Histoire politique de la Révolution française/Chapitre 1

CHAPITRE PREMIER

L’idée républicaine et démocratique avant la Révolution.

I. Il n’y avait pas en France de parti républicain. Opinions monarchistes : 1o des morts illustres : Montesquieu, Voltaire, d’Argenson, Diderot, d’Holbach, Helvétius, Rousseau, Mably : 2o des vivants influents ou célèbres : Raynal, Condorcet, Mirabeau, Siéyès, d’Antraigues, La Fayette, Camille Desmoulins. — II. Les écrivains visent à introduire dans la monarchie des institutions républicaines. — III. Affaiblissement de la monarchie : opposition des Parlements. — IV. Les Parlements empêchent la monarchie absolue de se réformer : ils entravent l’établissement des Assemblées provinciales. — V. Influence de l’Angleterre et de l’Amérique. — VI. Jusqu’à quel point les écrivains sont-ils démocrates ? — VII. État d’esprit démocratique et républicain.

Le 10 août 1792, l’Assemblée législative, en établissant le suffrage universel, fit de la France un État démocratique, et, le 22 septembre suivant, en établissant la république, la Convention nationale donna à cette démocratie la forme de gouvernement qui semblait lui convenir logiquement. Est-ce à dire que par ces deux actes fut réalisé un système préconçu ? On l’a cru ; on a souvent écrit ou enseigné, avec éloquence, que la démocratie et la république étaient sorties tout organisées de la philosophie du XVIIIe siècle, des livres des encyclopédistes, de la doctrine des précurseurs de la Révolution. Voyons si les faits et les textes justifient ces assertions.

I Un premier fait, et il est considérable, c’est qu’en 1789, au moment de la convocation des États généraux, il n’y avait pas en France de parti républicain.

Le meilleur témoignage sur l’opinion des Français d’alors, ce sont à coup sûr ces cahiers où ils consignèrent leurs doléances et leurs vœux. Nous avons beaucoup de ces textes, divers de nature, divers d’origine : dans aucun la république n’est demandée, ni même un changement de dynastie[1]; dans aucun il ne se rencontre (si je les ai bien lus) aucune critique, même indirecte, de la conduite du roi. Les maux dont on se plaint, nul ne songe les attribuer à la royauté ou même au roi. Dans tous les cahiers, les Français font paraître un ardent royalisme, un ardent dévouement à la personne de Louis XVI. Surtout dans les cahiers du premier degré ou cahiers des paroisses, plus populaires, c’est un cri de confiance, d’amour, de gratitude. Notre bon roi ! Le roi notre père ! Voilà comment s’expriment les ouvriers et les paysans. La noblesse et le clergé, moins naïvement enthousiastes, se montrent aussi royalistes[2].

Il est bien peu de Français, même éclairés, même frondeurs, même philosophes, qui ne se sentent pas émus en approchant du roi et à qui la vue de la personne royale ne donne pas un éblouissement. On jugera mieux l’intensité de ce sentiment à voir combien il était encore général et fort au début de la Révolution, alors que le peuple était déjà victorieux et que la mauvaise volonté de Louis XVI aurait dû le dépopulariser. Le 15 juillet 1789, quand le roi se rendit dans la salle de l’Assemblée nationale, sa présence excita un enthousiasme délirant, et un témoin oculaire, le futur conventionnel Thibaudeau, décrit ainsi cet enthousiasme : « On ne se possédait plus. L’exaltation était à son comble. Un de nos compatriotes, Choquin, qui était auprès de moi, se levant, tendant les bras, les larmes aux yeux, éjaculant toute la sensibilité de son âme, s’affaissa tout à coup et tomba les quatre fers en l’air, balbutiant : Vive le roi ! Il ne fut pas le seul qui fut saisi à ce paroxysme. Moi-même, bien que je résistasse à la contagion, je ne pus me défendre d’une certaine émotion. Après la réponse du président, le roi sortit de la salle ; les députés se précipitèrent sur ses pas, l’entourèrent, se pressèrent autour de lui et le reconduisirent au château à travers la foule ébahie et frappée du même vertige que ses représentants. » Un député, nommé Blanc, suffoqué par l’émotion, tomba mort dans la salle.

Même à Paris, où la populace passait pour avoir toutes les insolences, ni la bourgeoisie, ni les artisans, ni même les plus misérables gagne-deniers, personne ne profère ce cri de République ! que le cardinal de Retz avait entendu en 1649, au moment où l’Angleterre était en république[3].

Si on avoue que le peuple n’était pas républicain en 1789, on n’admet guère qu’il n’y eût pas de parti républicain dans les salons, les clubs, les loges ou les académies, dans ces hautes sphères intellectuelles où la pensée française se renouvela si hardiment. Et cependant il ne subsiste aucun témoignage ou indice qui décèle un dessein concerté, ou même individuel, d’établir alors la république en France.

Par exemple, les francs-maçons, d’après ce que nous savons d’authentique sur leurs idées politiques, étaient monarchistes, franchement monarchistes. Ils voulaient réformer la monarchie, non la détruire.

Et les écrivains ? les philosophes ? les encyclopédistes ? Leur hardiesse en chaque spéculation n’a guère été dépassée. En est-il un seul, cependant, qui fut d’avis de constituer la France en république ?

Parmi ceux qui étaient morts en 1789, mais dont on peut dire vraiment qu’ils gouvernaient les vivants, qui pourrait-on présenter comme ayant conseillé de substituer la république à la monarchie ?

Montesquieu ? C’est une monarchie à l’anglaise qui a ses préférences.

Voltaire ? Il semble qu’il ait parfois pour idéal un bon despote réformateur.

D’Argenson ? Il loue la république, mais uniquement pour « infuser » dans la monarchie ce qu’il y a de bon dans la république.

Diderot, d’Holbach, Helvétius ? Ils déclament contre les rois : mais, explicitement ou implicitement, ils écartent l’idée d’établir la république en France.

Jean-Jacques Rousseau ? Ce théoricien de la souveraineté populaire, cet admirateur de la république de Genève, ne veut de république que dans un petit pays, et l’hypothèse d’une république de France lui semble absurde.

Mably, ce Mably dont les hommes de 1789 étaient si pénétrés, qui fut le prophète et le conseiller de la Révolution ? Il se déclare monarchiste ; il voit dans la royauté le seul moyen efficace d’empêcher la tyrannie d’une classe ou d’un parti.

Quant à Turgot, il ne songe qu’à organiser la monarchie.

Aucun de ces illustres morts, alors si vivants dans les esprits, n’avait proposé aux Français et pour la France la république, même comme un idéal lointain. Au contraire la monarchie est pour eux l’instrument nécessaire du progrès dans l’avenir, comme elle l’avait été dans le passé.

De même, les penseurs, les écrivains qui sont vivants en 1789 s’accordent à écarter l’idée d’une république française.

Le plus célèbre, le plus admiré, le plus écouté, c’est l’abbé Raynal. Dans son Histoire philosophique des deux Indes (1770), il avait émis toute sorte de vœux, remué toute sorte d’idées, sauf celle d’établir la république en France. Est-il plus républicain sous Louis XVI qu’il ne l’avait été sous Louis XV ? Non : en 1781, dans un écrit retentissant sur la révolution d’Amérique, il met les Français en garde contre l’enthousiasme que leur cause cette révolution, et il formule des pronostics assez pessimistes sur la jeune république[4].

Condorcet, le plus grand (sinon le plus influent) des penseurs d’alors, lui qui, en 1791, sera le théoricien de la république, Condorcet, qu’on peut appeler l’un des pères, l’un des fondateurs de la république française, ne croyait cette forme de gouvernement, avant la Révolution, ni possible ni désirable chez nous. Il ne voulait même pas, en 1788, qu’on criât au despotisme royal[5], et, dans l’établissement des Assemblées provinciales, si on le perfectionnait, il voyait la régénération de la France.

Quant à cette multitude de pamphlétaires qui, à la veille ou au moment des États généraux, exprimèrent avec une franchise hardie leurs vues politiques et sociales, lequel demanda la république ? Ce n’est pas Mirabeau, qui fut toujours si résolument monarchiste. Ce n’est pas Siéyès, qui, dans ses théories sur les droits de la nation, les droits du tiers état, se montra monarchiste et resta monarchiste tant que la monarchie vécut, même après qu’il se fut formé un parti républicain. Cérutti voulait une monarchie très libérale. Je sais bien que quelques libellistes se firent accuser de républicanisme, comme d’Antraigues, dont le retentissant Mémoire sur les États généraux débutait ainsi : « Ce fut sans doute pour donner aux plus héroïques vertus une patrie digne d’elles, que le ciel voulut qu’il existât des républiques, et peut-être pour punir l’ambition des hommes, il permit qu’il s’élevât de grands empires, des rois et des maîtres. » Mais ce beau début était suivi par les conclusions les plus monarchiques (et demain, faisant volte-face, d’Antraigues sera un aristocrate décidé). Un autre pamphlet, le Bon sens, anonyme, mais qu’on sut être l’œuvre de Kersaint, futur conventionnel, parut républicain. En voici la phrase la plus hardie : « Un roi peut-il exister avec un bon gouvernement ? Oui ; mais, avec plus de vertus, les hommes n’en auraient pas besoin[6] » Cela ne revient-il pas à dire que les Français de 1789 n’étaient pas mûrs pour la république ?

Même les hommes qui fonderont et organiseront la république en 1792, Robespierre, Saint-Just, Vergniaud, Danton, Brissot, Collot d’Herbois, les plus célèbres des futurs conventionnels, étaient alors monarchistes.

On cite La Fayette comme le type du républicain français avant la Révolution. Sans doute, la révolution américaine l’avait « républicanisé » et il souhaitait vaguement, sans le dire en public,[7], qu’un jour, fort tard, la France adoptât le système politique des États-Unis. Mais en 1789, comme en 1830, il se fit le patron de la royauté, et, de tous les Français, c’est peut-être celui qui contribuera le plus à retarder l’avènement de la République dans notre pays.

Et Camille Desmoulins ? Il écrivit en 1793 : « Nous n’étions peut-être pas à Paris dix républicains le 12 juillet 1789…[8] » Cela revient à dire : « J’étais républicain avant la prise de la Bastille, et presque seul de mon avis. » Eh bien, Camille Desmoulins, pendant les élections aux États généraux, composa une ode où il comparait Louis XVI à Trajan, c’est-à-dire qu’en 1789 il ajournait son rêve républicain.

