Histoire politique et littéraire de la presse en France/Préface

Poulet-Malassis et de Broise (Tome Ip. v-xxxii).


PRÉFACE




Il n’est pas besoin d’insister sur l’intérêt que peut offrir une histoire de la presse périodique, encore moins sur son utilité. Nous ne possédons, touchant ce sujet, que des données incomplètes, et pourtant, s’il en est un qui soit à la fois curieux et instructif, c’est bien celui-là. Interprète fidèle des temps qu’il a traversés, le journal en reproduit la physionomie exacte ; il est pour le moral des peuples ce que l’invention de Daguerre est pour les formes matérielles, et, bien que l’existence de cette incarnation de l’esprit moderne remonte à peine à deux siècles, il y a plus à gagner pour le penseur à la suivre dans sa marche progressive, dans ses luttes et dans ses transformations, qu’à pâlir sur les annales de certains grands empires.


L’opportunité d’une pareille publication n’est pas moins évidente. Peut-être, cependant, se rencontrera-t-il quelques personnes disposées à la contester. La presse se meurt, la presse est morte, entend-on répéter tous les jours et de tous les côtés. S’il en était ainsi, ce nous serait un argument de plus en faveur de notre projet ; mais nous sommes loin de voir les choses aussi en noir pour nous, la liberté de la presse est la plus vivace, la plus imprescriptible de nos libertés, comme elle en est le fondement inébranlable et en quelque sorte, l’âme et la vie : elle peut sommeiller ; elle ne saurait périr.

Ce qui est vrai, c’est que la presse est aujourd’hui dans un de ces moments de torpeur qui, par une loi que l’on retrouve partout dans la nature, succèdent toujours aux grandes agitations. J’ai pensé que c’était précisément dans un pareil moment, alors que les passions qui s’agitent trop souvent autour d’elle faisaient silence, qu’il était plus opportun d’en écrire les annales, et, par l’enseignement qui en découle, de rassurer et les amis et les ennemis de cette institution, si diversement jugée, qui, si elle est pour les uns l’objet de trop vives aspirations, est pour les autres l’objet de terreurs irréfléchies.


Les difficultés d’une œuvre si vaste ne m’ont point échappé, et je ne me suis pas un instant dissimulé mon insuffisance. Aussi n’est-ce qu’après de bien longues hésitations que je me suis décidé à aborder cette entreprise, et pour obéir, en quelque sorte, aux conseils, je dirais presque aux sollicitations de personnes dont, pour moi, l’autorité égale la bienveillance.

L’histoire du journalisme a été, depuis de longues années, l’objet de mes plus constantes préoccupations, le but principal de mes travaux. Dès 1846, j’ai publié, sous le titre d’Histoire du Journal en France, un petit volume destiné, dans ma pensée, à jeter un peu de jour sur l’origine de la presse périodique et à appeler l’attention sur ce sujet, d’un intérêt si puissant et si varié. En 1853, l’intelligent éditeur de la Bibliothèque Elzévirienne, M. P. Jannet, donna de cet ouvrage une seconde édition, entièrement refondue et plus que doublée, à laquelle on a bien voulu accorder quelques éloges et faire de nombreux emprunts.

Cependant, conçue dans des conditions toutes spéciales, cette monographie était nécessairement écourtée, incomplète, insuffisante. Depuis lors, on n’a cessé de me répéter que je devrais compléter ce travail, le reprendre sur une plus vaste échelle, qu’il n’y avait rien sur la matière ; que sais-je, enfin ? que je pourrais faire une œuvre utile si bien que je me suis laissé déterminer par ces encouragements, comptant d’ailleurs sur l’assistance de tous ceux qui savent et qui s’intéressent à la cause de ce merveilleux instrument que l’on nomme journal, c’est-à-dire à la cause de la liberté et de la civilisation.


Si je n’ai pu donner à mon sujet le relief qu’il aurait acquis sous la plume d’un homme politique, j’ai fait, par compensation, les plus patients efforts pour qu’il laissât le moins possible à désirer sous le rapport historique, le plus important à mon point de vue. C’est à cela surtout que j’ai visé. Ce que j’ai voulu faire, ce n’est point une œuvre spéculative, j’irais presque jusqu’à dire que ce n’est point une œuvre politique : c’est un livre historique. Je me suis étudié à rassembler tous les faits touchant à la presse, à les contrôler, à les coordonner, à montrer comment est né et a grandi le journal, par quelles phases successives et si diverses il a passé depuis deux siècles. C’est, en un mot, l’histoire de l’instrument plutôt encore que celle de ses effets que je me suis proposé d’écrire ; et cette histoire, je l’ai demandée aux journaux eux-mêmes, je les ai laissés parler autant que possible. C’est, enfin, comme une sorte d’autobiographie des journaux que j’offre au public. Si, cette méthode était mieux appropriée à mes forces, elle m’a paru, d’un autre côté, conduire plus directement et plus sûrement au double but que j’envisageais : préparer les voies aux travailleurs, et, en même temps, satisfaire la légitime curiosité qui doit s’attacher à une institution dont le rôle a été si grand dans notre histoire, ou tout simplement aux aventures d’un ami de la maison, d’un hôte de notre foyer.

