la royauté, vous avez cessé de ménager le monde. Je vous laisse, devant la postérité, la responsabilité des désastres qui peuvent suivre.

« Si je vous dis ces choses, ce n’est pas pour défendre ma tête : vous êtes trop divisés pour être justes. Déjà, vous épiez vos moindres gestes, vous commentez vos moindres paroles, afin d’y découvrir l’indice d’une complaisance pour celui que vous appelez le tyran. Il ne suffira pas d’avoir voulu ma mort ; il faudra l’avoir voulue au degré et en la forme marqués par la faction dominante. Vous êtes trop occupés à vous surveiller et à vous dénoncer les uns les autres pour avoir la force de vous élever à de hautes vues et pour faire le partage des responsabilités. Après m’avoir déchiré, vous vous déchirerez à propos de moi. Jusqu’ici, c’est la témérité du peuple qui seule avait versé le sang. Maintenant, c’est la Révolution organisée qui fait œuvre de mort. Vous portez tout de suite la mort à ce sommet qui s’appelait hier la royauté ; elle en descendra aisément. L’échafaud que vous dressez pour moi s’élargira jusqu’à occuper tout le forum. Si vous étiez plus unis, si vous n’aviez pas peur les uns des autres, vous auriez pu, tout en maintenant et affermissant votre République, mettre la personne du roi hors de cause, et réserver l’avenir.

« J’ai beaucoup lu et médité l’histoire de Charles Ier. J’étais depuis longtemps averti par un pressentiment, par l’inquiétude générale des esprits et des choses, que moi aussi, j’étais réservé à l’épreuve suprême. J’y suis préparé. Mais ne vous flattez pas que les événements de France se résoudront comme les événements d’Angleterre. L’Angleterre est une île : ses agitations sont limitées, et Cromwell a pu les fixer. Vous êtes ouverts à toutes les forces de l’univers, et cette lutte formidable suscitera ici des passions et des événements tragiques. Vous n’êtes pas sûrs que la France épuisée ne soit pas tentée un jour de redemander un abri à la royauté. J’aurais voulu, si ce retour des choses doit se produire, que la monarchie ne fût pas rétablie en France par la pitié. La pitié est aveugle et violente ; et les rois qui seront ramenés par elle n’auront pas le sens des temps nouveaux. En faisant tomber ma tête, vous mettez en mouvement la force dangereuse de la pitié : il valait mieux réserver l’avenir à l’expérience et à la raison. »

Voilà ce que Louis XVI aurait pu opposer à la Convention. Voilà la défense politique qu’il aurait pu produire. Et ce qui le condamne le plus, c’est qu’il n’ait fait aucun effort pour entrer dans cet ordre de pensées ; c’est qu’il n’ait pu une minute parler dans le sens de la Révolution et discuter avec elle. Il en était empêché par la persistance du préjugé royal ; il en était empêché surtout par le poids secret de ses trahisons. Car il ne s’était pas efforcé seulement de modérer la Révolution : il avait appelé l’étranger pour la détruire. Et il était réduit aux habiletés subalternes d’un avocat ingénieux. La royauté française était décidément une chose morte ; elle reviendra un moment, mais comme un fantôme.

Le plaidoyer de Desèze acheva d’irriter, par son habileté même, les révolutionnaires : car la trahison évidente et certaine du roi devenait d’autant plus odieuse qu’il parvenait à en dérober la preuve matérielle. C’est ce mensonge continu, profond, que Saint-Just mit admirablement en lumière dans la forte réponse que, dès le lendemain 27 décembre, il fit au discours de Desèze :

« Au moins, Louis, vous n’étiez pas exempt d’être sincère… Je pardonnerais à l’habitude de régner, à l’incertitude, à la terreur des premiers orages, la dissimulation employée pour conserver des droits affreux, chers encore à une âme sans pitié. Mais ensuite, lorsque l’Assemblée nationale eut fait des réformes utiles, lorsqu’elle présenta les Droits de l’Homme à la sanction du roi, quelle défiance injuste ou plutôt quel motif, si ce n’est la soif de régner, si ce n’est l’horreur de la félicité publique, entrava les représentants du peuple ? Celui-là qui disait : « Mon peuple, mes enfants », celui-là qui disait ne respirer que pour le bonheur de la nation, qui disait n’être heureux que de son bonheur, malheureux que de ses maux, celui-là lui refusait ses droits les plus sacrés. » Bonhomie menteuse, bonhomie traîtresse « qui fait de la douceur et de l’apparence de la bonté, un système de tyrannie…

« Il est facile de déguiser l’intelligence imputée à Louis avec l’empereur et le roi de Prusse dans le traité de Pilnitz : la justice n’a point matériellement prise sur la dissimulation des grands crimes… On ne voit pas le crime, mais on en est frappé. »

Le discours de Saint-Just prononcé le lendemain du plaidoyer de Desèze et sous l’impression directe de celui-ci révèle le malaise irrité où il avait jeté la Convention. Tous sentaient que la question était mal posée, et comme rabaissée avec une sorte de candeur cauteleuse où se continuait la tactique de dérision de la monarchie.

