Histoire socialiste/Introduction
INTRODUCTION
C’est du point de vue socialiste que nous voulons raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans, les événements qui se développent de 1789 à la fin du XIXe siècle. Nous considérons la Révolution française comme un fait immense et d’une admirable fécondité ; mais elle n’est pas, à nos yeux, un fait définitif dont l’histoire n’aurait ensuite qu’à dérouler sans fin les conséquences. La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise.
Peu à peu le mouvement économique et politique, la grande industrie, la croissance de la classe ouvrière qui grandit en nombre et en ambition, le malaise des paysans écrasés par la concurrence et investis par la féodalité industrielle et marchande, le trouble moral de la bourgeoisie intellectuelle qu’une société mercantile et brutale offense en toutes ses délicatesses, tout prépare une nouvelle crise sociale, une nouvelle et plus profonde Révolution où les prolétaires saisiront le pouvoir pour transformer la propriété et la moralité. C’est donc la marche et le jeu des classes sociales depuis 1789 que nous voudrions retracer à grands traits. Il est toujours un peu arbitraire de marquer des limites, des divisions tranchantes dans le progrès ininterrompu et nuancé de la vie. Pourtant, on peut, avec une suffisante exactitude, distinguer trois périodes dans l’histoire de la classe bourgeoise et de la classe prolétarienne depuis un siècle.
D’abord de 1789 à 1848, la bourgeoisie révolutionnaire triomphe et s’installe. Elle utilise contre l’absolutisme royal et contre les nobles la force des prolétaires, mais ceux-ci, malgré leur prodigieuse activité, malgré le rôle décisif qu’ils jouent en certaines journées, ne sont qu’une puissance subordonnée, une sorte d’appoint historique. Ils inspirent parfois aux possédants bourgeois une véritable terreur : mais au fond ils travaillent pour eux ; ils n’ont pas une conception de la société radicalement différente : le communisme de Babeuf et de ses rares disciples ne fut qu’une convulsion sublime, le spasme suprême de la crise révolutionnaire avant l’apaisement du Consulat et du Premier Empire. Même en 1793 et 1794 les prolétaires étaient confondus dans le Tiers État : ils n’avaient ni une claire conscience de classe ni le désir ou la notion d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère au delà de la pauvre pensée de Robespierre : une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. La merveilleuse sève de vie du socialisme, créateur de richesse, de beauté et de joie, n’était point en eux : aux jours terribles, ils brûlaient d’une flamme sèche, flamme de colère et d’envie. Ils ignoraient la séduction, la puissante douceur d’un idéal nouveau.
Pourtant la société bourgeoise commence à peine à s’apaiser et à se fixer, et déjà la pensée socialiste s’essaie. Après Babeuf, voici de 1800 à 1848, Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Louis Blanc. Voici, sous Louis-Philippe, les soulèvements ouvriers de Lyon et de Paris. À peine la Révolution bourgeoise est-elle définitivement victorieuse, les prolétaires se demandent : D’où vient notre souffrance et quelle Révolution nouvelle faudra-t-il accomplir ? Dans le flot de la Révolution bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble, plus calme maintenant et plus clair, ils mirent leur pauvre visage exténué, et ils sont pris d’épouvante. Mais, avant 1848, malgré la multiplicité des systèmes socialistes et des révoltes ouvrières, la domination bourgeoise est encore intacte.
La bourgeoisie ne croit pas possible que le pouvoir lui échappe et que la propriété se transforme. Elle a, sous Louis-Philippe, la force de lutter à la fois contre les nobles et les prêtres, et contre les ouvriers. Elle écrase les soulèvements légitimistes de l’Ouest, comme les révoltes prolétariennes des grandes villes affamées. Elle croit naïvement, avec l’orgueil de Guizot, qu’elle est l’aboutissement de l’histoire, qu’elle a des titres historiques et philosophiques au pouvoir définitif, qu’elle résume l’effort séculaire de la France et qu’elle est l’expression sociale de la raison. Les prolétaires de leur côté, malgré les soubresauts de la misère et de la faim, ne sont pas des révolutionnaires conscients. Ils entrevoient à peine la possibilité d’un ordre nouveau. C’est surtout dans la classe « intellectuelle » que les « utopies » socialistes recrutent d’abord des adeptes. Et d’ailleurs les systèmes socialistes sont très fortement imprégnés ou de pensée capitaliste, comme celui de Saint-Simon, ou de pensée petite-bourgeoise, comme celui de Proudhon. Il a fallu la crise révolutionnaire de 1848 pour que la classe ouvrière prît conscience d’elle-même, pour qu’elle opérât, suivant le mot de Proudhon, sa scission définitive avec les autres éléments sociaux.
