Histoire posthume de Voltaire/Pièce 5


Garnier
éd. Louis Moland

V.
EXTRAIT
DE LA CORRESPONDANCE DE GRIMM[1].

Il est tombé, le voile funeste ; les derniers rayons de cette clarté divine viennent de s’éteindre, et la nuit qui va succéder à ce beau jour durera peut-être une longue suite de siècles[2].

Le plus grand, le plus illustre, peut-être, hélas ! l’unique monument de cette époque glorieuse où tous les talents, tous les arts de l’esprit humain semblaient s’être élevés au plus haut degré de perfection, ce superbe monuments disparu ! Un coin de terre ignoré en dérobe à nos yeux les tristes débris.

Il n’est plus, celui qui fut à la fois l’Arioste et le Virgile de la France, qui ressuscita pour nous les chefs-d’œuvre des Sophocle et des Euripide, dont le génie atteignit tour à tour la hauteur des pensées de Corneille, le pathétique sublime de Racine, et, maître de l’empire qu’occupaient ces deux rivaux de la scène, en sut découvrir un nouveau plus digne encore de sa conquête dans les grands mouvements de la nature, dans les excès terribles du fanatisme, dans le contraste imposant des mœurs et des opinions.

Il n’est plus, celui qui, dans son immense carrière, embrassa toute l’étendue de nos connaissances, et laissa presque dans tous les genres des chefs-d’œuvre et des modèles ; le premier qui fit connaître à la France la philosophie de Newton, les vertus du meilleur de nos rois, et le véritable prix de la liberté du commerce et des lettres.

Il n’est plus, celui qui, le premier peut-être, écrivit l’histoire en philosophe, en homme d’État, en citoyen, combattit sans relâche tous les préjugés funestes au bonheur des hommes, et, couvrant l’erreur et la superstition d’opprobre et de ridicule, sut se faire entendre également de l’ignorant et du sage, des peuples et des rois.

Appuyé sur le génie du siècle qui l’a vu naître, seul il soutenait encore dans son déclin l’âge qui l’a vu mourir, seul il en retardait encore la chute. Il n’est plus, et déjà l’ignorance et l’envie osent insulter sa cendre révérée. On refuse à celui qui méritait un temple et des autels ce repos de la tombe, ces simples honneurs qu’on ne refuse pas même au dernier des humains[3].

Le fanatisme, dont le génie étonné tremblait devant celui d’un grand homme, le voit à peine expirant qu’il se flatte déjà de reprendre son empire, et le premier effort de sa rage impuissante est un excès de démence et de lâcheté.

Qu’espérez-vous de tant de barbarie ? Qu’apprendrez-vous à l’univers en exerçant sur cette dépouille mortelle votre furie et votre vengeance, si ce n’est la terreur et l’épouvante qu’il sut vous inspirer jusqu’au dernier moment de sa vie ? Voilà donc quelle est aujourd’hui votre puissance ! Un seul homme, sans autre appui que l’ascendant de la gloire et des talents, a résisté soixante ans à vos persécutions, a bravé soixante ans vos fureurs, et ce n’est que la mort qui vous livre votre victime, ombre vaine, insensible à vos injures, mais dont le seul nom est encore l’amour de l’humanité et l’effroi de ses tyrans.

Quel était donc votre dessein en refusant un simple tombeau à celui à qui la nation venait de décerner les honneurs d’un triomphe public ? Avez-vous craint que ce tombeau ne devînt un autel, et le lieu qui le renfermerait un temple ? Avez-vous craint de voir confondu dans la foule des humains l’homme qui s’éleva au-dessus de tous les rangs par l’éclat et par la supériorité de son génie ? Avez-vous pensé qu’il fût si fort de votre intérêt d’annoncer à l’Europe entière que le plus grand homme de son siècle était mort comme il avait vécu, sans faiblesse et sans préjugé[4] ?

En voulant couvrir, s’il vous eût été possible, de l’obscurité la plus profonde le lieu où reposaient les cendres de Voltaire, en cherchant à envelopper de ténèbres et de mystère le moment de sa mort, n’avez-vous pas tremblé que les plus ardents de ses disciples ne profitassent d’une circonstance si favorable pour établir les preuves de son immortalité, de sa résurrection ? Ah ! vous saviez trop bien que, l’eussent-ils tenté, les ouvrages qui nous restent de lui ne permettaient plus de croire aux miracles de cette espèce[5].