Il semblait qu’en cette suprême entrevue de la royauté et de la Révolution un choc violent dût se produire : toutes les consciences et tous les esprits attendaient obscurément une explication décisive d’où l’éclair jaillirait. Et la Révolution était aux prises avec des arguties de procédure, avec des dénégations trop faciles dont le mensonge évident ne pouvait être matériellement démontré. Saint-Just, d’un mouvement de colère, rompait ce filet irritant et médiocre :

« Ce jour va décider de la République : elle est morte, et c’en est fait, si le tyran reste impuni. »

Et c’est au moment où la Convention était énervée et troublée, c’est au moment où les royalistes multipliaient leurs manœuvres et tentaient d’affoler la pitié, c’est quand partout, dans les villes et les campagnes, les brochures, les almanachs, les images propageaient la légende du roi martyr, que la Gironde proposa à la Convention la formidable aventure de l’appel au peuple. Elle demanda que le jugement du roi fût soumis à la ratification des assemblées primaires. Oui, formidable aventure, car d’abord, c’était un aliment prodigieux qui allait être offert à la propagande et à la piété royalistes. Sous prétexte de statuer sur la peine à infliger au roi et de mesurer sa responsabilité, les contre-révolutionnaires allaient soumettre à la critique tous les événements accomplis depuis trois années. Ce ne serait plus le procès du roi, ce serait le procès de la Révolution. Couverts par leur rôle de juge, et participant, pendant un moment, à l’inviolabilité de la Convention elle-même qui leur confiait la décision souveraine, les factieux allaient demander compte du Dix-Août et des journées de septembre. Ils s’armeraient, contre la Révolution, des luttes fratricides des révolutionnaires, de leurs mutuelles accusations. Et dans toute cette poussière soulevée les crimes du roi disparaîtraient. Notez qu’à cette minute précise le premier élan de victoire et de gloire de la République est sinon brisé, au moins amorti. En Allemagne, nos armées reculent ; en Belgique, elles hésitent et se dissolvent : la mauvaise organisation des services administratifs a fait périr des milliers d’hommes de froid et de dénûment.

La France, réunie en ses assemblées primaires, n’aurait donc pas cet irrésistible ressort de confiance et d’orgueil qui défie toutes les manœuvres. Et comme, de chaque commune, les plus vaillants patriotes, les révolutionnaires les plus ardents étaient partis pour aller à l’armée, c’est une nation privée de ses forces les plus pures qui prononcerait en cette question vitale. Que de surprises à redouter ! que d’intrigues !

Et aussi que de sujets de conflit entre les assemblées primaires et la Convention !

D’abord les assemblées primaires pouvaient dire : Puisque la Convention croit devoir nous soumettre le jugement qu’elle a porté sur la personne du roi, de quel droit s’est-elle abstenue jusqu’ici de nous soumettre le jugement bien plus grave qu’elle a porté sur la royauté même ? Et pourquoi la République n’a-t-elle pas été encore, malgré le décret qui le décide, soumise à la sanction du peuple ?

En ce qui concernait le procès même, la Convention avait beau ne proposer à la ratification du peuple que la peine ; comment empêcher le peuple de se saisir du fond même du procès et de décider non seulement quel châtiment subirait le roi, mais s’il subirait un châtiment, et si vraiment il était coupable ? Or il était impossible de mettre sous les regards de quarante mille assemblées primaires les pièces du procès ; qu’adviendrait-il si un grand nombre d’entre elles, cédant aux suggestions des royalistes ou à cette peur des responsabilités définitives dont la Convention même aurait donné l’exemple, se refusaient à statuer ? Toute la vie de la nation était suspendue dans le vide. Toute la Révolution portait à faux.

Et encore, si les assemblées primaires se prononçaient et si elles désavouaient la Convention, si, par exemple, elles annulaient la peine de mort portée par celle-ci, comme la situation des Conventionnels devenait périlleuse ! Ils étaient, en quelque sorte, répudiés par le pays. Ils étaient des régicides, puisqu’ils avaient voté la mort, mais un geste de la nation leur avait arraché la hache au moment où elle s’abattait sur la tête du roi. Ils étaient la violence vaine, le crime impuissant, et leur front était éclaboussé d’une tache sanglante, sans qu’en effet le sang eût coulé.