Est-il donc exagéré de dire qu’en France, à la veille et au début de la Révolution, non seulement il n’y avait pas de parti républicain, non seulement il n’y avait aucun plan concerté de supprimer dès lors la monarchie, mais on ne connaissait pas un individu qui eût exprimé publiquement un tel dessein ou un tel désir ?

Pourquoi ?

Parce que le pouvoir royal avait été ou paru être à la fois le lien de cette unité française en voie de formation et l’instrument historique de toute réforme pour le bien de tous, parce que le roi avait paru être l’adversaire de la féodalité, des tyrannies locales, le protecteur des communautés d’habitants contre toutes les aristocraties. Cette idée s’exprime sous cent formes diverses, et, par exemple, Mounier dira à la Constituante, le 9 juillet 1789, au nom du Comité de Constitution : « On n’a jamais cessé de l’invoquer (la puissance du prince) contre l’injustice, et dans les temps même de la plus grossière ignorance, dans toutes les parties de l’Empire, la faiblesse opprimée a toujours tourné ses regards vers le trône comme vers le protecteur chargé de le défendre. » Qui eût songé à la république, au moment où le roi, par la convocation des États généraux, semblait prendre l’initiative de la révolution désirée ? Qu’un coup de main renversât le trône en 1789 (hypothèse insensée !), c’était la dissociation des peuples qui formaient le royaume de France, la résurrection de la féodalité, l’omnipotence des tyranneaux locaux, peut-être une guerre civile désastreuse, peut-être une guerre étrangère désastreuse. On peut presque dire sans paradoxe qu’en 1789, plus on était révolutionnaire, plus on était monarchiste, parce que cette unification définitive de la France, l’un des buts et l’un des moyens de la Révolution, ne semblait pouvoir s’opérer que sous les auspices du guide héréditaire de la nation.

II. Comment se fait-il qu’en dépit de tant de textes et de faits évidents, on ait cru rétrospectivement à l’existence d’un parti républicain en France avant 1789, et à un dessein concerté de détruire la monarchie ?

C’est qu’il s’était formé, chez ces Français qui ne voulaient pas de la République, un état d’esprit républicain, qui s’exprimait par des paroles et des attitudes républicaines[9].

Si tous les Français étaient d’accord pour maintenir la royauté, ils n’étaient pas d’accord sur la manière d’organiser le pouvoir royal, et on peut même dire qu’ils ne voyaient pas tous le trône avec les mêmes yeux.

La masse du peuple, dans son royalisme irraisonné, ne voyait pas, ne semblait pas voir les excès de l’autorité royale. Sans doute, les intendants étaient impopulaires. Mais les plaintes contre le « despotisme ministériel », comme on disait alors, partaient plutôt de la noblesse, de la bourgeoisie, de la classe éclairée et riche, que des paysans. Ceux-ci gémissaient surtout du « despotisme féodal » ; parce qu’en effet ils en souffraient davantage. Loin de considérer le roi comme responsable de la conduite de ses agents, le peuple disait que ces agents trompaient le roi, étaient les véritables ennemis du roi, annihilaient ou gênaient son pouvoir de faire le bien. L’idée populaire était de délivrer le roi de ces mauvais agents, afin qu’il fût éclairé et pût mieux diriger sa toute-puissance au profit de la nation contre les restes de la féodalité. Bien que le peuple commençât à avoir un certain sentiment de ses droits, loin de songer à restreindre cette toute puissance royale, c’est en elle qu’il plaçait tout son espoir. Un cahier[10]disait que, pour que le bien s’opérât, il suffisait que le roi dît : À moi, mon peuple !

Au contraire, les Français éclairés, sachant ce qu’avaient été Louis XIV et Louis XV, redoutaient les abus du pouvoir royal, et le caractère paternel du despotisme de Louis XVI ne les rassurait pas tous. Ils voulaient restreindre ce pouvoir fantaisiste et capricieux par des institutions, de manière qu’il ne fût plus dangereux pour la liberté, tout en lui laissant assez de force pour qu’il pût détruire l’aristocratie et ce qui subsistait du régime féodal, en faisant de la France une nation. Obtenir que le roi gouvernât selon des lois, voilà ce qu’on appelait « organiser la monarchie ».

Cette organisation de la monarchie fut préparée par les écrivains du XVIIIe siècle.

Avec l’esprit logique de notre nation, ils n’essayèrent pas seulement d’empêcher les abus, de réglementer l’exercice du pouvoir royal : ils discutèrent l’essence même de ce pouvoir, prétendu de droit divin, sapèrent la religion catholique sur laquelle s’appuyait le trône, cherchèrent publiquement les origines de la souveraineté et du droit dans la raison, dans l’histoire, dans l’assentiment des hommes, dans la volonté nationale.

C’est ainsi que, sans vouloir établir la république, et seulement dans la vue d’organiser la monarchie, ils s’attaquèrent au principe monarchique et mirent en vogue des idées républicaines, si bien qu’en 1789, quoique personne ne voulût de la république, quiconque pensait était imprégné de ces idées républicaines, et c’est ainsi que, quand les circonstances imposèrent la république, en 1792, il se rencontra un nombre suffisant d’esprits préparés à accepter et à faire accepter la forme d’un système dont ils avaient déjà adopté les principes.

Quelques exemples montreront cette élaboration et cette diffusion des idées républicaines avant la Révolution.

L’esprit républicain a peut-être toujours existé, de quelque manière, dans notre pays, à partir de la Renaissance. Mais, dans sa forme moderne, on peut dire que c’est dès l’époque de la Régence, lors de la réaction antiabsolutiste qui suivit la mort de Louis XIV, que cet esprit se manifesta parmi les Français instruits, non pas pour un moment, mais pour tout le siècle.

En 1694, l’Académie française, dans son Dictionnaire, après avoir défini le mot républicain, se croyait obligée d’ajouter : « Il se prend quelquefois en mauvaise part et signifie mutin, séditieux, qui a des sentiments opposés à l’état monarchique dans lequel il vit. » Dans l’édition de 1718, cette phrase malveillante pour les républicains est supprimée, et l’édition de 1740 donne d’honorables exemples de l’usage du mot républicain, comme âme républicaine ; esprit, système républicain ; maximes républicaines, et aussi : C’est un vrai, un grand républicain[11].

Et quelle idée se faisait-on de la république ?

L’Académie française avait défini la république un État gouverné par plusieurs.

C’est bien là ce qu’on ne voulait pas, puisqu’on était unanime à vouloir un monarque.

Mais Montesquieu, en 1748, dans l’Esprit des lois, définit autrement la république : « Le gouvernement républicain, dit-il, est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance. » Cette définition devint classique. En 1765, elle est reproduite dans l’article République de l’Encyclopédie (t. XIV), qui est entièrement formé de citations de Montesquieu.

Une telle république ne pourrait-elle pas exister avec un roi ? Ce n’est pas ce que pense Montesquieu, mais c’est l’idée de Mably, par exemple, quand il songe à une monarchie républicaine ; c’est aussi l’idée de ceux qui parleront, en 1789, d’une démocratie royale.

Sans doute, Montesquieu se prononce contre la République et croit que dans une république « les lois sont éludées plus dangereusement qu’elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l’État, a le plus d’intérêt à sa conservation ». Mais d’ailleurs, quel éloge il fait de la république, quand il dit que la vertu en est le ressort, au lieu que la monarchie est fondée sur l’honneur, ou qu’admirant les élections populaires, il écrit « Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité » !

C’est après avoir lu Montesquieu que des Français s’habituent à considérer cette république, dont ils ne veulent pas en France, comme une forme de gouvernement théoriquement intéressante et noble.

Ce théoricien de la monarchie se trouva ainsi avoir ôté à la monarchie une partie de son prestige, et, par ses vues sur la séparation des trois pouvoirs, il toucha à l’essence même de la royauté, qui prétendait, par droit divin, concentrer en elle tous les pouvoirs.

Voilà en quoi Montesquieu, si lu, si admiré, a contribué à l’éclosion des idées républicaines, à la formation de l’état d’esprit républicain[12].

Quant à Voltaire, il n’est certes pas républicain ; il n’admet même pas l’idée de Montesquieu, que la république est fondée sur la vertu, et il écrit en 1732 : « Une république n’est point fondée sur la vertu : elle l’est sur l’ambition des autres ; sur l’orgueil, qui réprime l’orgueil ; sur le désir de dominer, qui ne souffre pas qu’un autre domine. De là se forment des lois qui conservent l’égalité autant qu’il est possible ; c’est une société où les convives, d’un appétit égal, mangent à la même table, jusqu’à ce qu’il vienne un homme vorace et vigoureux, qui prenne tout pour lui et leur laisse les miettes[13].» Mais, avec son ouverture d’esprit ordinaire, il examine toutes les faces de la question, et il a des remarques bien flatteuses pour la république, en cette même année 1752 : « Un républicain, dit-il, est toujours plus attaché à sa patrie qu’un sujet à la sienne, par la raison qu’on aime mieux son bien que celui de son maître[14].» Dans l’article « Démocratie » du Dictionnaire philosophique, il pèse le pour et le contre (et pour lui démocratie et république semblent synonymes), mais fait plutôt l’éloge de la république, en laquelle il voit presque « le gouvernement le plus naturel ». Conclusion : « On demande tous les jours si un gouvernement républicain est préférable à celui d’un roi. La dispute finit toujours par convenir qu’il est fort difficile de gouverner les hommes. » Ailleurs, il dit qu’il « a dans la tête que la guerre offensive a fait les premiers rois, et que la guerre défensive a fait les premières républiques[15]». Et en effet, c’est bien la guerre défensive qui fera la république de 1792. Enfin, n’oublions pas que Brutus (1730) est une tragédie républicaine, qui, comme telle, sera reprise avec enthousiasme sous la République. Aussi monarchiste que Montesquieu, Voltaire ne contribue pas moins que lui à honorer ce système républicain dont il n’était pas partisan pour la France.

D’autre part, les attaques de Voltaire contre la religion chrétienne, son rationalisme militant, l’influence qu’il eut sur la société polie d’alors, au point de la détacher en partie de la religion, voilà sa principale contribution à l’élaboration des idées républicaines : au bruit de ses sarcasmes, l’église chancelle, et le trône chancelle avec l’église.