Et encore la deuxième période, celle qui va de Février 1848 à Mai 1871, du gouvernement provisoire à la répression sanglante de la Commune, est-elle trouble et incertaine. Déjà, il est vrai, le socialisme s’affirme comme une force et comme une idée ; le prolétariat s’affirme comme une classe. La Révolution ouvrière se dresse si menaçante contre l’ordre bourgeois que les classes dirigeantes coalisent contre elle toutes les puissances de la bourgeoisie et les propriétaires paysans affolés par le spectre rouge. Mais il y a encore indécision et confusion dans les doctrines socialistes : en 1848, le communisme de Cabet, le mutuellisme de Proudhon, l’étatisme de Louis Blanc se heurtent désespérément, et le moule de pensée où doit prendre forme la force ouvrière est inconsistant et inachevé : les théoriciens se disputent le métal en fusion qui sort de la fournaise, et pendant qu’ils se querellent, la réaction, conduite par l’homme de Décembre, brise tous les moules ébauchés et refroidit le métal. Sous la Commune même, blanquistes, marxistes, proudhoniens impriment à la pensée ouvrière des directions divergentes : nul ne peut dire quel idéal socialiste eût appliqué la Commune victorieuse.
En outre, il y a trouble et mélange dans le mouvement même comme dans la pensée. En 1848, la Révolution est préparée par la démocratie radicale des petits bourgeois autant et plus peut-être que par le socialisme ouvrier, et aux journées de Juin la démocratie bourgeoise couche sur le pavé ardent de Paris les prolétaires. En 1871 aussi, c’est d’un soulèvement de la bourgeoisie commerçante irritée par la loi des échéances et par la dureté des hobereaux de Versailles, c’est aussi de l’exaspération patriotique et des défiances républicaines de Paris que le mouvement de la Commune est sorti.
Le prolétariat socialiste n’a pas tardé à mettre sa marque révolutionnaire sur cette confusion et Marx a eu raison de dire, en ce sens, dans sa forte et systématique étude sur la Commune que, par elle, la classe ouvrière a pour la première fois pris possession du pouvoir. C’est un fait nouveau et d’une incalculable portée ; mais le prolétariat a profité d’une sorte de surprise ; il était, dans la capitale isolée et surexcitée, la force la mieux organisée et la plus aiguë ; mais il n’était pas encore en état d’entraîner et d’assimiler la France ; celle-ci appartenait aux prêtres, aux grands propriétaires fonciers et à la bourgeoisie dont M. Thiers était le chef. La Commune a été comme une pointe rougie au feu, qui se brise contre un gros bloc réfractaire. Mais de 1848 à 1871, le progrès prolétarien est immense. En 1848 la participation du prolétariat au pouvoir est presque fictive : Louis Blanc et l’ouvrier Albert sont paralysés au gouvernement provisoire ; et une bourgeoisie perfide organise contre eux la tricherie des ateliers nationaux. Les socialistes discutent platoniquement au Luxembourg, ils abdiquent et se résignent à n’être qu’une impuissante Académie. N’ayant pas la force d’agir, ils dissertent. Puis, quand la classe ouvrière trompée se soulève en Juin, elle est écrasée avant d’avoir pu une minute toucher au pouvoir. En 1871 les fils des combattants de Juin ont tenu le pouvoir ; ils l’ont exercé ; ils n’ont pas été l’émeute, ils ont été la Révolution.
Les prolétaires ainsi haussés au gouvernement ont pu en être précipités ; ils n’en ont pas moins donné aux nouvelles générations ouvrières un haut signal d’espérance qui a été compris. La Commune clôt la seconde période où le socialisme s’affirme comme une force de premier ordre, confuse encore et convulsive, mais c’est bien elle, aussi, c’est bien la Commune qui a rendu possible la période nouvelle, celle où nous sommes tous engagés et où le socialisme procède méthodiquement à l’organisation totale de la classe ouvrière, à la conquête morale des paysans rassurés, au ralliement de la bourgeoisie intellectuelle désenchantée du pouvoir bourgeois, et à la prise de possession complète du pouvoir pour des formes nouvelles de propriété et d’idéal.