Ici, d’ailleurs, les faits parlent d’eux-mêmes, et la morale de la confabulation, si je puis ainsi m’exprimer, saute aux yeux. Il ressort à l’évidence de chaque page de ces annales du journalisme que la liberté absolue, illimitée, de la presse, est impossible chez nous ; qu’elle est incompatible, ou, si l’on aime mieux, qu’elle n’est pas encore compatible avec nos mœurs ; mais il n’en ressort pas moins évidemment que la liberté de la presse est, nous le répétons, la plus imprescriptible de nos libertés ; qu’il y aurait folie à vouloir l’étouffer, ainsi que l’avouait, au jour de l’adversité, un homme dont le témoignage ne saurait être récusé, Napoléon.

Telle est ma conviction bien profonde, et je crois que le jour où cette conviction serait partagée dans le camp de l’autorité et dans celui de la liberté, un grand pas serait fait vers l’apaisement des passions, vers cette paix intérieure si désirable pour le bonheur de la France.


Un coup d’œil rapide sur la marche qu’a suivie le journal depuis sa naissance fera connaître l’étendue, l’ordre et la division de ce travail.

Le journal a eu, dans les gazettes manuscrites et nouvelles à la main, dans les placards et les libelles même, des antécédents auxquels nous avons cru devoir consacrer quelques pages. Poussant plus loin encore, pour ne rien omettre de ce qui a été dit sur cette matière, nous sommes allé, sur les pas d’un académicien aussi ingénieux que savant, en chercher les traces jusque dans la Rome ancienne.

Il est évident, néanmoins, que le journal n’a pu précéder l’imprimerie, et même ce n’est guère que deux siècles après la découverte de Guttemberg que l’on trouve les premiers essais de feuilles périodiques.


Ces premiers essais se produisirent simultanément, au commencement du XVIIe siècle, sur différents points de l’Europe ; mais c’est à la France que revient l’honneur d’avoir créé le premier journal véritablement digne de ce nom, la Gazette, dont la publication remonte aux premiers mois de 1631. Nous insisterons sur l’histoire de cette feuille et sur celle de son fondateur, parce qu’un grand attrait m’a semblé s’y attacher, et aussi parce que, dans ce mouvement de retour vers le passé qui caractérise notre époque, on est souvent amené à en parler, et qu’on ne le fait pas toujours avec justesse, ni avec équité, pourrais-je ajouter. Renaudot était un homme éminemment remarquable pour son temps, auquel on n’a pas rendu la justice qu’il méritait : sa vie si remplie et si agitée, ses innocentes inventions, ses démêlés avec la faculté de médecine, sa lutte contre les frondeurs, sont pleins d’un véritable intérêt.

Richelieu, qui avait bien vite compris l’importance d’un organe dont il disposerait au gré de sa politique, avait accordé à Renaudot un privilége très-étendu qui lui donnait le monopole des gazettes et de toutes les publications ayant un caractère politique. Ce privilége faillit périr dans la gabarre de 1649, et Renaudot ne le sauva qu’à force d’habileté. Un instant, en effet, on aurait pu croire que le journalisme sortirait vainqueur de cette guerre où coulèrent tant de flots d’encre ; mais tout s’en alla en fumée. Cependant, si la Fronde ne produisit pas de véritables journaux, elle nous en a donné amplement la monnaie dans ces milliers de satires, de libelles, d’écrits de toute nature, qu’on a baptisés du nom de Mazarinades, et qui tiennent trop intimement à notre sujet pour que nous ne leur consacrions pas un chapitre.

De la multitude des publications de la Fronde, il resta les Gazettes en vers, dans lesquelles nous verrons l’origine de ces chroniques dont on a, depuis lors, tant usé et abusé, et même, en y regardant d’un peu plus près, celle du feuilleton-roman, que l’on ne croirait pas aussi ancien. Ces gazettes vécurent une vingtaine d’années, grâce surtout à la verve infatigable de leur créateur, J. Loret. Elles furent remplacées en 1672 par le Mercure galant, le prototype des petits journaux.

On fait généralement assez peu de cas du Mercure ; nous croyons cependant qu’il vaut mieux que sa réputation, et il serait difficile de méconnaître le grand rôle qu’il a joué dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle. Quoi qu’il en soit, en mêlant les vers à la prose, en alliant la politique à la littérature, ou si l’on veut, l’histoire à la fantaisie, il constitua, entre le journal politique et le journal littéraire, un genre mixte, dont le monopole lui fut concédé.