Il n’est pas démocrate, et il est bien possible qu’il aurait eu horreur de l’avènement de la démocratie. Mais personne n’a popularisé autant que lui l’idée que les hommes doivent se conduire par la raison, et non d’après une autorité mystique, et cette idée est l’essence même de la république[16].

Jean-Jacques Rousseau avait dit, dans le Contrat social, « qu’en général le gouvernement démocratique convient aux petits États, l’aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands ». Il avait dit aussi « qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire », et que, « s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement : un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Mais il avait préparé la ruine du système monarchique, en disant que « les deux objets principaux de tout système de législation devaient être la liberté et l’égalité ». Réservé et prudent dans ses théories, il avait, par sa conduite, par ses discours et écrits romanesques, prêché la révolte, au nom de la nature, contre l’artificiel et vicieux système social d’alors, et, quoique chrétien dans le fond[17], substitué l’idée républicaine de fraternité aux idées mystiques de charité et d’humilité.

Si Mably est monarchiste, c’est parce que le pouvoir royal « empêche la tyrannie d’une classe ou d’un parti ». Mais, pour lui, l’égalité est le principe constitutif de la société, et il est d’avis que la passion de l’égalité est la seule qui ne puisse pas être outrée. Le souverain, c’est le peuple français. Il croit trouver dans l’histoire la preuve que jadis les Français avaient des Assemblées législatives dont les rois ne faisaient qu’exécuter les volontés. Cette « monarchie républicaine », comme il l’appelle, Charlemagne l’avait réalisée, et cet étrange historien découvre une Assemblée constituante sous Charlemagne[18]. « Les princes, dit-il encore, sont les administrateurs, et non pas les maîtres des nations. » S’il accepte la théorie de la séparation des pouvoirs, ce n’est pas pour les équilibrer, mais pour établir la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. Ce pouvoir exécutif, il veut l’affaiblir, et c’est pourquoi il le divise en plusieurs départements et fait élire tous les magistrats par le peuple. Il ne laisse donc subsister qu’un fantôme de roi, et, sous l’étiquette royale, c’est bien une république qu’il organise, et même il la voudrait communiste[19].

Si Diderot, d’Holbach, Helvétius ne demandaient pas la république, ils avaient déconsidéré et affaibli la royauté, soit, en l’injuriant, soit en sapant le christianisme.

Des écrits de ces philosophes ressort cette idée, qui devient presque populaire, que la nation est au dessus du roi, et n’est-ce pas là une idée républicaine ? Et si les écrivains veulent maintenir la monarchie, ils prennent, je le répète, l’habitude de parler honorablement de la république. Le livre posthume de d’Argenson, Considérations sur le gouvernement, publié en 1765, tend à fortifier la monarchie par une « infusion » d’institutions républicaines, et d’Argenson loue la république, dont il ne veut pas pour la France, en termes si sympathiques qu’on pouvait se méprendre, si bien que ce livre monarchique[20], qui fut fort goûté, contribua à honorer la république[21]. Quant aux écrivains qui vivaient et se faisaient lire en 1789, comme Raynal, Condorcet, Mirabeau, Siéyès, d’Antraigues, Cérutti, Meunier, il suffira de dire qu’eux aussi, ces monarchistes, ils ruinent indirectement le principe de la monarchie, et préparent ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, la République, puisque la plupart de leurs lecteurs trouvent dans leurs écrits ou en dégagent cette idée que la loi ne peut être que l’énonciation de la volonté générale[22].

L’idée que le roi ne doit être qu’un citoyen soumis à la loi, faisant exécuter la loi, cette idée est devenue populaire, et les preuves de cette popularité sont innombrables. Quand Voltaire écrivit, dans sa tragédie de Don Pèdre (1775) :

Un roi n’est plus qu’un homme avec un titre auguste,
Premier sujet des lois, et forcé d’être juste.

il savait bien qu’il se ferait applaudir. Et si on m’objecte que cette tragédie ne fut pas représentée, que ces vers ne furent pas réellement entendus d’un public de théâtre, je citerai ce vers des Trois sultanes de Favart, comédie représentée aux Italiens sous Louis XV, le 9 avril 1761, avec un grand succès :
Tout citoyen est roi sous un roi citoyen.

Que de telles maximes fussent applaudies au théâtre, près de trente ans avant la Révolution, que le gouvernement fut obligé de les tolérer, n’est-ce pas une preuve que l’opinion avait déjà, pour ainsi dire, dépouillé le roi et la royauté du principe mystique de sa souveraineté ? Et cette idée du roi citoyen, unanimement applaudie, n’est-ce pas un des signes les plus éclatants de la républicanisation des esprits ?

III. Tous ces écrivains dont je viens de parler, morts ou vivants, sont plutôt les interprètes que les auteurs d’un état d’esprit qui se manifesta, dès le milieu du XVIIIe siècle, parmi les personnes cultivées. Ce sont les fautes et les vices de Louis XV qui amenèrent l’opinion dirigeante, vers 1750, à critiquer librement la monarchie. À cette époque surtout, d’Argenson note sur son journal une certaine expansion des idées républicaines[23]. La littérature reçoit ces idées républicaines de la société et les lui rend embellies et fortifiées.

L’irrévérence envers la royauté vint du spectacle de la faiblesse de la royauté, et cette faiblesse parut surtout dans la querelle de la couronne et des Parlements, dont les esprits furent bien plus frappés que par les livres des penseurs.

On sait que Louis XIV avait réglementé le droit de remontrance, de manière à le rendre illusoire, impraticable. Le régent supprima cette réglementation, et le Parlement de Paris redevint le chef de chœur de l’opposition. Ce Parlement qui, en fait, se recrutait presque entièrement lui-même ou par hérédité dans la bourgeoisie riche, se trouvait être, quoiqu’il comptât parmi ses membres de droit tant de gentilshommes de la plus haute noblesse, la représentation de la bourgeoisie. Les membres bourgeois du Parlement sont chrétiens et monarchistes, évidemment ; mais chrétiens à leur façon, c’est-à-dire jansénistes ou gallicans, et monarchistes à leur façon, c’est-à-dire qu’ils veulent que le prince gouverne selon des lois enregistrées par eux et dont ils prétendent être les gardiens et les interprètes. Ils tiennent ou disent tenir la place des États généraux, se font les avocats de la nation auprès du roi.

À partir de la publication des Lettres historiques de Lepaige (1753), le Parlement de Paris se vante d’être l’héritier des assemblées mérovingiennes, appelées parlamentum dans les anciens textes. Il se fédère avec les autres Parlements, ou plutôt il assure qu’il n’y a qu’un Parlement distribué en classes ; il proclame l’unité, l’indivisibilité du Parlement. Le Parlement, c’est un gouvernement national tout formé, c’est le sénat national, et le premier président aimait à prendre l’attitude d’un chef de sénat qui eût tenu son pouvoir, dit d’Argenson, « non du roi, mais de la nation ». À l’égard du pouvoir royal, d’agent de ce pouvoir, il a passé au rôle de censeur, de régulateur, d’interprète de l’opinion. Et, en tant qu’il combat le despotisme ministériel, il interprète vraiment l’opinion de la bourgeoisie et d’une partie de la noblesse, contre lesquelles ou sans lesquelles le roi ne peut gouverner.

Voilà pourquoi cette opposition est si forte ; voilà pourquoi elle inquiète, exaspère le roi, ne peut être brisée par lui. Deux fois Louis XV, une fois Louis XVI essayent de remplacer les Parlements par d’autres corps plus dociles : c’est un triple échec ; la royauté est obligée de céder, de se désavouer, de rappeler les Parlements.

Certes, le Parlement n’est pas hostile à la royauté. Il est, contre la cour de Rome, le défenseur des droits de la couronne et des « libertés » de l’église gallicane. Et il n’est pas non plus hostile à la religion, qu’il protège par des arrêts contre les philosophes. Mais il nuit au prestige de la religion par la rudesse avec laquelle il traite parfois le clergé, par exemple quand, en 1756, il fait brûler en place de Grève un mandement de l’archevêque de Paris, ou quand il force les curés à administrer les sacrements aux jansénistes. Il nuit au prestige de la royauté, non seulement par les mesures qu’il prend contre le despotisme royal, mais aussi par le zèle même avec lequel il sert, contre la volonté ou la faiblesse du roi, les intérêts de la couronne menacés par l’Église dans toute cette affaire du jansénisme et de la bulle Unigenitus. Lui qui ne veut que fortifier le pouvoir royal, il donne le spectacle d’une anarchie politique.

Entre la couronne et le Parlement, il n’y a pas de querelle ni de désaccord sur le fond des choses, et le Parlement n’entend changer en rien la nature du pouvoir royal. Qu’on se rappelle l’affaire du Parlement de Besançon (1759), dont une partie des membres avaient été exilés, et les remontrances si vives où le Parlement de Paris parla, à cette occasion, des droits de la nation avec des formules presque républicaines. Ce fut un dialogue solennel entre la couronne et le Parlement sur la nature du pouvoir royal. Le roi dit au Parlement, et ces paroles furent publiées dans un numéro spécial de la Gazette[24] : « On y parle (dans les remontrances) du droit de la nation comme s’il était distingué des lois dont le roi est la source et le principe, et que ce fût par ce droit que les lois protégeassent les citoyens contre ce qu’on veut appeler les voies irrégulières du pouvoir absolu. Tous les sujets du roi, en général et en particulier, reposent entre ses mains à l’abri de son autorité royale, dont il sait que l’esprit de justice et de raison doit être inséparable, et lorsque, dans cet esprit, il use au besoin du pouvoir absolu qui lui appartient, ce n’est rien moins qu’une voie qu’on puisse suivre. »

Le Parlement, tout en maintenant ses griefs, en réitérant ses remontrances, en continuant à parler du « droit de la nation », qui est que les lois soient exécutées, répondit au roi qu’il était parfaitement d’accord avec lui sur la définition du pouvoir royal. Le Parlement, dit-il, « n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’annoncer à vos peuples que le gouvernement est l’attribut de la souveraineté, que toute autorité du commandement réside dans la main du souverain, que vous en êtes, Sire, le principe, la source et le dispensateur, que le pouvoir législatif est un droit essentiel, incommunicable, concentré dans votre personne, et que vous ne tenez, Sire, que de votre couronne ; que c’est au même titre que vous possédez l’universalité, la plénitude et l’indivisibilité de l’autorité[25]. »

Ces principes admis et proclamés, le Parlement n’en est que plus ardent à mettre en échec l’autorité royale, et cette querelle a une grande influence sur les esprits, parce qu’elle est publique, à une époque où il n’y a ni tribune politique ni journaux politiques. Les remontrances sont imprimées, mises en vente, répandues partout. On les lit avec avidité dans les villes. On admire l’éloquence « romaine » du Parlement. Il est populaire, quoique rétrograde souvent, quoique hostile aux philosophes, égoïstement épris de ses privilèges. Quand le roi le suspend, l’exile ou veut le détruire, les villes prennent fait et cause pour lui : il y a des émeutes ; la troupe intervient ; à plusieurs reprises, et en particulier lors de l’affaire du Parlement Maupeou, il semble qu’une révolution soit sur le point d’éclater.