Maintenant la confusion n’est plus à craindre. Il y a dans la classe ouvrière et le parti socialiste unité de pensée. Malgré les chocs des groupes et les rivalités superficielles, toutes les forces prolétariennes sont unies, au fond, par une même doctrine et pour une même action. Si demain le prolétariat s’emparait du pouvoir tout entier, il en pourrait d’emblée faire un usage défini et décisif. Il y aurait à coup sûr des conflits de tendances. Les uns voudraient fortifier et pousser au plus haut l’action centrale de la communauté, les autres voudraient assurer aux groupes locaux de travailleurs la plus large autonomie possible. Pour régler les rapports nouveaux de la nation, des Fédérations professionnelles, des communes, des groupes locaux, des individus, pour fonder à la fois la parfaite liberté individuelle et la solidarité sociale, pour donner forme juridique aux innombrables combinaisons de la propriété sociale et de l’action des individus, un immense effort de pensée sera nécessaire ; et dans cette complexité il y aura des désaccords. Mais, malgré tout, c’est un commun esprit qui meut aujourd’hui les socialistes, les prolétaires ; le socialisme n’est plus dispersé en sectes hostiles et impuissantes. Il est de plus en plus une grande unité vivante et qui multiplie ses prises sur la vie. C’est de lui maintenant que toutes les grandes forces humaines, le travail, la pensée, la science, l’art, la religion même, entendue comme la prise de possession de l’univers par l’humanité, attendent leur renouvellement et leur essor.
Comment, à travers quelles crises, par quels efforts des hommes et quelle évolution des choses le prolétariat a-t-il grandi jusqu’au rôle décisif qu’il va jouer demain ? C’est ce que nous tous, militants socialistes, nous nous proposons de raconter. Nous savons que les conditions économiques, la forme de la production et de la propriété sont le fond même de l’histoire. De même que pour la plupart des individus humains l’essentiel de la vie, c’est le métier, de même que le métier, qui est la forme économique de l’activité individuelle, détermine le plus souvent les habitudes, les pensées, les douleurs, les joies, les rêves même des hommes, de même, à chaque période de l’histoire, la structure économique de la Société détermine les formes politiques, les mœurs sociales, et même la direction générale de la pensée. Aussi nous appliquerons-nous, à chaque époque de ce récit, à découvrir les fondements économiques de la vie humaine. Nous tâcherons de suivre le mouvement de la propriété, et l’évolution même de la technique industrielle et agricole. Et, à grands traits, comme il convient dans un tableau forcément sommaire, nous marquerons l’influence de l’état économique sur les gouvernements, les littératures, les systèmes.
Mais nous n’oublions pas, Marx lui-même trop souvent rapetissé par des interprètes étroits, n’a jamais oublié que c’est sur des hommes qu’agissent les forces économiques. Or les hommes ont une diversité prodigieuse de passions et d’idées ; et la complication presque infinie de la vie humaine ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique. De plus, bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi, par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même.
Sans doute, la lumière même des étoiles les plus lointaines et les plus étrangères au système humain n’éveille, dans l’imagination du poète, que des rêves conformes à la sensibilité générale de son temps et au secret profond de la vie sociale, comme c’est de l’humidité cachée de la terre que le rayon de lune forme le brouillard léger qui flotte sur la prairie. En ce sens, même les vibrations stellaires, si hautes et si indifférentes qu’elles paraissent, sont harmonisées et appropriées par le système social et par les forces économiques qui le déterminent. Goethe, entrant un jour dans une manufacture, fut pris de dégoût pour ses vêtements qui exigeaient un si formidable appareil de production. Et pourtant, sans ce premier essor industriel de la bourgeoisie allemande, le vieux monde germanique, somnolent et morcelé, n’aurait pu ni éprouver ni comprendre ces magnifiques impatiences de vie qui font éclater l’âme de Faust.