Le roi, quelle que fût la peine portée par le pays, si seulement elle était moindre que celle portée par la Convention, était désormais au-dessus de celle-ci : il recevait de la nation une inviolabilité de fait, et il pouvait railler la Convention. Les contre-révolutionnaires allaient s’écrier de toutes parts : Comment laisser la direction de la France à une Assemblée qui vient d’être désavouée par la France, et qui, dans une question terrible, a montré à la fois qu’elle n’avait ni assez de courage pour prendre seule les responsabilités, ni assez de clairvoyance pour accorder sa décision provisoire au sentiment profond du pays ? Ils demanderaient la dissolution de la Convention et des élections nouvelles : la France révolutionnaire destituée de tout gouvernement, de toute force directrice, se disloquera dans l’anarchie juste à l’heure où les puissances coalisées redoublent d’effort contre elle. Et la Convention n’aura aucun moyen de se défendre, car quel est le factieux qui craindra pour sa tête quand la Convention n’aura pu faire tomber la tête du roi ?

Jamais la Révolution ne courut un plus grand danger. Le vote de l’appel au peuple, c’était la perte de la France révolutionnaire.

Comment les Girondins ne virent-ils pas ce danger effroyable et évident ? Ou comment passèrent-ils outre, et par quelles raisons cherchèrent-ils à s’étourdir ?

Ils alléguaient d’abord la souveraineté de la nation. C’est Vergniaud qui donna à l’argument sa formule la plus forte. Les décisions des assemblées ne valent que parce qu’elles sont présumées être l’expression de la volonté générale. Donc, « tout acte émané des représentants du peuple est un attentat à sa souveraineté s’il n’est pas soumis à sa ratification formelle ou tacite. Et pour le jugement de Louis une ratification tacite ne suffit pas. La mort est irréparable, et si la nation improuvait la sentence de mort, il serait trop tard. D’ailleurs, c’est le peuple lui-même qui, par la Constitution de 1791, avait donné l’inviolabilité au roi : c’est le peuple seul qui peut lui retirer cette inviolabilité. »

Mais comment Vergniaud peut-il oublier que cette inviolabilité, le peuple l’avait donnée au roi en 1791 par l’intermédiaire de ses représentants ? Puisqu’ils avaient pu engager sa volonté, ils pouvaient la dégager. Comment Vergniaud peut-il oublier encore que bien d’autres actes irréparables et irrévocables avaient été accomplis sans que la sanction du peuple eût été demandée ? Il n’y a pas que la mort qui soit irrévocable : ce n’est point le fait physiologique de la mort qui importe, ce sont ses conséquences politiques. Or, la suspension de la royauté et la proclamation de la République ont des conséquences sur lesquelles il n’est pas possible de revenir. Et il était étrange que cette même Gironde qui, en déclarant la guerre à l’Autriche et à la Prusse, avait déchaîné, sans consulter le peuple, des événements où la Révolution était plus engagée que dans la vie ou la mort du roi, s’avisât soudain que la ratification formelle de la nation était indispensable. Et si le peuple seul pouvait retirer au roi l’inviolabilité donnée par lui, que devenait le Dix-Août ? Fallait-il le dénoncer comme une insurrection criminelle ? Ou, s’il était légitime, comment la Convention élue par la nation toute entière, avait-elle moins le droit d’attenter à l’inviolabilité constitutionnelle du roi que les sections parisiennes et marseillaises soulevées au 10 août ? À vrai dire, l’inviolabilité royale, après le 10 août, n’était plus ; et la Convention recueillait un état de fait créé par la force directe et spontanée du peuple, en qui, Vergniaud, président de la Législative au 10 août, avait reconnu le droit.

C’est chose curieuse, d’ailleurs, de voir la Gironde faire appel à l’exercice direct de la souveraineté populaire. Elle n’y était pas unanime, et Ducos restait fidèle à la politique générale de son parti lorsqu’il disait repousser l’appel au peuple « comme contraire au système représentatif ». En principe, les Girondins aimaient peu l’intervention du peuple lui-même, des sections. Cette action directe et continue du peuple leur paraissait un moyen d’agitation et de tyrannie ; et ils comptaient davantage sur la sagesse des représentants, délibérant sous le prestige d’une parole éclatante. Lorsque Baudot, dans ses notes si profondes, dit :

« Les Girondins voulaient une ample exclusion dans la participation, ou au moins dans la délégation du pouvoir. Nous voulions, nous, comprendre toutes les existences dans la puissance sociale, » cela ne peut pas s’entendre de leur système électoral : ils admettaient le suffrage universel et l’éligibilité de tous les citoyens. Mais ils croyaient que les influences combinées du talent et de la fortune amèneraient, par la voie de la représentation, le gouvernement d’une élite ; et ils se souciaient peu que les prolétaires élevassent la voix.