Le Parlement ne se borne point à des paroles hardies ; il désobéit formellement, surtout dans la dernière querelle (1787-1788), où il déclare nuls et illégaux des actes de l’autorité royale, et où, menacé de suppression, ses membres jurent de n’accepter aucune place dans aucune compagnie qui ne serait pas le Parlement lui-même. C’est comme une ébauche anticipée du serment du Jeu de Paume. Le même jour (3 mai 1788), sous prétexte de définir les principes de la monarchie, le Parlement traça un plan de Constitution où les États généraux voteraient les subsides, tandis que les cours auraient le droit de vérifier, dans chaque province, les volontés du roi, et de n’en ordonner l’enregistrement qu’autant qu’elles seraient conformes aux lois constitutives de la province, ainsi qu’aux lois fondamentales de l’État[26]. Nous ne raconterons pas les épisodes si connus de cette retentissante querelle, l’arrestation de Goislard et d’Éprémesnil, l’édit des grands bailliages et de la cour plénière, le lit de justice, la protestation du Parlement au nom des droits de la nation, les actes du roi déclarés « absurdes dans leurs combinaisons, despotiques dans leurs principes, tyranniques dans leurs effets », les actes de rigueur du roi, lettres de cachet, incarcérations, etc. Disons seulement que la royauté capitula par besoin d’argent, et cette dernière et éclatante victoire des Parlements, — qui vont bientôt se perdre dans l’opinion en réclamant, pour la convocation des États généraux, les formes féodales de 1614[27], — diminua aux yeux de la bourgeoisie (la masse rurale du peuple ne connut pas ces faits) le prestige de la royauté en tant que royauté[28], et c’est ainsi que les Parlements furent, au XVIIIe siècle, une école de républicanisme, au moins de républicanisme aristocratique[29].

IV. Ce rôle, je le répète, c’est bien malgré eux que les Parlements le jouèrent, car ils furent les adversaires de toute tentative sérieuse pour réformer l’ancien régime. Ils voulaient le statut quo à leur profit. S’ils préparèrent la Révolution et, indirectement, la République, ce n’est pas seulement parce qu’ils amoindrirent la royauté par le fait de leur désobéissance, c’est aussi parce qu’ils l’empêchèrent d’évoluer, de fonder des institutions nouvelles en rapport avec l’esprit du temps.

Ainsi ils s’opposèrent, autant qu’ils purent, à l’établissement des Assemblées provinciales.

L’importance de cet établissement, exagérée peut-être par quelques écrivains, comme Léonce de Lavergne, a cependant été réelle.

C’était une tentative pour transformer progressivement, sans révolution violente, le despotisme en monarchie constitutionnelle.

Appeler peu à peu la nation à participer au gouvernement, de manière à finir par établir, au moyen de changements presque insensibles, une sorte de gouvernement représentatif, c’était l’idée de Turgot, dont le roi ne voulut pas d’abord, parce qu’elle lui fut présentée dans un plan d’ensemble qui l’effraya précisément en ce que c’était un changement total, et que Necker et Brienne essayèrent plus tard de lui faire accepter partiellement, à titre d’expédient financier.

Le déficit étant devenu grave, le seul moyen d’obtenir des subsides nouveaux parut être d’accorder à la nation un semblant de décentralisation et d’institutions libres, des espèces d’assemblées délibérantes, de qui on obtiendrait une augmentation des vingtièmes. C’est dans cette vue qu’en 1779 on établit deux Assemblées provinciales, l’une dans le Berry, l’autre dans la Haute-Guyenne, et, en 1787, cet essai fut appliqué à toutes les provinces où il n’y avait pas d’États, et fut développé en système, c’est-à-dire que, dans chaque ressort d’Assemblée provinciale, il y eut :

1o Dans chaque communauté n’ayant pas de municipalité, une assemblée municipale composée du seigneur et du curé, membres de droit, et de citoyens élus par un suffrage censitaire ;

2o Des assemblées secondaires, dites de district, d’élection ou de département, issues des assemblées municipales par un mode à demi électoral ;

3o Une assemblée provinciale, dont au début le roi nommait la moitié des membres ; ceux ci se complétaient eux-mêmes ; puis, trois ans plus tard, il y aurait un renouvellement annuel par quart, et ce quart serait élu par les assemblées secondaires.

Des commissions intermédiaires surveillaient et opéraient l’exécution des décisions, dans l’intervalle des sessions.

Quelles décisions ?

Les Assemblées provinciales étaient surtout chargées de la répartition et de l’assiette des impôts, des travaux publics ; elles exprimaient des vœux, faisaient des représentations. Elles avaient des attributions et un ressort plus étendus que nos conseils généraux.

Le roi disait même, dans l’édit de 1787, que ces dispositions pourraient être améliorées, et on croyait que plus tard l’édifice serait couronné par une Assemblée nationale, issue des Assemblées provinciales, et aussi que le mode électoral deviendrait plus démocratique, comme le faisait espérer le fait que, dans ces Assemblées, on votait par tête et non par ordre.

Vingt de ces Assemblées fonctionnèrent, à la fin de 1787 et au commencement de 1788 ; leurs commissions intermédiaires fonctionnèrent jusqu’en juillet 1790, époque où elles remirent leurs pouvoirs aux directoires de département.

Cette tentative fut accueillie avec joie par les philosophes, notamment par Condorcet[30] : ils crurent voir l’aurore d’une révolution pacifique. Et les Assemblées provinciales répondirent en partie à ces espérances : elles préparèrent une meilleure assiette et une meilleure répartition de l’impôt ; elles émirent des vœux utiles ; elles firent des enquêtes instructives ; elles parurent animées de la passion du bien public[31].

Cependant il y eut un fort courant d’opinion contre elles :

1o Parce qu’on débuta par leur faire voter une augmentation d’impôts (une, celle de Touraine, s’y refusa nettement ; d’autres obtinrent un abonnement et une réduction) ;

2o Parce que les Parlements les décrièrent.

D’abord, ils hésitèrent ou se refusèrent à enregistrer les édits.

Puis ils empêchèrent en fait plusieurs Assemblées provinciales de se réunir : celle de Basse-Guyenne, celle d’Aunis et de Saintonge, celle de Franche-Comté. L’Assemblée provinciale du Dauphiné ne put siéger que quelques jours.

La tactique des Parlements fut de présenter les anciens États provinciaux comme préférables à des assemblées que le roi semblait nommer, comme plus indépendants, comme plus capables de diminuer les charges ou d’en empêcher l’augmentation.

Si bien que ces vieux États provinciaux aristocratiques, naguère impopulaires, furent redemandés de toutes parts.

La royauté subit un terrible échec.

Elle céda au Parlement de Besançon et réunit les États de Franche-Comté (novembre 1788).

Elle céda au Parlement de Grenoble, ou plutôt il y eut en Dauphiné une véritable insurrection, une réunion spontanée et révolutionnaire des trois ordres de la province à Vizille (juillet 1788), où le tiers état se trouvait en majorité, où furent proclamés les droits des hommes et ceux de la nation, en même temps qu’on réclamait les anciens États, mais réformés, moins aristocratiques. Le roi les accorda par l’arrêt du Conseil du 22 octobre 1788.

Cette nouvelle émut tous les Français.

Partout on réclama des États provinciaux comme ceux du Dauphiné.

Dans les cahiers de 1789, c’est un vœu général, même dans les cahiers de ce bailliage du Berry où on jouissait depuis dix ans d’une Assemblée provinciale type et modèle[32].

Donc les libertés octroyées par le roi étaient dédaigneusement repoussées, sous l’influence des Parlements. On demandait des États provinciaux, et ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, on tendait à une fédération des provinces, constituées en autant de républiques, qui auraient envoyé des représentants à des États généraux.

On voit qu’en 1789 la royauté est impuissante, soit à obtenir l’argent dont elle a besoin pour vivre, soit même à faire accepter les bienfaits qu’elle offre pour obtenir cet argent. On lui désobéit, on la bafoue, tout en l’aimant et en croyant pouvoir l’améliorer. La masse rurale ignore, souffre et se tait, presque partout. Dans les classes instruites, dans une partie de la noblesse, dans la bourgeoisie, dans le peuple des villes, c’est un mouvement de révolte presque général, et, grâce au Parlement, une anarchie presque générale. Tous ces révoltés veulent maintenir la royauté, et tous lui portent aveuglement des coups mortels. Ces Français, tous monarchistes, se républicanisent à leur insu[33].

V. L’Angleterre et l’Amérique influèrent sur l’élaboration des idées républicaines en France au XVIIIe siècle.

Tous les hommes cultivés étaient familiers avec l’histoire de l’Angleterre, et connaissaient tout ce qu’on pouvait connaître alors de l’histoire de la Révolution anglaise du XVIIe siècle, de la république d’Angleterre.

Mais ils voyaient qu’en somme cette république d’Angleterre, à l’établissement de laquelle Cromwell et la plupart des Anglais s’étaient difficilement résignés, ne s’était maintenue que par la terreur, et pour un temps assez court, et pour disparaître ensuite complètement[34]. Parmi les écrits des républicains anglais (souvent traduits en français et dont plusieurs furent réédités en 1763 par le radical anglais Th. Hollis), ils lisaient surtout Locke, qui eut tant d’influence sur les philosophes du XVIIIe siècle, et Sidney, dont le nom était populaire en France et cité sans cesse avec les noms des héros de Rome républicaine. Ils n’y trouvaient rien qui les engageât à renoncer décidément et aussitôt à la monarchie, mais plutôt le conseil de se conserver, d’un compromis entre les principes démocratiques de l’Agreement of people et le principe monarchique. Ils y trouvaient l’éloge de la monarchie constitutionnelle, représentative, limitée. C’est un compromis analogue qu’on était amené à désirer pour la France, bien que le régime parlementaire anglais fût peut-être moins à la mode chez nous, à voir comment il fonctionnait depuis l’avènement de George III.