Le journal littéraire existait depuis quelques années déjà quand de Visé fonda le Mercure, et la France encore avait eu l’honneur de précéder les autres nations dans cette voie nouvelle. En 1665, un conseiller au Parlement, Denis Sallo, homme aussi judicieux qu’érudit, avait imaginé de faire pour la république des lettres ce que Renaudot avait fait pour la politique : il avait créé le Journal des Savants. L’idée parut si heureuse et si simple à la fois, qu’elle eut immédiatement des imitateurs en Angleterre, en Italie, en Allemagne. Cependant l’exécution rencontra, en France, des difficultés que l’on ne soupçonnerait pas. Heureusement Colbert fit pour le Journal des Savants ce que Richelieu avait fait pour la Gazette : il le plaça sous la protection du gouvernement. Grâce à ce généreux protectorat, le grave recueil, qui est un de nos monuments littéraires les plus honorables, put surmonter tous les obstacles, et il a partagé avec la feuille de Renaudot le singulier privilége de traverser toutes les révolutions et de prolonger son existence jusqu’à nos jours.


Ainsi, trois priviléges, qui constituaient alors de véritables monopoles, défendaient les approches de la presse périodique : la Gazette avait le monopole de la presse politique, le Journal des Savants celui de la presse littéraire, le Mercure celui de la petite presse, de la presse légère, semi-littéraire, semi-politique.

Le domaine de la Gazette fut longtemps respecté : la politique, alors, c’était l’arche sainte, à laquelle il était défendu de toucher sous peine de mort.

On pouvait, sans inconvénient, laisser un champ plus libre à la presse littéraire. Cependant, les premiers qui voulurent marcher sur les pas du Journal des Savants, l’imiter, le compléter, le perfectionner, car c’était leur prétention à tous, durent recourir aux presses étrangères. Mais on comprit bientôt que la rigueur sur ce point était au moins inutile ; on capitula, et, moyennant un tribut payé au suzerain des recueils littéraires, le premier venu à peu près obtint la permission d’avoir son petit journal. Le mouvement, d’abord assez lent, se précipita ensuite, et il se produisit, au milieu du XVIIIe siècle, un spectacle qui s’est, depuis, plus d’une fois renouvelé : « Les journaux de toute espèce devinrent la grande ressource de toute la petite littérature, parce que c’est tout ce qu’il y a de plus aisé à faire[1]. » Les chroniqueurs du temps ne cessent de fulminer contre ce débordement.

Le Mercure, sur le domaine duquel cette bande d’affamés empiétait beaucoup plus que sur celui du Journal des Savants poussa les hauts cris, fatiguant de ses plaintes et la ville et la cour, et les tribunaux et le conseil. Mais il eut beau dire et beau faire : la digue était rompue ; il lui fallut vivre côte à côte avec cette multitude d’intrus qui réclamaient leur place au soleil, et dont quelques-uns lui faisaient particulièrement ombrage ; les Petites-Affiches, par exemple, une feuille, ou plutôt deux feuilles avec une seule tête, qui jouèrent dans la littérature, pendant la dernière moitié du XVIIIe siècle, un rôle qu’on ne devinerait pas sur leur titre, et le Journal de Paris, le premier de nos journaux quotidiens.

Le tourbillon des idées, qui entraînait bon gré mal gré le gouvernement sur la pente de la révolution, amena bientôt d’autres concessions importantes. Les gazettes étrangères furent admises en France, et l’on recherchait avec avidité celles qui étaient écrites dans notre langue. Ce que voyant, certains aventuriers littéraires allèrent fonder à l’étranger des feuilles destinées à la France, et dont ils obtenaient facilement l’introduction moyennant une contribution annuelle plus ou moins élevée : il s’établit ainsi sur nos frontières de véritables fabriques de journaux littéraires et politiques. Le gouvernement finit même par pousser la condescendance jusqu’à permettre à quelques-uns de s’imprimer à Paris, mais cependant — pour sauver le principe — sous la rubrique d’une ville étrangère. La première feuille qui obtint cette faveur fut le Journal de Verdun, feuille justement estimée, qui introduisit dans la presse périodique, en 1704, un genre nouveau, qu’on pourrait appeler le genre historique.


Mais tous ces journaux étaient comme on le pense bien, obligés à la plus grande circonspection : le moindre écart les faisait arrêter. Leur rôle d’ailleurs se bornait à celui de simples rapporteurs ; toute espèce de polémique, de discussion, leur était interdite. Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher le mouvement des esprits, mais bien dans la presse littéraire.