Brissot ne traite-t-il pas de « cannibales » et d’« anthropophages » la plupart des pétitionnaires qui venaient presser la Convention de juger et d’exécuter le roi ? Lorsque Baudot cite encore le mot de Durand-Maillane, sur la nécessité des masses dans les révolutions :

« Quand on a tant fait dans une révolution que d’y faire entrer le peuple comme partie non seulement légale, mais nécessaire, peut-on le congédier brusquement et contre son gré ? Eh ! le devait-on après ses longs et importants services ? Car sans lui, disons-le, nos orateurs avec leurs belles phrases cadencées, qu’auraient-ils fait ? » C’est la conception girondine qu’il veut combattre avec le témoignage d’un modéré. Même après les efforts des Girondins en faveur de l’appel au peuple, Mallet du Pan note fort bien que leur politique est de tempérer la puissance populaire par le système de la représentation :

« La doctrine et le but des Brissotins consistent dans l’établissement et l’organisation de la République pure et simple, de manière à limiter un peu la démocratie extrême par le régime représentatif… La plupart ont opiné à renvoyer au peuple le jugement du roi, non par aucun sentiment de justice, d’humanité, de compassion pour ce prince infortuné, mais uniquement par politique, afin d’épargner à la Convention l’odieux d’un régicide aussi exécrable, et d’en prévenir l’effet au dedans et au dehors. »

Assassinat de Lepelletier de Saint-Fargeau
dans la maison de Février, restaurateur, le 20 janvier 1793 (30 Nivôse An 1er)
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Je ne sais si Mallet du Pan a bien démêlé les raisons qui portaient les Girondins à demander l’appel au peuple sur le jugement du roi. Mais la contradiction éclate entre leur préférence systématique pour le régime représentatif et leur motion d’appel au peuple. Celle-ci, visiblement, n’était et ne pouvait être, pour eux, qu’une manœuvre occasionnelle. J’ai déjà noté, il est vrai, dans l’étude sur la Constituante, que cette idée d’un appel au peuple avait été émise dès les premiers jours de la Révolution par un futur Girondin, par le même Salle qui la proposa pour le procès du roi. C’était à propos du veto suspensif. Salle l’acceptait à condition que le peuple consulté pût mettre, par l’expression directe de sa volonté, un terme au veto royal. Et déjà Robespierre qui combattait le veto suspensif aussi bien que le veto absolu, dénonçait dans le système de l’appel au peuple une trompeuse apparence de démocratie qui permettait d’accepter, en fait, des solutions contraires à la démocratie. Tandis que, pour les démocrates robespierristes, l’action du peuple devait servir à appuyer contre la Cour ou contre les ennemis de la Révolution les décisions les plus hardies des représentants révolutionnaires, elle devait servir, pour ceux qui s’appelèrent les Girondins, à éluder les problèmes les plus pressants, à dissiper dans la responsabilité vague du peuple lointain les responsabilités immédiates de ses délégués. Pour les uns, elle était un excitant, pour les autres un dissolvant ; et voilà pourquoi on ne peut attribuer qu’une valeur de circonstance à la thèse des orateurs girondins invoquant soudain à propos de Louis XVI la souveraineté directe de la nation. C’était, au fond, un moyen dilatoire. L’appel aux masses, contraire à leur tactique fondamentale, n’était guère qu’un procédé d’ajournement : le peuple, qui savait la défiance habituelle de la Gironde à son égard, ne pouvait voir un acte de foi en cette manœuvre désespérée.

Les Girondins invoquaient un autre argument et commettaient une autre inconséquence. C’étaient eux qui, pour mieux assurer la victoire intérieure de la Révolution, avaient déchaîné la guerre. C’étaient eux qui avaient lancé un défi au monde en annonçant la chute de tous les trônes et l’universel triomphe de la liberté. C’étaient eux qui avaient dit et répété à la France révolutionnaire que les germes de Révolution abondaient chez tous les peuples, que les esprits étaient mûrs pour un ordre nouveau, et qu’ils n’attendaient qu’un signal de la liberté française.

Or, voici que tous les orateurs girondins affirment maintenant que le monde est travaillé par l’esprit de contre-révolution, que les peuples sont réfractaires à la Révolution, ou même irrités et indignés contre elle, et que si la Convention, en assumant la responsabilité directe de la mort du roi, fournit un aliment ou un prétexte aux passions hostiles, toutes les forces de l’univers vont se combiner contre la République française. Voici Salle qui s’écrie :

« Oui, citoyens, je vous le dis, parce que je vous dois la vérité, oui. toutes les nations de l’Europe, quoi qu’on en dise, sont encore esclaves. Bien loin qu’elles songent à nous imiter, en secouant elles-mêmes le joug qui les flétrit, elles ont peine à recevoir le présent que nos armées leur portent.