L’Amérique contribua, d’une façon bien plus immédiate et bien plus efficace, par un exemple vivant, à républicaniser les sentiments des Français.

Si les Français montrèrent tant d’enthousiasme pour la guerre de l’indépendance américaine, ce fut assurément par haine de l’Angleterre, mais aussi par haine du despotisme en général. La cause des « insurgents » semblait être celle du genre humain, celle de la liberté. Sans doute, les colons anglais ne combattaient que pour leur indépendance, mais c’est avec un roi qu’ils rompaient, pour s’organiser républicainement. Et ils ne voulaient plus de roi, et ils lançaient l’anathème à la royauté. Les hardiesses du pamphlet républicain de Thomas Paine, le Sens Commun, eurent du retentissement en France[35]. Franklin, dans une lettre de mai 1777, nota en ces termes l’intérêt passionné que les affaires d’Amérique inspiraient aux Français : « Toute l’Europe est de notre côté ; nous avons du moins tous les applaudissements et tous les vœux. Ceux qui vivent sous un pouvoir arbitraire n’en aiment pas moins la liberté, et font des vœux pour elle. Ils désespèrent de la conquérir en Europe ; ils lisent avec enthousiasme les constitutions de nos colonies devenues libres… C’est ici un commun dicton que notre cause est la cause du genre humain et que nous combattons pour la liberté de l’Europe en combattant pour la nôtre[36]. » Le nombre des éditions françaises des diverses constitutions américaines atteste la vérité de ce que dit Franklin. La guerre d’Amérique inspire aux Français une quantité de récits, d’histoires, de voyages, d’estampes[37]. On aime et on admire ces républicains graves et raisonnables, dont Franklin est le type. L’Amérique républicaine est à la mode, autant et plus que la monarchiste Angleterre[38].

Et ce n’est pas un engouement passager : c’est une influence profonde et durable. La Révolution française, si différente, à quelques égards, de la Révolution américaine, sera hantée par le souvenir de cette révolution : on n’oubliera pas en France qu’il y avait eu en Amérique des Déclarations des droits, des Conventions nationales, des Comités de salut public, des Comités de sûreté générale. Une partie du vocabulaire politique de notre révolution sera américain.

Ce qui importe surtout à l’histoire des idées républicaines, c’est que, vingt ans avant la Révolution, les Français éclairés avaient lu, soit dans le texte (car la connaissance de la langue anglaise était alors très répandue chez nous), soit dans une des nombreuses traductions françaises, les constitutions des nouveaux États-Unis.

Quelle impression la déclaration d’indépendance (4 juillet 1776) dut faire sur un Français lecteur de Mably et sujet d’un roi absolu ! Rappelons quelques-unes de ces formules célèbres :

« … Nous regardons comme incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; que parmi ces droits on peut placer au premier rang la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que, pour s’assurer la jouissance de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; que, toutes les fois qu’une forme de gouvernement quelconque devient destructrice de ces fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement en établissant ses fondements sur les principes, et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui paraîtra la plus propre à lui procurer la sûreté ou le bonheur. À la vérité, la prudence dira que, pour des motifs légers et des causes passagères, on ne doit pas changer des gouvernements établis depuis longtemps ; et aussi l’expérience de tous les temps a montré que les hommes sont plus disposés à souffrir, tant que les maux sont supportables, qu’à se faire droit à eux-mêmes en détruisant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, montre évidemment le dessein de réduire un peuple sous le joug d’un despotisme absolu, ce peuple a le droit et il est de son devoir de renverser un pareil gouvernement, et de pourvoir par de nouvelles garanties à sa sûreté pour l’avenir. »

C’est la lecture de cette déclaration qui décida La Fayette à partir pour l’Amérique. Son cœur fut enrôlé, dit-il. Le cœur de la plupart des Français instruits, bourgeois ou nobles, fut enrôlé de même. Mirabeau dira dans ses Lettres de cachet (1782) : « Toute l’Europe a applaudi au sublime manifeste des États-Unis d’Amérique … Je demande si, sur les trente-deux princes de la troisième race, il n’y en a pas eu au delà des deux tiers qui se sont rendus beaucoup plus coupables envers leurs sujets que les rois de la Grande-Bretagne envers les colonies. »

Cette déclaration d’indépendance avait été précédée de la déclaration des droits du peuple de Virginie (1er juin 1776), qui est presque la future déclaration des droits français. On y lisait que toute autorité appartient au peuple et, par conséquent, émane de lui, qu’aucun droit ne peut être héréditaire, que les trois pouvoirs doivent être séparés et distincts, que la liberté de la presse ne peut pas être restreinte, que le pouvoir militaire doit être exactement subordonné au pouvoir civil. Et il semblait que ce fût la réalisation même des théories françaises, la pensée de Mably, vivante et combattante. On juge quel fut l’enthousiasme des amis de la liberté, des patriotes français. C’est à partir de la révolution d’Amérique que leurs idées parurent réalisables et se propagèrent irrésistiblement[39]. La Fayette a appelé cela l’ère américaine[40]. Lui-même, à peine arrivé en Amérique, écrivait à un de ses amis en France : « J’ai toujours pensé qu’un roi était un être au moins inutile : il fait d’ici encore une bien plus triste figure[41]. » Dans sa maison de Paris, en 1783, il installa le tableau de la déclaration américaine des droits, avec une place vide à côté, attendant la déclaration des droits de la France, et il affecte de dire et d’écrire : Nous autres républicains[42]. « Dans les revues militaires de Louis XVI (écrivait-il en 1799), on voyait La Fayette portant l’uniforme américain, dont le baudrier, suivant un usage alors assez commun, était décoré d’un emblème au choix de chaque officier, et le monarque, lui en ayant demandé l’explication, reconnut que cet emblème était un arbre de la liberté planté sur une couronne et un sceptre brisé[43]. »

Oui, mais quand La Fayette quittait son uniforme américain, il redevenait monarchiste, et il ne croyait pas possible, nous l’avons déjà dit, d’établir la république en France. C’est que les Français les plus entichés d’américanisme voyaient très bien la différence entre les deux pays[44].

En Amérique, pas de féodalité, pas de passé encombrant : ces colonies anglaises étaient, en fait, des républiques sous des gouverneurs royaux. Elles chassent les gouverneurs[45], et les remplacent par des gouverneurs nommés par elles[46]. On ne pouvait guère dire de ces colonies qu’elles se mirent alors en république : elles y étaient déjà. Mais elles font de leur liberté intérieure le fondement de leur indépendance. Ce n’est pas là (se disaient nos Français) une république à installer dans un grand État : ce sont de petits États qui s’allient entre eux sans former encore une grande nation ; ce sont treize nations alliées.

En France, la révolution était conçue par avance comme nationale et unitaire, et vouloir y créer, par exemple, une trentaine de républiques alliées, c’eût été d’avance empêcher la Révolution, maintenir et aggraver la féodalité. Le fédéralisme sera le crime contre-révolutionnaire par excellence, et on le fera bien voir aux Girondins.

Personne ne songe donc à américaniser la France, à constituer la France en république fédérale. Mais, depuis la guerre d’Amérique, c’est une admiration générale pour les institutions américaines, qui sortent sans doute de la pensée anglaise, qui dérivent de Locke et des républicains de 1648, mais qui, par leur figure et leur style, semblent filles de la pensée française. Cette république dont il faut prendre, disait d’Argenson, tout ce qu’il y a de bon pour l’infuser dans la monarchie, ce n’est plus une chimère : elle existe dans le Nouveau Monde ; des Français ont versé leur sang pour qu’elle vive ; elle est l’alliée et l’amie de notre nation. Si on juge impossible d’en introduire la forme en France, on en adoptera tout ce qui est compatible avec notre situation actuelle et notre histoire. Quand la Constituante décidera de faire une déclaration des droits, elle déclarera, par l’organe de l’archevêque de Bordeaux, rapporteur du Comité de Constitution (27 juillet 1789), qu’elle suit en cela l’exemple de l’Amérique : « Cette noble idée, conçue dans un autre hémisphère, devait de préférence se transplanter d’abord parmi nous. Nous avons concouru aux événements qui ont rendu à l’Amérique septentrionale sa liberté : elle nous montre sur quels principes nous devons appuyer la conservation de la nôtre ; et c’est le Nouveau-Monde, où nous n’avions autrefois apporté que des fers, qui nous apprend aujourd’hui à nous garantir du malheur d’en porter nous-mêmes. » On peut dire que le drapeau américain flottera, à côté du drapeau anglais[47], au-dessus de l’édifice élevé par l’Assemblée constituante.

VI. Nous voyons que ces diverses influences, intérieures ou étrangères, provoquent un courant d’opinion en faveur, non de la république, mais d’une monarchie républicaine, selon l’idée et la formule de Mably.

Ces républicains monarchistes sont-ils démocrates ? Pensent-ils que tout le peuple doive ou puisse être appelé à se gouverner lui même par des mandataires qu’il élira ?

Non : le peuple leur semble trop ignorant encore pour qu’on puisse l’appeler tout entier à la vie politique.

Il y avait des écoles, des instituteurs. Mais le clergé, qui était le dispensateur de l’enseignement, donnait-il partout au peuple une instruction suffisante ? Les faits prouvent que le peuple, surtout dans sa masse rurale, était fort ignorant. S’il est impossible d’avoir une statistique générale des lettrés et des illettrés en France à la veille de la Révolution, des statistiques partielles se trouvent dans certains cahiers et procès-verbaux d’élections. Dans le bailliage de Nemours, la paroisse de Chavannes compte 47 électeurs primaires, qui comparaissent : 10 signent de leur nom, 37 signent d’une croix, soit 79 p. 100 d’illettrés. Dans la sénéchaussée de Draguignan, à Flayose, sur 460 électeurs, 89 seulement savent signer ; à Vérignon, sur 66, il n’y en a que 14, et le premier et le second consul ne savent pas signer[48]. Passons à l’ouest de la France : à Taillebourg, le subdélégué constate qu’il n’y a pas plus de trois personnes sachant lire et écrire[49]. Même les députés envoyés aux assemblées de bailliage par les assemblées de paroisse ne savent pas tous lire et écrire : les procès-verbaux le constatent fort souvent, par exemple, à Clermont-Ferrand[50].