Durant la première période de leur existence, les journaux littéraires ne furent guère autre chose que des bulletins bibliographiques, se bornant à enregistrer, à analyser les publications nouvelles, sans presque oser se permettre la moindre réflexion. Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle, avec Desfontaines et Fréron, que naquit la critique, nous pourrions presque dire le journalisme.

On sait quelles entreprises la presse a pu de tout temps oser sous le pavillon littéraire à l’époque dont nous parlons, on connaissait déjà cette ruse de guerre. D’ailleurs, tandis que les gazettes politiques étaient si étroitement muselées, les journaux littéraires jouissaient de la plus grande liberté ; à part les représentants du pouvoir et leurs actes immédiats, tout leur était abandonné, tout leur était permis, les matières politiques ou d’économie sociale comme les matières religieuses. Il nous suffira de rappeler l’Année littéraire et sa longue lutte contre l’Encyclopédie. Et si l’on veut un autre exemple, quand Linguet descendit dans l’arène du journalisme, il abandonna à un faiseur de gazettes la partie politique de son journal, et se réserva la partie littéraire : c’est embusqué derrière un volume quelconque, qu’il décochait contre les encyclopédistes et les économistes, contre l’académie et le barreau, un peu enfin contre tout le monde et toutes choses, ces traits acérés qui firent tant crier.


On pourra s’étonner de cette tolérance, qui n’était pourtant pas sans intermittences. Mais le gouvernement était un peu dans la position d’un homme qui se noie. Il avait bien compris le danger dont l’œuvre encyclopédique menaçait les institutions sur lesquelles il reposait, il avait voulu l’étouffer dans son germe : la force lui avait manqué, et il avait à peu près laissé faire ; mais, se sentant entraîné par le torrent, il s’accrochait à toutes les branches ; il acceptait comme auxiliaires, sans trop aller au fond de leur moralité, tous ceux qui se posaient en champions du trône et de l’autel, comme on disait dès lors ; il tolérait, il encourageait les journaux qui réagissaient contre le parti philosophique, s’aveuglant sur les périls que cette lutte portait en elle-même. Il croyait avoir tout sauvé en mettant les personnes hors de la discussion, et encore n’y réussit-il pas : la critique, bannie des journaux autorisés, se réfugia dans les journaux clandestins, qui déjouaient avec une audace vraiment inouïe toutes les poursuites de la police ; elle se fit satire, épigramme, chanson ; elle revêtit toutes les formes enfin, et l’on vit, sous ce rapport, comme une nouvelle Fronde, mais infiniment plus spirituelle, et aussi, disons-le, plus libertine.


Ce simple exposé suffira pour donner une idée de ce que fut la presse avant la Révolution, et, peut-être, une idée plus avantageuse que celle que l’on paraît s’en faire généralement ; la presse littéraire surtout eut une réelle et grande importance.

« On ne s’imagine pas, dit un écrivain dont il ne m’appartient pas de faire l’éloge[2], si l’on n’y a sondé directement, par places, l’immensité et la multiplicité de ce que l’histoire des journaux, avant la Révolution, aurait à embrasser dans l’intervalle de cent vingt-quatre ans, depuis 1665, date de la fondation du Journal des Savants, jusqu’en 89. L’utilité et le jour qui en rejailliraient pour l’appréciation littéraire des époques qui semblent épuisées ne paraissent point avoir été assez sentis. Dans l’histoire qu’on a tracée jusqu’à présent de la littérature des deux derniers siècles, on ne s’est pris qu’à des œuvres éminentes, à des monuments en vue, à de plus ou moins grands noms : les intervalles de ces noms, on les a comblés avec des aperçus rapides, spirituels, mais vagues et souvent inexacts. On a trop fait, avec ces deux siècles, comme le touriste de qualité qui, dans un voyage en Suisse, va droit au Mont-Blanc, puis dans l’Oberland, puis au Righi, et qui ne décrit et ne veut connaître le pays que par ces glorieux sommets. Le plain-pied moyen des intervalles n’a pas été exactement relevé, et on ne l’atteint ici que par cette immense et variée surface que présente la littérature des journaux.