Faibles et lâches ennemis de l’ombre d’un grand homme ! en tourmentant toutes les puissances du ciel et de la terre pour lui ravir les hommages qui lui sont dus, quel fruit attendez-vous de tant de vains efforts ? Effacerez-vous son souvenir de la mémoire des hommes ? Anéantirez-vous cette multitude de chefs-d’œuvre, éternels monuments de son génie, consacrés dans toutes les parties du monde à l’instruction et à l’admiration des races futures ? Est-ce par quelques défenses puériles, par quelques anathèmes impuissants, que vous pensez enchaîner ces torrents de lumière répandus d’un bout de l’univers à l’autre[6] ?

Non, sa gloire est au-dessus de toute atteinte ; ses ouvrages en sont les garants immortels. Mais votre triomphe est encore assez beau ; le vengeur des victimes opprimées par le fanatisme et la superstition n’est plus ; ce grand ascendant sur l’esprit de son siècle, cet ascendant prodigieux qui tenait à sa personne, au caractère particulier de son esprit, à soixante ans de gloire et de succès, cet ascendant qui vous fit frémir tant de fois n’est plus à craindre.

L’opinion publique, l’hommage de tous les talents, celui des hommes les plus distingués chez toutes les nations, la confiance et l’amitié de plusieurs souverains, avaient érigé pour lui une sorte de tribunal supérieur en quelque manière à tous les tribunaux du monde, puisque la raison et l’humanité seules en avaient dicté le code, puisque le génie en prononçait tous les arrêts. C’est à ce tribunal respectable que l’on a vu s’évanouir plus d’une fois les foudres de l’injustice, de la calomnie et de la superstition ; c’est là que fut vengée l’innocence des Calas, des Sirven, des La Barre. L’espoir prochain du rétablissement de la mémoire de l’infortuné comte de Lally fut le fruit de ses derniers soins, le dernier succès pour lequel sa vie presque éteinte parut se rallumer encore ; peu de jours avant sa fin, plongé dans une espèce de léthargie, il en sortit quelques moments lorsqu’on lui apprit la nouvelle du jugement de cette affaire, et les dernières lignes qu’il dicta furent adressées au fils de cet illustre infortuné ; les voici : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse bien tendrement M. de Lally. Il voit que le roi est le défenseur de la justice ; il mourra content. » Ce sont, pour ainsi dire, les derniers soupirs de cet homme célèbre[7].



  1. Correspondance de Grimm, etc., édit. Tourneux, tome XII, page 108.
  2. M. de Voltaire est mort le 30 du mois dernier*, entre dix et onze heures du soir, âgé de quatre-vingt-quatre ans et quelques mois. Il paraît que la principale cause de sa mort est la strangurie dont il souffrait depuis plusieurs années, et dont les fatigues du séjour de Paris avaient sans doute hâté le progrès. À l’ouverture de son corps, on a trouvé les parties nobles assez bien conservées, mais la vessie toute tapissée intérieurement de pus, ce qui peut faire juger des douleurs excessives qu’il a dû éprouver avant que le mal fût arrivé à ce dernier période. Des ménagements extrêmes auraient pu en retarder peut-être le terme ; mais il en était incapable. Ayant appris qu’à une séance de l’Académie, à laquelle il ne put assister, le projet qu’il avait fait adopter à ces messieurs pour une nouvelle édition de leur Dictionnaire avait essuyé des contradictions sans nombre, il craignit de le voir abandonné, et voulut composer un discours pour les faire revenir à son premier plan. Pour remonter ses nerfs affaiblis, il prit une quantité prodigieuse de café ; cet excès dans son état, et un travail suivi de dix ou douze heures, renouvelèrent toutes ses souffrances, et le jetèrent dans un accablement affreux. M. le maréchal de Richelieu, l’étant venu voir dans la soirée, lui dit que son médecin lui avait ordonné dans des circonstances assez semblables quelques prises de laudanum qui l’avaient toujours soulagé très promptement. M. de Voltaire en fit venir sur-le-champ ; et dans la nuit, au lieu de trois ou quatre gouttes, il en prit presque une fiole entière. Il tomba depuis ce moment dans une espèce de léthargie qui ne fut interrompue que par l’excès de la douleur, et ne reprit que par intervalles l’usage de ses sens. (Meister.)

    * Il était né le 20 novembre 1694.