C’est le clergé lui-même qui reconnaît que l’enseignement primaire faisait défaut à une très grande partie du royaume. Le cahier du clergé de Gex regrette « qu’il n’y ait pas dans les villages de petites écoles, qui ne s’y rencontrent presque nulle part ». Le clergé de Dax dit : « Les campagnes sont dépourvues de tout secours pour l’instruction de la jeunesse[51]. »

L’ignorance était donc, avant la Révolution, bien plus grande qu’aujourd’hui, et cette masse illettrée semblait inerte, insensible à la propagande philosophique.

Pendant que Voltaire déchristianise une partie de la société polie, le peuple reste très pieux, même à Paris. En février 1766, Louis XV, si impopulaire, se fait acclamer parce qu’il s’agenouille, sur le Pont-Neuf, devant le Saint-Sacrement.

Les penseurs traitent le peuple en frères inférieurs, et, généralement, n’essaient pas de mettre la raison à sa portée. Ils semblent croire qu’il faut une religion pour le peuple, si on ne veut pas qu’il se révolte et trouble les méditations des sages. L’irréligion sera le privilège des bourgeois et des nobles : on ne la doit pas répandre dans les campagnes. Buffon, à Montbard, va ostensiblement à la messe et exige que ses hôtes y aillent de même[52].

Ces beaux esprits font souvent paraître du mépris pour la masse ignorante.

Voyez ceux qui passent le plus pour démocrates.

Mably ne croit pas facile « de former une société raisonnable avec ce ramas d’hommes sots, stupides, ridicules et furieux qui entrent nécessairement dans sa composition[53] ». C’est avec dégoût qu’il parle de cette classe de citoyens sans doute la plus nombreuse, incapable d’élever leur pensée au dessus de leurs sens : le plus lâche parti leur paraîtra nécessairement le plus sage.

Condorcet s’élève contre la férocité et la sottise de la populace. Il gémit que celle de la capitale ait de l’influence[54]. Mais, du moins, il songe ou paraît songer à changer la populace en peuple par l’instruction.

La Fayette, dans sa correspondance, parle avec haine et mépris de « l’insolence moqueuse de la populace des villes, toujours prête, il est vrai, à se disperser devant un détachement de garde » (9 octobre 1787). Selon lui, le peuple n’a pas du tout envie de mourir pour la liberté, comme en Amérique : il est engourdi, énervé par la misère et l’ignorance (25 mai 1788)[55].

Il semble donc qu’il y ait deux Frances, celle des lettrés et celle des illettrés, ou plutôt, comme on va le voir, celle des riches et celle des pauvres. L’une est pleine de pitié pour l’autre : elle lui fait la charité avec une sensibilité qui s’amuse à des scènes rustiques, et elle s’émeut réellement aussi des injustices sociales : mais c’est une pitié parfois dédaigneuse, et qui ne tend pas à faire de ces paysans de véritables égaux[56]. La nation, c’est la France lettrée ou riche : l’opinion, c’est celle de la France lettrée ou riche. Ces deux Frances s’ignorent presque, ne se pénètrent pas l’une l’autre : on dirait qu’un fossé les sépare.

On ne songe donc pas, tout en proclamant « la souveraineté du peuple », à fonder une véritable démocratie, à confier le gouvernement de la nation à ce que nous appelons aujourd’hui le suffrage universel, chose alors innomée[57], tant l’idée en était étrangère aux penseurs du XVIIIe siècle siécle. Je n’en vois pas un seul qui demande le droit politique pour tous[58], et à peu près tous se prononcent formellement contre.

Mably, à propos de cette classe qu’il appelle la plus nombreuse, écrit : « Admirez avec moi l’auteur de la nature, qui semble avoir destiné, ou plutôt qui a réellement destiné cette lie de l’humanité à ne servir, si je puis parler ainsi, que de lest au vaisseau de la société. » Il a horreur de la démocratie comme nous l’entendons : « Dans le despotisme et l’aristocratie, on manque de mouvement ; dans la démocratie, il est continuel, il devient souvent convulsif. Elle offre des citoyens prêts à se dévouer au bien public, elle donne à l’âme les ressorts qui produisent l’héroïsme ; mais, faute de règles et de lumières, ces ressorts ne sont mis en mouvement que par les préjugés et les passions. Ne demandez point à ce peuple-prince d’avoir un caractère : il ne sera que volage et inconsidéré. Il n’est jamais heureux, parce qu’il est toujours dans un excès. Sa liberté ne peut se soutenir que par des révolutions continuelles. Tous les établissements, toutes les lois qu’il imagine pour la conserver sont autant de fautes par lesquelles il répare d’autres fautes, et par là il est toujours exposé à devenir la dupe d’un tyran adroit ou à succomber sous l’autorité d’un Sénat qui établira l’aristocratie. » Conclusion : n’admettre au gouvernement de l’État que des hommes qui possèdent un héritage : eux seuls ont une patrie[59].

Et Rousseau ? Oui, c’est le théoricien de la démocratie. Mais il dit, dans le Contrat social, qu’elle peut n’embrasser qu’une partie du peuple. Il veut donner ou plutôt il admire qu’on donne à Genève la prépondérance « à l’ordre moyen entre les riches et les pauvres[60] ». Le riche tient la loi dans sa bourse et le pauvre aime mieux le pain que la liberté[61]. « Dans la plupart des États, dit-il encore, les troubles internes viennent d’une populace abrutie et stupide, échauffée d’abord par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu’ils veulent étendre[62]. » Il admire, à Genève, le gouvernement de la bourgeoisie : « C’est la plus saine partie de la république, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous[63]. »

Il n’est donc pas possible de présenter J.-J. Rousseau comme un partisan du suffrage universel, comme un démocrate à notre manière[64].

Condorcet, lui aussi, ne veut admettre au droit de cité que les propriétaires[65]. Sans doute, il veut les y admettre tous, même ceux qui possèdent la moindre propriété, mais, enfin, il n’y veut admettre qu’eux[66]. C’est ce qu’il appelle une démocratie bien ordonnée[67].

Turgot dit : « Celui qui ne possède point de terre ne saurait avoir de patrie que par le cœur, par l’opinion, par l’heureux préjugé de l’enfance[68]. » Aussi compose-t-il ses municipalités de village de propriétaires de terres ; ses municipalités de ville, de propriétaires de maisons. La fortune est pour lui la base du droit du citoyen ; un homme très riche aura plusieurs voix ; moyennement riche, une ; moins riche, un quart ou un cinquième ; sans bien, pas de voix.

Et quand on essaya, en 1787, une application générale du plan de Turgot, ou n’admit aux assemblées de paroisse que ceux qui payaient au moins dix livres de contributions directes, et ne furent éligibles aux nouvelles assemblées municipales que ceux qui payaient au moins 30 livres de contributions directes.

L’exemple de l’Amérique, si connu, avait sans doute fortifié ces idées.

Toutes les constitutions des treize États disent ou laissent entendre qu’un homme ne peut être libre, et, par conséquent, digne d’exercer des droits civiques, que s’il a une certaine aisance. Ainsi, la Constitution de Massachusetts porte que le Sénat et la Chambre des représentants sont élus par les habitants mâles, âgés de vingt et un ans et au-dessus, possédant un bien-fonds, en franche-tenure dans cette République, de trois livres sterling de revenu, ou un bien quelconque de la valeur de 60 livres sterling. On trouve des articles analogues, avec un cens plus ou moins élevé, dans toutes les autres constitutions.

Ainsi, en 1789, une théorie règne, consacrée par l’application qu’en ont faite les Américains, à savoir que les citoyens les plus aisés doivent seuls administrer l’État, jouir des droits politiques, surtout les citoyens qui possèdent une partie du sol puisque, selon le principe physiocratique, la terre seule est productive. Les théoriciens les plus démocrates sont ceux qui veulent admettre dans cette nation tous les propriétaires quelconques ou même tous ceux qui, sans être propriétaires, gagnent assez pour être vraiment libres. Mais le pauvre est exclu par tous de la classe des citoyens véritablement actifs, est exclu de la cité politique.

Quand donc les écrivains en viennent à dire que le peuple est souverain, ce n’est que d’une partie du peuple qu’ils entendent parler, celle qui possède, celle qui est instruite, la bourgeoisie. Cette division de la nation en deux classes, bourgeoisie et prolétariat, citoyens actifs et citoyens passifs, elle était déjà faite dans les esprits, quand la Constituante l’établit dans la réalité.

Mais les mêmes écrivains, qui ne veulent pas plus de la démocratie que de la république, préparent l’avènement de la démocratie par le fait qu’ils proclament que les hommes sont égaux en droits, que la souveraineté réside dans le peuple[69], et cette idée se répand jusque dans les masses profondes de cette population rurale, qu’ils croient sourde et insensible à leurs prédications. Et même la démocratie se popularisera avant la république, et celle-là, constituée la première en parti politique, amènera le triomphe de celle-ci : les revendications démocratiques contre la bourgeoisie alliée à Louis XVI aboutiront, par le suffrage universel, à la république.

VII. En résumé, personne, la veille de la Révolution, ne songeait à établir la république en France : cette forme de gouvernement semblait impossible dans un grand État en voie d’unification. C’est par le roi qu’on voulait établir, en France, un gouvernement libre. On voulait organiser la monarchie, non la détruire. Personne ne songeait à appeler à la vie politique la masse ignorante du peuple : c’est par l’élite de la nation, élite possédante et instruite, qu’on entendait faire la révolution nécessaire. On croyait que ce peuple, jugé aveugle et inconscient, ne pourrait être qu’un instrument de réaction aux mains des privilégiés. Cependant, l’avènement de la démocratie s’annonçait par la proclamation du principe de la souveraineté du peuple, et la république, forme logique de la démocratie, se préparait par la diffusion des idées républicaines, par l’exemple de l’Amérique, par le spectacle de l’impuissance de la monarchie, par la proclamation continuelle de la nécessité d’une révolution violente, qui, entreprise pour réformer la monarchie, allait exposer l’existence de cette monarchie aux hasards d’un bouleversement général. La société dirigeante était pénétrée de républicanisme. Il existait un état d’esprit tel que, si ce roi, en qui on voyait le guide historiquement indispensable de la France nouvelle, manquait à sa mission, s’il se dérobait, par exemple, à son devoir héréditaire de défenseur de l’indépendance française, la république serait acceptée sans répugnance, quoique sans enthousiasme, d’abord par l’élite des Français, puis par la masse de la nation.