» Il y a en ce sens une carte du pays à faire, qui, à l’exemple de ces bonnes cartes géographiques, marquerait la hauteur relative et le degré de relèvement des monts, par rapport à ce terrain intermédiaire et continu. Jusqu’ici encore, on a, par-ci par-là, rencontré et coupé des veines au passage ; il y a à suivre ces veines elles-mêmes dans leur longueur, et bien des rapports constitutifs et des lois de formation ne s’aperçoivent qu’ainsi. Ce sont des enfilades de galeries qu’on ne se figure que si l’on y a pénétré. On aurait beau dire d’un ton léger : « Que voulez-vous tant fouiller, et pourquoi s’embarrasser de la sorte ? Ces morts sont morts et ont bien mérité de mourir ; qu’ils dorment à jamais en leurs corridors noirs. Cette littérature oubliée était juste à terre de son vivant ; elle est aujourd’hui sous terre, elle n’a fait que descendre d’un étage. Allez aux grands noms, aux pics éclatants laissez ces bas-fonds et ces marnières. » Mais il ne s’agirait pas ici de réhabiliter des noms : les noms en ce genre sont peu, les hommes y sont médiocrement intéressants d’ordinaire, et même les personnes morales s’y trouvent le plus souvent gâtées et assez viles ; il s’agirait de relever des idées et de prendre les justes mesures des choses autour des œuvres qu’on admire. Quand on a vécu très au centre et au foyer de la littérature de son temps, on comprend combien en ce genre d’histoire aussi (quoiqu’il semble que là du moins les œuvres restent), la mesure qui ne se prend que du dehors est inexacte, et, jusqu’à un certain point, mensongère et convenue ; combien on surfait d’un côté en supprimant de l’autre, et combien de loin l’on a vite dérangé les vraies proportions dans l’estime.

» Eh bien ! au dix-huitième siècle, c’était déjà ainsi ; tout ce qu’on trouve de bonne heure dans les journaux d’alors est une source fréquente d’agréable surprise. Le Mercure, le plus connu, n’en représente guère que la partie la plus fade et la moins originale[3]. Quand on aura parcouru la longue série qui va de Desfontaines, par Fréron, à Geoffroy, on saura sur toute la littérature voltairienne et philosophique un complet revers qu’on ne devine pas, à moins d’en traverser l’étendue. Quand on aura feuilleté le Pour et Contre de l’abbé Prévost, et plus tard les journaux de Suard et de l’abbé Arnaud, on en tirera, sur l’introduction des littératures étrangères en France, sur l’influence croissante de la littérature anglaise particulièrement, des notions bien précises et graduées, que Voltaire, certes, résume avec éclat, mais qu’il faut chercher ailleurs dans leur diffusion. Si les Nouvelles ecclésiastiques (jansénistes), qui commencent à l’année 1728 et qui n’expirent qu’après 1800, ne donnent que la triste histoire d’une opinion, ou plutôt, à cette époque, d’une maladie opiniâtre, étroite, fanatique, et comme d’un nerf convulsif de l’esprit humain, les Mémoires de Trévoux, dans les portions qui confinent le plus au dix-septième siècle, offrent un fonds mélangé d’instruction et de goût, le vrai monument de la littérature des jésuites en français et qui, ainsi qu’il sied à ce corps obéissant et dévoué à un seul esprit, n’a porté à la renommée le nom singulier d’aucun membre[4].

« Il serait fastidieux d’énumérer, et moi-même je n’ai jamais traversé ces pays qu’en courant ; mais un jour il m’est arrivé, aux champs, dans la bibliothèque d’un agréable manoir, de rencontrer et de pouvoir dépouiller, à loisir, plusieurs années de cette considérable et excellente collection intitulé l’Esprit des Journaux, laquelle, commencée à Liége en 1772, s’est poursuivie jusque vers 1813. Je ne revenais pas de tout ce que j’y surprenais, à chaque pas, d’intéressant, d’imprévu, de neuf et de vieux à la fois, d’inventé par nous-mêmes hier. Cet Esprit des Journaux était une espèce de journal (disons-le sans injure) voleur et compilateur, qui prenait leurs bons articles aux divers journaux français, qui en traduisait à son tour des journaux anglais et allemands, et qui en donnait aussi quelques-uns de son cru, de sa rédaction propre. Voilà un assez bel idéal de plan, ce semble. L’Esprit des Journaux le remplissait très-bien. Que n’y ai-je pas retrouvé, dans le petit nombre d’années que j’en ai parcourues ! Nous allons oubliant et refaisant incessamment les mêmes choses. Cette toile de Pénélope, dans la science et la philosophie, amuse les amants de l’humanité, qui s’imaginent toujours que le soleil ne s’est jamais levé si beau que ce matin-là, et que ce sera pour ce soir à coup sûr le triomphe de leur rêve. Savez-vous qu’on était fort en train de connaître l’Allemagne en France avant 89 ? Bonneville et d’autres nous en traduisaient le théâtre ; cette Hrosvitha, si à propos ressuscitée par M. Magnin, était nommée et mentionnée déjà en plus d’un endroit. Sans l’interruption de 89, on allait graduellement tout embrasser de l’Allemagne, depuis Hrosvitha jusqu’à Goethe. Les poésies anglaises nous arrivaient en droite ligne ; les premiers poëmes de Crabbe étaient à l’instant analysés, traduits. Savoir en détail ces petits faits, cela donne un corps vraiment à bien des colères de La Harpe, aux épigrammes de Fontanes. L’Allemagne de madame de Staël n’en est pas moins un brillant assaut, pour avoir été précédée, avant 89, de toutes ces fascines jetées dans le fossé. Mon Esprit des Journaux me rendait sur Buffon[5] des dépositions originales qui ajouteraient un ou deux traits, je pense, aux complètes leçons de M. Villemain. Dans une préface de Mélanges tirés de l’allemand, Bonneville (et qui s’aviserait d’aller lire Bonneville si on ne le rencontrait là ?) introduisait dès lors cette manière de crier tout haut famine, et de se poser en mendiant glorieux, rôle que je n’aurais cru que du jour même chez nos grands auteurs. Jusqu’à plus ample recherche, c’est Bonneville qui a droit à l’invention. Mais on était encore en ces années dans l’âge d’or de la maladie, et un honnête homme, Sabatier de Cavaillon, répondant d’avance au vœu de Bonneville, adressait en avril 1786, comme conseils au gouvernement, des observations très-sérieuses sur la nécessité de créer des espions du mérite[6]. « Épier le mérite, le chercher dans la solitude où il médite, percer le voile de la modestie dont il se couvre, et le forcer de se placer dans le rang où il pourrait servir les hommes, serait, à mon avis, un emploi utile à la patrie et digne des meilleurs citoyens. Ce serait une branche de police qui produirait des fruits innombrables… » Voilà l’idée première et toute grossière, me disais-je ; celle de se dénoncer soi-même et de s’octroyer le bâton n’est venue qu’après[7]. »