« Nos principes sont un aliment de forte digestion, dont leurs organes sont en quelque sorte surchargés. Voyez ce qui s’est passé à Francfort ; voyez ce qui se passe dans l’évêché de Trêves, dont les paysans trahissent journellement nos soldats ; dans le Brabant, qui regrette ses prêtres, qui craint pour ses momeries monacales, et qui finira peut-être par nous traiter en ennemis de la divinité, parce que nous avons proscrit les turpitudes ultramontaines.

« Songez aux calomnies répandues contre nous chez l’étranger ; à cette étonnante prévention inspirée aux soldats ennemis qui craignent de se rendre dans nos camps, de peur que nous les traitions en cannibales ; songez aux moyens puissants que les despotes ont d’empêcher la circulation de nos principes, et demandez-vous froidement, et sans enthousiasme, si la révolution du genre humain est aussi prochaine qu’on nous l’annonce. Non, les peuples sont dominés encore par le despotisme sacerdotal, et par tous les préjugés qui les attachent à leurs tyrans. »

Oui, mais ces prophéties magnifiques et décevantes, qui donc les avait faites, sinon les Girondins eux-mêmes ? C’est contre les décrets enthousiastes et dangereux du 19 novembre et du 15 décembre que devaient être dites ces paroles de prudence et de vérité. Et quel crédit pouvaient avoir ceux qui, ayant d’abord voulu constituer « le pouvoir révolutionnaire universel », proclamaient maintenant, dans l’intérêt apparent du roi, la banqueroute de cette propagande universelle ?

Brissot lui-même insiste sur les dispositions hostiles que les tyrans ont réussi à créer contre la France de la Révolution :

« Je l’ai déjà dit, dans nos débats, nous ne voyons pas assez l’Europe ; nous voyons trop ce qui nous entoure. Pleins de confiance dans la pureté de nos motifs et dans la bonté de nos décrets, nous laissons au temps le soin de détruire les calomnies, de détromper les peuples sur tous les mensonges qu’on répand contre nous.

« C’est pourtant avec cette opinion mensongère, avec ces calomnies atroces que les rois parviennent à détacher les peuples de notre Révolution, à leur inspirer de l’horreur pour le gouvernement républicain, et même à les armer contre nous… Le ministère anglais nous a peints comme des cannibales ; il a tapissé les villes et les campagnes des tableaux les plus hideux, et malheureusement les plus ressemblants, des massacres des 2 et 5 septembre… Faire ici le tableau de la comédie jouée par les machiavélistes qui dirigent l’Angleterre, c’est peindre les forfaits de presque toutes les puissances de l’Europe. »

Ah ! sans doute, il serait injuste d’enfermer Brissot, à jamais, dans la témérité de son premier enthousiasme. Il serait injuste et insensé de lui interdire toute prudence sous prétexte que c’est lui qui a, le premier, déchaîné la guerre et suscité en France de funestes illusions. Et s’il lui plaît, pour atténuer son erreur, d’alléguer que c’est l’impression des massacres de septembre qui a converti en hostilité la bienveillance première des peuples, pourquoi lui retirerions-nous une explication qui ménage son amour-propre ? Après tout, en une heure d’inertie révolutionnaire, en ce printemps somnolent et incertain de 1792 où il semblait que la force révolutionnaire ne parvenait point à percer la terre, il a osé : il a provoqué le destin. Il se peut que la foudre qu’il a lancée et qui devait emplir de son tumulte et de sa lumière tout l’horizon humain hésite maintenant et se replie. Si Brissot, après avoir obtenu de la guerre ce qu’elle pouvait donner, c’est-à-dire la fin de la royauté, s’aperçoit maintenant que cette guerre, en s’étendant, devient funeste, s’il a perdu, à la rencontre des résistance » du monde, quelques-unes des illusions sans lesquelles il n’aurait pas osé jouer son audacieuse partie de Révolution par la guerre, il a le droit de reconnaître la puissance de l’obstacle et de circonscrire la lutte et le péril.

Si les Girondins, qui ont poussé à la guerre pour renverser le roi, s’effrayent maintenant de l’agrandissement de la guerre et tentent de limiter en enlevant un prétexte trop commode à la contre-révolution européenne, c’est sans doute un acte de clairvoyance et de courage. Mais alors, pourquoi prendre ce détour de l’appel au peuple ? Pourquoi ne pas avertir nettement et directement la France qu’à prononcer la mort du roi elle suscitera contre elle, inutilement, une coalition funeste ?