  1. Cependant, on lit dans les Mémoires de Beugnot (éd. de 1866, t. 1er, p.116) : « Le rédacteur (du cahier d’une commune voisine de Châteauvillain) terminait par cette formule insolente : « Dans le cas où le seigneur roi refuserait, le déroiter. » En admettant qu’il faille accepter l’assertion de Beugnot, dont la mémoire n’est pas toujours fidèle, il résulte de son récit même que ce cahier était unique en son genre.
  2. L’abbé Maury écrivait à Necker, le 19 mars 1789, que le duc d’Orléans, dans ses Instructions, avait dénoncé le roi aux trois ordres comme leur ennemi commun (cf. Brette, Convocation, t. III, p. 82). Or, la plus grande hardiesse de langage de l’auteur des Instructions avait consisté à dire que les bailliages « doivent se conduire plutôt d’après ce que le bien général pourra leur prescrire que d’après le règlement qui leur a été envoyé, les rois de France n’ayant jamais été dans l’usage de joindre aucun règlement à leur lettre de convocation ». (Instructions données par S. A. S. Monseigneur le duc d’Orléans à ses représentants aux baillages, s. l., 1789, in-8. Bibl. nat., Lb 39/380.) C’était une opinion fort répandue que l’on pouvait interpréter à sa guise ou même violer le règlement royal, sans manquer de respect et de fidélité au roi.
  3. Mémoires, éd. Champollion-Figeac, t. II, p.62.
  4. Révolution de l’Amérique par l’abbé Raynal, Londres, 1781, in-8. Bibl. nat., Pb, 211. — Dans l’article Raynal de la Biographie Michaud, on nie que cet ouvrage soit l’œuvre de Raynal, et Quérard fait chorus, mais sans donner aucune raison. C’est le style, ce sont les idées de Raynal. Le livre fut publié sous son nom. Thomas Paine en fit paraître une réfutation, Raynal n’en désavoua pas la paternité, et aucun contemporain, que je sache, ne mit de doute que Raynal n’en fût l’auteur.
  5. Lettres d’un citoyen des États-Unis à un Français, sur les affaires présentes, par le M*** de C***, Philadelphie, 1788, in-8. Bibl. nat., Lb 39/792.
  6. 1. Le Bon sens, par un gentilhomme breton, s.l., 1788, in-4. Bibl. nat., Lb39/751.
  7. Je dois dire qu’il y a un texte qui semble contredire cette assertion. Sous le Directoire, en l’an VI, lors d’un procès intenté à Durand-Maillane, on trouva dans les papiers de cet homme politique la note suivante, à propos de La Fayette (note publiée alors par plusieurs journaux, par exemple par l’Ami des Lois du 19 germinal an VI, Bibl. nat.. Lc2/876, in-4) : « Tous ceux qui ont été en Amérique avec lui déposeront qu’ils lui ont entendu dire publiquement et plus d’une fois : Quand est-ce donc que je me verrai le Washington de la France ? Il voulait en faire une république fédérative. » En admettant même que La Fayette ait réellement dit qu’il souhaitait d’être le Washington de la France, il n’est pas du tout prouvé qu’il ait dit en même temps qu’il en voulait faire une république fédérative, ni une république quelconque. Être un Washington sous Louis XVI, voilà le rêve qui ressort plutôt des actes, des paroles, des écrits authentiques de La Fayette, et en cela il était d’accord avec Washington lui-même, qui vit d’un mauvais œil, ainsi que beaucoup d’Américains, la destruction de la royauté en France. En tout cas, malgré le témoignage indirect et tardif de Durand-Maillane, je ne crois pas qu’on puisse citer un seul propos authentique de La Fayette où il ait exprimé le dessein d’établir réellement et alors la république en France.
  8. Fragments de l’histoire secrète de la révolution, réimprimé dans les Œuvres, éd. Jules Claretie, t. I, p. 309. Camille Desmoulins ajoute en note : « Ces républicains étaient, la plupart, des jeunes gens, qui, nourris de la lecture de Cicéron dans les collèges, s’y étaient passionnés pour la liberté. On nous élevait dans les idées de Rome et d’Athènes, et dans la fierté de la république, pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne des Claude et des Vitellius. Gouvernement insensé, qui croyait que nous pouvions nous enthousiasmer pour les pères de la patrie du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles, et admirer le passé sans condamner le présent, ulteriora mirari, praesentia secutura. »
  9. Ce qui a prêté à l’équivoque, ce qui a fait illusion, c’est l’emploi fréquent du mot républicain pour désigner, non pas les personnes qui voulaient établir la République en France (il n’y en avait pas), mais celles qui haïssaient le despotisme, qui tenaient pour les droits de la nation, qui voulaient une réforme générale de la société, la constitution d’un gouvernement libre. Par exemple c’est dans ce sens que Gouverneur Morris, causant avec Barnave, lui disait, au début de la Révolution : « Vous êtes beaucoup plus républicain que moi. » (Mallet du Pan, Mémoires, I, 240.) En effet, Barnave fut toujours monarchiste. De même, quand Gouverneur Morris note dans son journal, le 5 mars 1789, qu’il a dîné chez Mme de Tessé, avec « des républicains de la plus belle eau » (republicans of the first feather), ou quand il écrit, deux jours après, au marquis de la Luzerne : « Le républicanisme est une influenza (sic) morale », rien ne me permet de croire qu’il fasse allusion à un projet de détruire la monarchie. Quand Marmontel dit (Mémoires, éd. Tourneux, t. III, p.178) que le corps des avocats était républicain par caractère, il indique bien le sens qu’il faut donner à ce mot avant 1789. On l’avait même employé pour désigner ceux qui, à la cour, n’observaient pas assez rigoureusement l’étiquette. Ainsi d’Argenson avait écrit, à la date du 22 mars 1788 : « La reine veut jouer au lansquenet les dimanches, et il ne se présente pas de coupeur ordinairement, chose fort ridicule que le peu d’empressement et d’honnêteté des courtisans. On devient républicain même à la cour, on se désabuse du respect pour la royauté, et on mesure trop la considération au besoin et au pouvoir. »
  10. Cf. Edme Champion, La France d’après les cahiers de 1789, p. 84, note 2.
  11. Mêmes définitions et exemples dans l’édition de 1762.
  12. Pendant la Révolution, Montesquieu fut loué parfois comme précurseur de la république. Voir, dans la Chronique de Paris des 4, 8 et 9 mai 1793, une série d’articles intitulés Montesquieu républicain.
  13. Œuvres, éd. Garnier, t. XXIII. p. 534. Cf. t. XIX. p. 387.
  14. Ibid., t. XXIII, p. 527
  15. Ibid., t. XXVII, p. 334
  16. Quand la république eut été établie en France, Voltaire fut considéré comme un des précurseurs de cette forme de gouvernement. Dans la séance du Conseil des Cinq-Cents du 18 floréal an IV, on entendit le député Hardy déclarer « que Voltaire est le premier fondateur de la république ». Le journal qui relate ce propos, le Courrier républicain du 19 floréal an IV (Bibl. nat., Lc 2/800, in-8), ajoute que cette déclaration provoqua des éclats de rire : mais ce Courrier n’était républicain que de nom, et ce sont sans doute des royalistes masqués qui rirent de la phrase de Hardy, si conforme à la reconnaissance qu’éprouvaient les républicains pour l’auteur de Brutus. On trouverait même avant la république des écrivains qui considéraient Voltaire comme républicain. Ainsi, à propos de la réaction qui suivit la journée du 17 juillet 1791, les Révolutions de Paris disaient : « … Oui, Voltaire serait pendu, car il était républicain. » (No 113, du 3 au 10 septembre 1791, t. IX, p. 431.) — L’influence de Voltaire sur la Révolution en général est un des faits qui ont été proclamés le plus souvent par la Révolution même. Par exemple, en 1791, Gudin de la Brenellerie, dans sa Réponse d’un ami des grands hommes aux envieux de la gloire de Voltaire (Bibl. nat., Ln 27/20804, in-8), à propos du transfert des cendres de Voltaire au Panthéon, s’exprima ainsi : « Il a fait comme le peuple français : il a pris la Bastille avant de poser les fondements de la Constitution. Car s’il n’avait pas renversé toutes les forteresses de la stupidité, s’il n’avait pas brisé toutes les chaînes qui garrottent notre intelligence, jamais, jamais nous n’aurions pu nous élever aux grandes idées que nous avons aujourd’hui. » Et plus loin : « Père de la liberté de penser, il est le père de la liberté politique, qui n’eût point existé sans elle. »
  17. Voir mon livre, le Culte de la Raison et le culte de l’Être suprême, p. 252
  18. Cette idée bizarre d’un Charlemagne libéral, constitutionnel, à demi républicain, hanta, à la suite de Mably, les hommes du XVIIIe siècle. Ainsi La Fayette, dans sa Correspondance (éd. belge, août 1788, p. 237), voudrait « que le roi parût comme Charlemagne, au milieu de sa nation volontairement convoquée ». C’est ce Charlemagne libéral que ceux des hommes de 1789 qui participèrent au coup d’État du 18 brumaire crurent retrouver en Napoléon Bonaparte, et les légendes historiques de Mably ne furent pas tout à fait étrangères au succès du césarisme en France.
  19. Pour tout ce qui concerne les théories politiques de Mably, nous renvoyons le lecteur à l’excellent livre où M. W. Guerrier les a résumées (L’Abbé de Mably, moraliste et politique, 1886, in-8). — L’idée de la monarchie républicaine fut aussi exprimée par Cerutti dans cette phrase célèbre de son Mémoire sur le peuple français : « Le monarque est le dictateur perpétuel et héréditaire de la république. »
  20. Les convictions monarchiques de d’Argenson ne se démentirent à aucun moment, même dans les boutades à la Montaigne que l’on trouve dans ses autres écrits posthumes. Ainsi on lit dans ses Mémoires, éd. Jannet, t. V, p. 274 : « Le gouvernement républicain est insoutenable dans sa pureté primitive ; donc il est mauvais…, tandis que la monarchie ira se perfectionnant. »