Mais quel que soit le rapport de l’âme humaine, en ses rêves même les plus audacieux ou les plus subtils, avec le système économique et social, elle va au delà du milieu humain, dans l’immense milieu cosmique. Et le contact de l’univers fait vibrer en elle des forces mystérieuses et profondes, forces de l’éternelle vie mouvante qui précéda les sociétés humaines et qui les dépassera. Donc autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve même à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques. Très souvent l’esprit de l’homme s’appuie sur le système social pour le dépasser et lui résister ; entre l’esprit individuel et le pouvoir social il y a ainsi tout à la fois solidarité et conflit. C’est le système des nations et des monarchies modernes, à demi émancipées de l’Église, qui a permis la libre science des Kepler et des Galilée ; mais une fois en possession de la vérité, l’esprit ne relève plus ni du prince, ni de la société, ni de l’humanité ; c’est la vérité elle-même, avec son ordonnance et son enchaînement, qui devient, si je puis dire, le milieu immédiat de l’esprit, et bien que Kepler et Galilée aient appuyé leurs observations et leurs travaux d’astronomes aux fondements de l’État moderne, ils ne relevaient plus, après leurs observations ou leurs calculs, que d’eux-mêmes et de l’univers. Le monde social où ils avaient pris leur point d’appui et leur élan s’ouvrait, et leur pensée ne connaissait plus d’autres lois que les lois mêmes de l’immensité sidérale.
Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre, affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel univers. Les plus intransigeants des théoriciens marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes, gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors, son esprit ne subira plus le despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une période de pleine liberté intellectuelle où la pensée humaine, n’étant plus déformée par les servitudes économiques, ne déformera pas le monde. Mais à coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir ces premières manifestations de la vie de l’esprit : elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui dans la forêt humaine n’émeut encore que quelques feuilles mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements.
Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. C’est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l’histoire humaine, mais à travers la succession des formes sociales, l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet, avide d’unité, et du mystérieux univers. Le grand mystique d’Alexandrie disait : « Les hautes vagues de la mer ont soulevé ma barque et j’ai pu voir le soleil levant à l’instant même où il sortait des flots. » De même, les vastes flots montants de la Révolution économique soulèveront la barque humaine pour que l’homme, pauvre pêcheur lassé d’un long travail nocturne, salue de plus haut la première pointe d’aurore, la première lueur de l’esprit grandissant qui va se lever sur nous.
Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classes possédantes ont compris sous ce mot les droits de la bourgeoisie et du capital.
Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre moyen de domination que la propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine, qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. Nous saluerons toujours avec un égal respect, les héros de la volonté, et nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes, nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et les admirables combattants prolétariens tombés en juin 1848.
Mais qui nous en voudra d’être surtout attentifs aux vertus militantes de ce prolétariat accablé qui depuis un siècle a si souvent donné sa vie pour un idéal encore obscur ? Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution Sociale ; c’est par la force des hommes, par l’énergie des consciences et des volontés. L’histoire ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et de la noblesse individuelles. Et le niveau moral de la société communiste de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences individuelles, dans la classe militante d’aujourd’hui. Proposer en exemple tous les combattants héroïques, qui depuis un siècle ont eu la passion de l’idée et le sublime mépris de la mort, c’est donc faire œuvre révolutionnaire. Nous ne sourions pas des hommes de la Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ; à coup sûr les beaux élans d’énergie intérieure qu’ils suscitaient ainsi en eux changeaient peu de chose à la marche des événements. Mais du moins, ils restaient debout dans la tempête, ils ne montraient pas, sous l’éclair des grands orages, des figures décomposées par la peur. Et si la passion de la gloire animait en eux la passion de la liberté, ou le courage du combat, nul n’osera leur en faire grief.
Ainsi nous essaierons dans cette histoire socialiste qui va de la Révolution bourgeoise à la période préparatoire de la Révolution prolétarienne, de ne rien retrancher de ce qui fait la vie humaine. Nous tâcherons de comprendre et de traduire l’évolution économique fondamentale qui gouverne les sociétés, l’ardente aspiration de l’esprit vers la vérité totale, et la noble exaltation de la conscience individuelle défiant la souffrance, la tyrannie et la mort. C’est en poussant à bout le mouvement économique que le prolétariat s’affranchira et deviendra l’humanité. Il faut donc qu’il prenne une conscience nette, dans l’histoire, et du mouvement économique et de la grandeur humaine. Au risque de surprendre un moment nos lecteurs par le disparate de ces grands noms, c’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire, où chacun des militants qui y collaborent mettra sa nuance de pensée, où tous mettront la même doctrine essentielle et la même foi.