S’il est vrai, comme ils le disent tous, que l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne n’attendent que la mort de Louis XVI pour assaillir la France, et s’il y a quelque chance, en épargnant la vie du roi, d’éviter cet élargissement formidable du conflit, il faut le dire, sans réserve et sans peur. C’est sur le fond même de la question qu’il faut se prononcer devant le pays et devant le monde, et non pas combiner des habiletés de procédure. Ils alléguaient (c’est l’argument principal de Salles et de Brissot) que toute décision de la Convention, quelle qu’elle fût, aurait les périls les plus graves et que ces périls disparaîtraient si le peuple était juge en dernier ressort. Si la Convention, par prudence ou par pitié, faisait grâce au roi de la vie et se bornait à prononcer contre lui la détention ou le bannissement, cette sentence généreuse serait dénaturée et empoisonnée par la calomnie, qui dénoncerait la manœuvre des intrigants sauvant le roi pour sauver la royauté. Si, au contraire, la Convention condamnait Louis à mort, tous les ennemis de la Révolution en France et hors de France accuseraient l’Assemblée ou d’avoir cédé à une atroce soif de sang, ou d’avoir délibéré sous la menace des assassins. Et l’univers était ainsi soulevé contre la France.

Au contraire, que le peuple prononce : s’il fait acte de clémence, s’il sent son cœur assez libre de toute attache à la royauté pour laisser sans crainte la vie au roi, qui donc, dans le monde, pourra accuser de faiblesse et d’intrigue six millions d’hommes s’élevant au-dessus de leur juste colère ? Les traits des calomniateurs éternels s’émousseront contre cette vaste générosité de toute une nation, sauvée du soupçon par son immensité même. Et si le peuple condamne Louis à monter sur l’échafaud pour châtier, en la personne du traître suprême, la trahison elle-même, s’il veut donner à sa lutte contre le vieux monde quelque chose de solennel et d’irrévocable comme la mort, qui donc pourra prétendre qu’une frénésie de cannibalisme et qu’une ivresse de sang a envahi six millions de cœurs ? Quelle que soit la décision du peuple, elle aura la majesté et l’inviolabilité du peuple lui-même. Elle dépassera la calomnie comme il dépasse la calomnie.

Mais quel sophisme ! Comme si l’étranger, prêt à l’outrage et à l’affût des prétextes, serait désarmé contre la décision du peuple ! Indulgente, il l’interpréterait comme un désaveu de la Convention et de la Révolution. Terrible, il la dénoncerait comme l’effet de la passion meurtrière communiquée à tout un peuple par la contagion du délire révolutionnaire. Les rois et leurs ministres diraient que dans chacune des assemblées primaires le petit groupe des furieux a, ou fanatisé, ou terrorisé le reste, et c’est la nation toute entière, monstrueuse bête altérée de meurtre, qu’ils livreraient à la haine des nations. Ainsi la Convention, en se déchargeant sur le peuple de sa responsabilité, ne faisait, pour l’étranger, qu’agrandir le crime de la Révolution aux proportions du peuple lui-même.

Non, non : si les hommes d’État et les orateurs de la Gironde croient vraiment que la mort du roi aggravera d’un surcroît de haine et de péril la crise terrible de la France, s’ils croient vraiment que la politique et l’humanité s’accordent à sauver la vie du roi, il faut qu’ils prennent sur eux-mêmes la responsabilité glorieuse de la sauver, et qu’ils ne délèguent pas le salut de la Révolution au peuple innombrable et indécis dont ils n’invoquent la volonté éparse que pour cacher la détresse de leur propre pensée.

Au fond, ce fut bien l’inspiration maîtresse du discours de Vergniaud. Son grand et généreux esprit l’emporte vite au delà des combinaisons et des habiletés. Il semble qu’un moment il ait tout à fait oublié ce triste et pauvre détour de l’appel au peuple, et il recommande magnifiquement la clémence à la Convention, comme si elle, et elle seule, devait juger :

« J’aime trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser influencer, dans une occasion aussi solennelle, par la considération de ce que feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Cependant, à force d’entendre dire que nous agissions, dans ce jugement, comme pouvoir politique, j’ai pensé qu’il ne serait contraire ni à votre dignité, ni à la raison, de parler un instant politique.

« Il est probable qu’un des motifs pour lesquels l’Angleterre ne rompt pas encore ouvertement la neutralité, et qui déterminent l’Espagne à la promettre, c’est la crainte de hâter la perte de Louis par une accession à la ligue formée contre nous. Soit que Louis vive, soit qu’il meure, il est possible que les puissances se déclarent nos ennemies, mais la condamnation donne une probabilité de plus à la déclaration ; et il est sûr que si la déclaration a lieu, la mort en sera le prétexte.