Je n’ajouterai rien à cette appréciation du maître, sinon que je m’estimerais heureux — qu’il me pardonne cette ambition — si, par les soins que j’ai donnés à cette partie de mon travail, sur laquelle se sont plus particulièrement portés mes efforts, j’étais parvenu à en fournir comme la démonstration et la preuve.


En 1789, une ère nouvelle s’ouvrit pour le journalisme. La presse politique, si longtemps comprimée, fit explosion comme un feu souterrain qui a rompu ses digues. Rien de plus impétueux, de plus éclatant, que cette éruption de la liberté ; malheureusement elle dégénéra bientôt en une licence effrénée, et il n’est pas besoin de rappeler jusqu’à quel point certains énergumènes poussèrent la violence. Qui ne sait d’ailleurs comment on entendait la liberté dans cette lutte à mort des partis en démence, où le vaincu de la veille était le vainqueur du lendemain, et poussait à son tour le terrible Vœ victis ! Vous étiez libre à la condition de servir la cause, de flatter les passions des dominateurs du jour ; autrement vous étiez un empoisonneur de l’opinion publique, vous voyiez vos presses saisies au profit des imprimeurs patriotes, trop heureux encore si vous sauviez votre tête.

Quelle mine précieuse, cependant, pour le philosophe et pour l’historien, que les sept à huit cents journaux que virent éclore ces années de fiévreuse ébullition ! Mais il a été bien difficile jusqu’ici, je ne dirai pas d’en sonder les innombrables replis, mais même d’y pénétrer : j’ai essayé de mettre dans la main des curieux le fil qui pourra les diriger dans ce dédale.


Le même embarras n’existe plus quand il s’agit des journaux du Consulat et de l’Empire. Le rôle de la presse durant cette période est réduit à la plus simple expression. Napoléon, qui était homme pourtant à comprendre tout ce qu’une grande époque littéraire ajoute à la gloire d’un règne, n’admettait à aucun degré l’indépendance de la pensée, et ne pouvait souffrir ni la discussion ni la contradiction. Ce n’est qu’au jour de l’adversité, alors qu’il n’était plus temps, qu’il se résignait à faire quelques concessions à l’opinion publique. C’est pourtant sous ce régime que naquit le Journal des Débats, dont l’histoire résume à peu près toute celle du journalisme à cette époque ; c’est au milieu de ces circonstances difficiles que grandit cette feuille célèbre, grâce à un biais heureux que surent prendre ses habiles et prudents fondateurs. La politique leur étant interdite, et un journal, dans leur pensée, n’étant possible qu’à la condition de pouvoir parler librement de quelque chose, ils se mirent à parler de la seule chose dont on pût parler encore, ils parlèrent de la littérature et du théâtre, et sous ce couvert ils donnèrent aux idées proscrites un asile transparent, mais qui fut respecté : le feuilleton triompha des susceptibilités ombrageuses du maître ; les plus hautes questions politiques s’agitèrent impunément dans ses colonnes retentissantes, et tel était le besoin de s’entendre, même à demi-mot, dans ce grand silence, que le succès d’un journal qui parlait pourtant plus souvent de prose et de vers que de gouvernement et de batailles, plus souvent de Racine et de Boileau que de Napoléon et de l’empereur Alexandre, atteignit des proportions jusque-là inconnues.