  3. Ce n’est ni aux préventions de la cour, ni à celles des ministres, ni peut-être même au zèle intolérant des chefs du clergé, qu’il faut attribuer les difficultés que l’on a faites pour inhumer M. de Voltaire en terre sainte ; c’est dans la conduite ridicule et pusillanime de sa famille, c’est dans les intrigues de quelques dévotes et de leurs directeurs qu’il faut chercher l’origine d’une persécution si lâche et si honteuse. En ne supposant pas même qu’on pût refuser à M. de Voltaire ce qu’on ne refuse à aucun citoyen, en suivant simplement la marche indiquée par les lois et par l’usage, il n’y a pas une voix qui eût osé s’élever publiquement pour être l’organe du fanatisme le plus odieux ou de la haine la plus barbare. Mais, je ne sais quelles alarmes, quelles inquiétudes semées secrètement sous le nom spécieux du zèle et de la piété, une fois répandues, on a craint l’éclat du scandale. Les dévots ont fait montre alors de leur crédit, de leur puissance ; et l’on a cru devoir prendre toutes les mesures imaginables pour éviter une discussion dont il n’est jamais aisé de mesurer au juste les conséquences. Quoique les chroniques secrètes de la cour assurent que M. de Voltaire avait les droits les plus intimes sur les égards et sur l’amitié de M. le duc de Nivernais, on prétend que c’est Mme de Gisors et Mme de Nivernais qui ont excité plus que personne et l’archevêque et les curés de Paris à refuser un asile aux cendres de ce grand homme. Nous aimons encore mieux accuser de cette injustice le zèle aveugle d’une femme, qui peut-être d’ailleurs n’en est pas moins respectable, que […].
  4. On sait que M. de Voltaire a regretté infiniment la vie (eh ! qui pouvait la regretter plus que lui ?) mais sans craindre la mort et ses suites. Il a maudit souvent l’impuissance des secours de la médecine ; mais ce sont les douleurs dont il était tourmenté, le désir qu’il aurait eu de jouir encore plus longtemps de sa gloire et de ses travaux, non les remords d’une âme efffrayée par l’incertitude de l’avenir, qui lui arrachèrent ses plaintes et ses murmures. Il a vu quelques heures avant de mourir M. le curé de Saint-Sulpice et M. l’abbé Gaultier. Il a paru d’abord avoir quelque peine à les reconnaître. M. de Villette les lui ayant annoncés une seconde fois, il répondit sans aucune impatience : Assurez ces messieurs de mes respects. À la prière de M. de Villette, M. de Saint-Sulpice s’étant approché du chevet de son lit, le mourant étendit son bras autour de sa tête comme pour l’embrasser. Dans cette attitude, M. de Saint-Sulpice lui adressa quelques exhortations, et finit par le conjurer de rendre encore témoignage à la vérité dans ses derniers instants, et de prouver au moins par quelque signe qu’il reconnaissait la divinité de Jésus-Christ. À ce mot les yeux du mourant parurent se ranimer un peu ; il repoussa doucement M. le curé, et dit d’une voix encore intelligible : Hélas ! laissez-moi mourir tranquille ! M. de Saint-Sulpice se tourna du côté de M. l’abbé Gaultier, et lui dit avec beaucoup de modération et de présence d’esprit : Vous voyez que la tête n’y est plus. Ces messieurs s’étant retirés, il serra la main du domestique qui l’avait servi avec le plus de zèle pendant sa maladie, nomma encore quelquefois Mme Denis, et rendit peu de moments après les derniers soupirs. (Meister.)
  5. Il est certain qu’on a ignoré quelque temps dans le public et l’heure et le jour de la mort de M. de Voltaire. Tout Paris était encore à sa porte pour demander de ses nouvelles, lorsque son corps avait déjà été enlevé pour être transporté à l’abbaye de Scellières. Les ordres donnés pour sa sépulture ont été enveloppés de tout le mystère que pourrait exiger l’affaire d’État la plus importante, et l’on doit avouer que ces précautions n’étaient peut-être pas absolument inutiles ; on croit qu’il aurait été fort aisé d’échauffer pour un parti quelconque la foule qui assiégeait encore la demeure de cet homme célèbre le lendemain de sa mort. (Meister.)
  6. Il a été défendu aux comédiens déjouer les pièces de Voltaire jusqu’à nouvel ordre, aux journalistes de parler de sa mort ni en bien ni en mal, aux régents de collége de faire apprendre de ses vers à leurs écoliers. (Id.)
  7. M. le marquis de Villevieille, l’ami de M. de Voltaire depuis plusieurs années, et qui ne l’a presque point quitté pendant tout son séjour à Paris, nous a promis de nous communiquer un journal détaillé de toutes les circonstances de sa maladie et de sa mort. Nous attendons l’accomplissement de cette promesse pour donner aux mémoires que nous avons recueillis sur cet objet toute l’exactitude et toute la précision que mérite le récit d’un événement si intéressant. (Meister.) — M. de Villevieille est mort en mai 1825, sans avoir tenu sa promesse.
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