« Vous vaincrez ces nouveaux ennemis, je le crois. Le courage de nos soldats et la justice de notre cause m’en sont garants. Cependant, résistons un peu à l’ivresse de nos premiers succès : ce sera un accroissement considérable à vos dépenses ; ce sera un nouveau recrutement à faire pour nos armées ; ce sera une armée navale à créer ; ce sera de nouveaux risques pour votre commerce qui a déjà tant souffert par le désastre des colonies ; ce sera de nouveaux dangers pour vos soldats, qui, pendant que vous disposez ici tranquillement de leurs destinées, affrontent les rigueurs de l’air, les intempéries des saisons, les fatigues, les maladies et la mort.

« Et si, la paix devenue plus difficile, la guerre, par un prolongement funeste, conduit vos finances à un épuisement complet auquel on ne peut songer sans frémir, si elle vous force à de nouvelles émissions d’assignats qui feront croître, dans une proportion effrayante, le prix des denrées de première nécessité, si elle augmente la misère publique par des atteintes nouvelles portées à votre commerce, si elle fait couler des flots de sang sur le continent et sur les mers, quels grands services vos calculs politiques auront-ils rendus à l’humanité ? Quelle reconnaissance vous devra la patrie pour avoir, en son nom et au mépris de sa souveraineté méconnue, commis un acte de vengeance devenu la cause ou seulement le prétexte d’événements si calamiteux ? Oserez-vous lui vanter vos victoires ? Je ne parle pas de défaites et de revers, j’éloigne de ma pensée tous présages sinistres. Mais, par le cours naturel des événements même les plus prospères, elle sera entraînée à des efforts qui la consumeront. Sa population s’affaiblira par le nombre prodigieux d’hommes que la guerre dévore, il n’y aura pas une seule famille qui n’ait à pleurer son père ou son fils ; l’agriculture manquera bientôt de bras, les ateliers seront abandonnés ; vos trésors écoulés appelleront de nouveaux impôts ; le corps social, fatigué des assauts que lui livreront au dehors des ennemis puissants, des secousses convulsives que lui imprimeront les factions intérieures, tombera dans une langueur mortelle. Craignez qu’au milieu de ces triomphes la France ne ressemble à ces monuments fameux qui, dans l’Égypte, ont vaincu le temps. L’étranger qui passe, s’étonne de leur grandeur ; s’il veut y pénétrer, qu’y trouve-t-il ? des cendres inanimées et le silence des tombeaux. »

C’est d’une puissance et d’une ampleur admirables ; mais aucune de ces paroles ne conclut à l’appel au peuple. Toutes crient à la Convention : « Jugez Louis XVI et épargnez sa vie. » C’est pour ne pas paraître oublier tout à fait sa thèse de l’appel au peuple, que Vergniaud a glissé dans ce développement si large et si beau, un mot qui la rappelle, un seul : « et au mépris de sa souveraineté méconnue ». Ce mot ne fait pas corps avec cette partie du discours ; il n’est là que par un artifice oratoire, pour que tout lien entre ce passage et l’objet même du discours ne soit pas trop visiblement rompu.

Mais il n’y a là qu’un raccord factice. Ce qui serait grave, dans la condamnation à mort de Louis, ce n’est pas qu’elle fût prononcée sans que la volonté de la nation intervienne : c’est qu’elle fût prononcée. Ce n’est plus de l’appel au peuple qu’il s’agit : c’est de l’appel à la clémence, et tout ce magnifique développement serait le même si Vergniaud, au lieu de parler pour persuader à la Convention de se dessaisir, avait parlé pour lui demander de retenir le jugement et d’y faire œuvre de pitié et de quelle parole audacieuse, presque flétrissante, il caractérise la condamnation à mort : un acte de vengeance. Mais cet acte de vengeance, pourquoi le déléguer à la nation ? Pourquoi du moins tenter le peuple ? Ce n’est pas seulement un acte de cruauté maladroite que Vergniaud expose le peuple à accomplir, c’est un acte de lâcheté.