La Restauration, pour se faire accepter, dut se résigner à de nombreuses concessions ; une assez grande liberté fut d’abord accordée à la presse. Mais, chose étrange ! la Charte donnait le gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire la liberté de discussion, et en même temps les hommes de cette charte reprenaient un à un tous les principes de 89, contestaient toutes les nouvelles idées de la société moderne, et voulaient à toute force ramener le pays en arrière. De là une lutte dans laquelle le journalisme s’éleva à une hauteur qu’il n’avait pas encore atteinte et qu’il n’a pas dépassée depuis, lutte qui aboutit aux fatales ordonnances et aux journées victorieuses de juillet 1830.

L’affranchissement de la presse était une des premières nécessités de la monarchie nouvelle, issue d’une révolution faite au nom de la liberté de penser et d’écrire. On se rappelle comment une certaine presse usa de la liberté qui lui était rendue, avec quelle ardeur ces enfants terribles du journalisme se mirent, dès le lendemain de la victoire, à démolir le nouveau gouvernement, qui fut enfin contraint par des attentats périodiques à chercher dans des lois plus énergiquement répressives son salut et celui de la société.

L’histoire de la presse sous le règne de Louis-Philippe se divise en deux périodes bien distinctes : la première appartient à l’idée, la seconde aux intérêts matériels. La Révolution de 1830 s’était accomplie après une lutte prolongée, régulière, d’idées et de convictions qui semblaient ardentes et profondes. La solution mixte improvisée à cette révolution pouvait déplaire à une portion notable des esprits et des cœurs ; on pouvait désirer, concevoir du moins, une autre issue, un autre cours donné aux choses ; mais tous, et ceux même qui se prononçaient pour la solution mixte, étaient persuadés qu’il allait y avoir, pour bien des années, dans le corps social, une plénitude de sève, une profusion, une infusion d’ardeurs et de doctrines, une matière, enfin, plus que suffisante aux prises de l’esprit. Mais au bout de quelques années à peine tout ce beau feu s’en était allé, les partis étaient désorganisés, et la presse s’éteignait au sein de son triomphe. Alors, sous prétexte de se démocratiser, elle se jeta dans l’industrialisme, et changea en un trafic vulgaire ce qui était une magistrature, presque un sacerdoce. De ce moment le journalisme ne fut plus une affaire de conviction, ne fut plus une puissance, mais une profession, un métier.

Nous étudierons avec tout le soin qu’elle mérite cette prétendue réforme, cette révolution qui promettait tant et de si grands résultats, dans le programme de laquelle il y avait du bon assurément, mais qui, en fin de compte, n’a produit jusqu’ici que la démoralisation et le discrédit du journalisme.


La Révolution de Février, libérale et confiante à l’excès, mit une plume et un fusil dans les mains du premier venu. Si elle enfanta des héros, elle ne fut pas féconde en publicistes, car on ne saurait donner ce nom à ces ridicules pygmées qui croyaient imposer au monde en se couvrant du masque des héros du journalisme de 89. On sait à quoi aboutirent ces saturnales d’une presse sans foi ni loi : elles achevèrent de déconsidérer le journal, et le firent mettre en quelque sorte hors la loi.


Arrivés au terme de cette longue odyssée, nous reporterons nos regards en arrière, nous mesurerons le chemin parcouru. Nous verrons ce qu’a été la presse dans les phases si diverses qu’elle a déjà traversées, nous examinerons ce qu’elle est aujourd’hui, hommes et choses, journaux et journalistes, et les enseignements du passé nous diront ce qu’elle devrait être, ce qu’il serait à désirer qu’elle fût, pour nous sortir enfin de ce cercle vicieux où nous tournons fatalement depuis près d’un siècle, allant perpétuellement de la licence à la compression, et de la compression à la licence.

Nous consacrerons ensuite un chapitre à la Législation de la presse, et enfin nous terminerons par la Bibliographie analytique des journaux.

Il serait inutile assurément d’appeler l’attention sur ce dernier chapitre : l’importance n’en saurait échapper à ceux qui connaissent la valeur des journaux au point de vue historique, qui savent quels trésors renferme leur immense collection. Nulle part ailleurs on ne saurait trouver des renseignements plus nombreux, plus sûrs, pour notre histoire morale, politique et littéraire ; mais, faute d’un guide, il n’est pas toujours facile de pénétrer dans ce dédale de publications, au fond duquel, cependant, l’historien consciencieux doit aller chercher la vérité. On n’a que le Catalogue Deschiens, catalogue qui, très-rare d’ailleurs, est loin d’être complet, puisqu’il ne comprend guère dans sa nomenclature que les journaux de la Révolution, et encore ceux-là seulement que possédait l’auteur. Notre bibliographie présentera la liste raisonnée de tous les journaux, depuis leur origine jusqu’à nos jours, et, pour chacun, nous indiquerons, autant que possible, le lieu où on pourra le consulter.