« Il fallait du courage, le Dix-Août, pour renverser Louis encore puissant, quel courage faut-il pour envoyer au supplice Louis vaincu et désarmé ? Un soldat Cimbre entre dans la prison de Marius pour l’égorger ; effrayé à l’aspect de sa victime, il s’enfuit sans oser la frapper. Si ce soldat eût été membre d’un Sénat, doutez-vous qu’il eût hésité à voter pour la mort du tyran ? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable ? »

Oui, mais si ce soldat, au lieu d’être membre d’un Sénat, c’est-à-dire de la Convention, avait été membre d’une assemblée primaire, il aurait eu également l’abject courage de voter la mort. Et ici encore ce que dit Vergniaud ne porte pas contre le droit de juger en dernier ressort que s’arrogerait la Convention, ni contre la mort prononcée par elle, mais contre la mort prononcée par n’importe quelle puissance, nation ou Convention. Ce n’est que par un artifice de rhétorique que toute cette argumentation est comme accrochée à la thèse de l’appel au peuple ; elle en est au fond tout à fait indépendante. Mais l’idée, exprimée ou sous-entendue, de l’appel au peuple, affaiblit ce magnifique plaidoyer de clémence : elle lui donne quelque chose de factice et de lointain, puisque ce n’est pas devant celui qui est à ses yeux le vrai juge que parle l’orateur. Chose curieuse ! Deux fois (et ce sont ses discours les plus émouvants tout ensemble et les plus éclatants), deux fois Vergniaud a mis Louis en cause : une fois à la Législative, pour l’accuser, et maintenant à la Convention, pour le sauver. Et chaque fois, il a donné à sa pensée, ou sévère ou clémente, un tour hypothétique et suspensif. Qu’on se rappelle son terrible réquisitoire : en ses plus véhémentes menaces il restait encore conditionnel, et il s’arrêtait à cette limite extrême où le geste de menace va frapper. Et de même qu’alors il suspendait sa colère, aujourd’hui il suspend sa pitié, puisque, au moment même où il émeut ceux qui l’écoutent, le suprême effet de cette émotion doit être de renvoyer la cause à d’autres juges, qui, eux, n’auront pas entendu.

À peine l’éblouissement de cette splendide parole fut-il un peu dissipé, on se demanda : Mais que se propose donc Vergniaud ? S’il veut sauver le roi, pourquoi s’embarrasse-t-il de ce pesant et dangereux système de l’appel au peuple ? Ou si c’est vraiment l’appel au peuple qui l’intéresse, s’il se préoccupe de maintenir avant tout ce qu’il appelle le droit de la souveraineté populaire, pourquoi s’engage-t-il aussi à fond par des paroles de clémence ? Pourquoi semble-t-il présenter l’appel au peuple comme un moyen suprême d’humanité et de pardon, au risque d’en détourner ceux qui, séduits par l’apparente logique de ce système de souveraineté populaire, ne voudraient cependant pas qu’il tournât au salut du tyran ?

Ce qui ajoute à l’incertitude et à la confusion, c’est que, même parmi les Girondins qui soutenaient l’appel au peuple, il n’y avait pas unité de tactique, de pensée et d’accent. Salles voulait que la Convention se prononçât seulement sur la culpabilité, qu’elle s’abstînt de statuer sur la peine, et qu’elle laissât aux assemblées primaires le soin de décider seules si Louis serait puni de la détention, du bannissement ou de la mort. Buzot, au contraire, voulait que la Convention se prononçât aussi sur la peine, mais que celle-ci fût soumise à la ratification du peuple.

« Mon opinion diffère de celle de Salles en ce que je prononce la condamnation à mort contre Louis XVI, et que j’en renvoie la confirmation à la nation entière, tandis que Salles veut, au contraire, que nous nous bornions à décider si Louis XVI est coupable, et que nous renvoyions aux assemblées primaires l’application de la peine. Voici les raisons de cette différence : premièrement vous avez décrété que Louis serait jugé par la Convention, et vous en avez reçu les pouvoirs du peuple qui les confère tous. Y renoncer serait mettre une arme de plus entre les mains de nos ennemis, qui ne manqueraient pas de vous accuser de faiblesse et de vous croire retenus par la peur ; ils diraient que vous n’avez pas su porter avec courage le fardeau que vous vous étiez imposé, que vous avez craint même d’en soulever le poids. Osez le faire, encourez avec franchise et fermeté la responsabilité qu’il appelle sur votre tête : vous ôterez à la calomnie un nouveau prétexte pour avilir la Convention. Secondement, je pense que vous devez vous-mêmes diriger et fixer l’opinion ; le peuple, dans ses assemblées primaires, s’appuiera de votre exemple ; les faibles seront raffermis dans leur opinion chancelante par l’expression de la vôtre ; et les hommes de courage en auront plus de force pour lutter avec succès contre les partisans d’un modérantisme exagéré ; enfin la liberté des assemblées primaires reste entière, mais les dissentiments ne sont plus à craindre, et les opinions qui pourraient être timides et flottantes ont un centre de force et de lumière dans le prononcé de votre décret »

Qui ne croirait, à entendre ces paroles, que Buzot, tout au contraire de