Une Table des écrivains complétera ce Répertoire, qui, certainement, ne sera pas la partie la moins intéressante ni la moins curieuse de notre publication.


On peut juger, par cette rapide esquisse, de la grandeur de la tâche que j’ai osé affronter ; les difficultés qu’elle présente sont telles, elles sont si saillantes, que je crois à peine avoir besoin de réclamer l’indulgence. L’éminent critique que je citais tout à l’heure, et auquel mieux qu’à personne il eût appartenu de tenter une pareille entreprise, s’en exprimait ainsi il y a une vingtaine d’années[8] :


« Une histoire des journaux est à faire, et je voudrais voir quelque académie ou quelque librairie (si librairie il y a) provoquer à ce travail deux ou trois travailleurs consciencieux et pas trop pédants, spirituels et pas trop légers. Il est temps que cette histoire se fasse ; il est déjà tard, bientôt on ne pourra plus : on est déjà à la décadence et au bas-empire des journaux. Bayle nous en marque l’âge d’or, si court, le vrai siècle de Louis XIV, il réclamait déjà lui-même une histoire des gazettes…

» Malgré tout le soin possible, il faudra se résigner, dans un tel travail, à bien des ignorances, à bien des inexactitudes. On saura de moins en moins les vrais auteurs, je ne dis pas des articles principaux, mais même des recueils. Quelqu’un a trouvé, l’autre jour, très-spirituellement, que les journaux sont nos Iliades, et qui ont des myriades d’Homères ; en remontant, toutefois, le nombre des Homères se simplifie : par malheur ceux qui seraient en état d’éclairer, de contrôler pertinemment les origines des journaux, manquent de plus en plus…

» Mais l’entreprise que je propose en ce moment et que je suppose, cette espèce de rêve au pot au lait que j’achève en face de mon écritoire, cette histoire des journaux donc, dans son incomplet même et dans son inexact inévitable, se fera-t-elle ? J’en doute un peu… »


Ce jugement, je ne saurais me le dissimuler, est la condamnation de mon audace, et probablement il eût arrêté ma plume, si mon siége n’eût été fait quand je l’ai connu ; mais — est-ce une illusion ? elle serait dans tous les cas bien pardonnable — en le pesant bien, j’ai cru qu’il m’était aussi permis d’y voir comme une sorte de rempart derrière lequel je pouvais abriter ma faiblesse.


« L’essentiel, d’abord, ajoutait M. Sainte-Beuve, serait de former un bon corps d’histoire, d’établir les grandes lignes de la chaussée ; les perfectionnements viendraient ensuite. »


Telle a été mon unique ambition : défricher, aplanir le terrain, poser des jalons, et préparer ainsi la voie à ceux qui viendront après moi.


Quant aux erreurs, aux omissions, inévitables en une matière aussi vaste, j’ose compter non-seulement sur l’indulgence de mes lecteurs, mais encore sur leur bienveillant concours pour m’aider à les réparer autant que possible. Je recevrai avec reconnaissance toutes les communications que l’on voudra bien m’adresser : elles pourront faire l’objet d’un appendice qui terminerait le dernier volume. Les rectifications de moindre importance trouveront, d’ailleurs, une place convenable dans la table analytique des matières.



  1. La Harpe, Correspond. litter. ; t. I, p. 362.
  2. M. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. II, p. 362.
  3. Il faut excepter pourtant la suite très-sérieuse et très-savante qu’offrit le Mercure sous La Roque, directeur. Les rédacteurs ordinaires étaient l’abbé Lebeuf, Dreux du Radier, Dom Toussaint Duplessis, etc.
  4. Je suis tenté vainement de citer le nom de Tournemine comme se rattachant le plus en tête à la rédaction des Mémoires de Trévoux : Tournemine a-t-il obtenu ou gardé quelque chose qui ressemble à la gloire ?
  5. Juin et juillet 1788.
  6. Esprit des Journaux, avril 1786 (extrait du Journal encyclopédique).
  7. On se rappelle peut-être que Balzac s’avisa, un beau matin, de faire en littérature une promotion de maréchaux de France. Dans une lettre publiée par la Presse et le Siècle, les 18 et 19 août 1829, l’auteur de la Physiologie du mariage et des Contes drolatiques n’allait à rien moins qu’à proposer au gouvernement d’acheter les œuvres des dix ou douze maréchaux de France, c’est-à-dire des écrivains qui offraient à l’exploitation une certaine surface commerciale, à commencer par celles de l’auteur lui-même, qui s’évaluait modestement à deux millions.
  8. Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1839.