  21. Insistons sur cet écrit de d’Argenson, qui eut une très grande influence. Le but de l’auteur est donc de fortifier la monarchie, en y introduisant « le bon des républiques ». « On trouvera, dit-il,… que tout ce qui fait le bon des républiques augmente l’autorité du monarque, au lieu de l’attaquer en rien (p. 289). » Il ne s’agit pas de diminuer l’autorité législative du monarque, mais de l’aider. Qu’au lieu de tout faire par des officiers royaux, il fasse certaines choses par des officiers publics. « Il faudrait essayer d’admettre davantage le public dans le gouvernement du public, et voir ce qui en résulterait (p. 255). » Pas d’États généraux ni d’Assemblées provinciales : ce serait dangereux pour la royauté. C’est seulement dans les communautés qu’on introduirait des magistrats populaires et municipaux (p. 207), ainsi élus : la communauté désignerait des candidats aux fonctions, et les intendants et subdélégués choisiraient des fonctionnaires parmi ces candidats (c’était un peu le système de l’an VIII). On divisera le royaume en départements (sic), plus petits que les généralités (p. 237). C’est dans cette mesure que d’Argenson fait l’éloge des républiques, et par exemple il loue avec enthousiasme (p. 60) la république hollandaise, qu’il appelle « purement démocratique ». Ailleurs (p. 62), il s’exprime en ces termes remarquables : « Que l’on voyage dans les lieux où une république avoisine un état monarchique ; il se trouve toujours des enclaves par où ces souverainetés sont mêlées ensemble : on connaîtra aisément les terres de la république et quelles sont celles de la monarchie, par le bon état des ouvrages publics, même des héritages particuliers ; ceux-ci sont négligés : ceux-là sont peignés et florissants. » Les mêmes idées se trouvent exprimées aussi en différents passages du Journal de d’Argenson, par exemple t. III, p. 313 (éd. Jannet ; ce passage a été omis dans l’éd. Rathery).
  22. Voici comment Condorcet, dans ses Réflexions sur les pouvoirs et instructions à donner par les provinces à leurs députés aux États généraux, explique ce que sera le pouvoir royal dans la monarchie qu’il désire : « La société est… exclusivement et éminemment gouvernante d’elle-même. Elle a le droit de rejeter tout pouvoir qui ne viendrait pas d’elle : elle crée, modifie les lois qu’il lui importe d’observer, et elle en confie l’exécution à un ou plusieurs de ses membres. En France, depuis l’origine de notre Constitution, ce pouvoir est remis entre les mains du prince. Sa personne est sacrée, parce que son autorité est légitime et qu’elle est dépositaire de toutes les forces des citoyens pour faire exécuter les lois. Ainsi dans notre monarchie, la nation déclare la volonté générale ; la volonté générale fait la loi. La loi fait le prince et le pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif fait observer la loi et se meut suivant les lois. » — Mounier, dans ses Considérations (1789), dit que toute autorité vient de la nation, qui fait ses lois par ses représentants. Un seul exécute ces lois : il faut que ce soit un seul, et, pour qu’il soit fort, il doit être héréditaire.
  23. 30 janvier 1750 : « Le républicanisme gagne chaque jour les esprits philosophiques. On prend en horreur le monarchisme par démonstration. » Et plus tard : « On entend murmurer les mots de liberté, de républicanisme. Déjà les esprits en sont pénétrés… Il se peut qu’une nouvelle forme de gouvernement soit déjà conçue en de certaines têtes… » (D’Argenson, édit. Jannet, t. III, p. 313, et t. V, p. 346, 348.)
  24. No 15, du 11 avril 1759. — Bibl. nat., Lc 2/1, in-4.
  25. Flammermont, Remontrances, t. II, p. 194.
  26. M. Carré a donné le texte de cette partie de l’arrêt du Parlement d’après l’original manuscrit des Arch. nat. Voir la revue la Révolution française, t. XXXIII, p. 371.
  27. Voir dans Buchez, t. I, p. 254, le pamphlet intitulé : le Catéchisme des parlements.
  28. Voir les Mémoires de Choudieu, édités par M. Barrucand, p. 8 et 9.
  29. Le 24 septembre 1788, l’avocat général Séguier disait des Parlements : « On les a présentés comme des corps républicains, qui affectent l’indépendance ; on les a peints, à la face de la nation, comme des ambitieux qui cherchent à établir l’aristocratie dans le sein de l’aristocratie française. » Il proteste contre cette accusation, mais, en la formulant ainsi, il caractérise bien le genre d’impression que l’opposition parlementaire faisait sur les esprits. — Il faut lire aussi ce que Chateaubriand dit de l’influence des parlements, dans les Mémoires d’outre-tombe, éd. Biré, t. I, p. 236-237.
  30. Voir son Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales. Paris, 1788, 2 vol. in-8.
  31. Lire, par exemple, le discours du duc d’Havré (qui se montra si aveuglément rétrograde pendant la Révolution) à l’Assemblée provinciale de Picardie (ap. Léonce de Lavergne, p. 132), et le début, ainsi que la conclusion, du rapport des procureurs-syndics de Champagne, session de novembre et décembre 1787. Bibl. nat., Lk 16/21, in-4, p. 22 et 65.
  32. Le cahier du Tiers état du bailliage du Berry demande qu’il soit « établi des états provinciaux en Berry, organisés de la même manière que ceux nouvellement établis dans la province du Dauphiné ». (Arch. parl., t. II, p. 324.) La noblesse exprime le même vœu. (Ibid. p. 319.)
  33. En 1796, dans sa Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français, Mallet du Pan écrit : « Ce serait une erreur de croire que l’esprit du républicanisme n’a germé en France que depuis la Révolution. L’indépendance des mœurs, le relâchement des devoirs, l’inconsistance de l’autorité, la fougue impétueuse des opinions dans un pays où l’irréflexion en fait sur le champ des préjugés, enfin l’inoculation américaine avaient infusé cet esprit dans toutes les classes qui raisonnent. La plupart des mécontents en France s’affichaient démocrates, ainsi que la plupart le sont aujourd’hui dans le reste de l’Europe. Le peuple seul restait étranger à cette effervescence. » (Cité dans les Mémoires de Mallet du Pan, éd. Sayous, t. I, p. 239.) C’est dans le même sens que Danton dira, à la tribune de la Convention, le 13 août 1793 : « La République était dans les esprits vingt ans au moins avant sa proclamation. »
  34. Voir les leçons de M. Seignobos sur la Révolution anglaise au XVIIe siècle, dans la Revue des cours et des conférences des 9 et 23 mars 1899.
  35. Cependant, ce n’étaient pas des hardiesses à la française. C’est autant au nom de la Bible qu’au nom de la raison que Thomas Paine attaque l’institution de la royauté, qu’il trouve révoltante, contraire à l’égalité naturelle. La transition des arguments de bon sens aux arguments mystiques est marquée par cette phrase, qui caractérise bien l’esprit et le style du livre : « Comme il est impossible de justifier, d’après le droit naturel, dont l’égalité est la base, l’élévation d’un homme si fort au-dessus des autres hommes, il ne l’est pas moins de la défendre par l’autorité de l’Écriture. Car la volonté du Tout-Puissant, déclarée par l’organe du prophète Samuel et de Gédéon, est expressément contraire au gouvernement des rois. » Suivent de nombreuses citations de la Bible. — Common sense, éd. de Londres, 1776, in-8. (Bibl. nat., Pb 200.)
  36. Correspondance de Franklin, trad. Laboulaye, t. III, p. 365.
  37. On en trouvera la liste à la Bibliothèque nationale, dans le catalogue de la série Pb.
  38. Chateaubriand a dit : « Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l’armée… » (Mémoires d’outre-tombe, éd. Biré, t. I, p. 232.)
  39. Voir la Correspondance de La Fayette, pass., et les Mémoires historiques sur le XVIIIe siècle, par Garat, t. II, p. 319.
  40. On a lu plus haut (p. 19. n. 1) le mot de Mallet du Pan sur l’inoculation américaine. Chateaubriand a exprimé la même idée, quand il a parlé d’« une république d’un genre inconnu annonçant un changement dans l’esprit humain ». (Mémoires d’outre-tombe, éd. Biré, t. 1, p. 351.)
  41. Mémoires, éd. de Bruxelles, t. I. p. 405.
  42. Étienne Charavay, Le général La Fayette, p. 19. (Lettre du 19 juin 1777.)
  43. Mémoires, éd. de Bruxelles, t. II, p. 405.
  44. Mounier, dans ses Considérations sur le gouvernement (1789), p. 18, a bien expliqué ces différences et dit pourquoi les Français d’alors ne pouvaient songer à établir en France le système américain. Cependant le même Mounier, en 1792, dans Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres, t. I, p. 260, parla d’un parti qui « regardait les républiques fédératives des Américains comme le meilleur modèle », et devait, « s’il n’était pas possible de supprimer la royauté, la rendre inutile pour préparer sa destruction ». Il prétendit que ce parti avait un comité et une correspondance secrète, mais il ajouta qu’il en ignorait complètement l’existence avant la réunion des États généraux.
  45. Elles chassent aussi le parti royaliste, peut-être 80 000 personnes sur une population de deux millions d’habitants.
  46. D’ailleurs, il y avait au moins deux de ces colonies (Rhode-Island et Connecticut) qui, avant l’indépendance, nommaient déjà leurs gouverneurs.
  47. Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe, éd. Biré, t. I, p. 295), parlant de la société française en 1789 et 1790, s’exprime ainsi : « Auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. »
  48. Cf. Mireur, Cahiers de doléances des communautés de la sénéchaussée de Draguignan. Draguignan, 1889, in-12.
  49. Tholin, Cahiers d’Agen, p. 126. Cf. Champion, La France d’après les cahiers, p. 200.
  50. Champion, ibid.
  51. Champion, ibid.
  52. Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, éd. Aulard. Paris, 1890, in-8, p. 28, 29.
  53. Guerrier, p. 83.
  54. Œuvres, t. VIII, p. 189 ; t. IX, p. 161-163.
  55. Voir aussi Edme Champion, Esprit de la Révolution, p. 98
  56. L’horreur pour les gens du bas peuple continue à se montrer, chez des patriotes éclairés, même après que la Révolution fut commencée. Voir, par exemple, la correspondance de Gaultier de Biauzat, publiée par M. Francisque Mège, t. II, p. 246, 250.
  57. Du moins en France. Il était demandé, sous son nom, par les radicaux anglais, depuis 1770 environ.
  58. Je dois dire cependant que, dans un écrit attribué à Condorcet (De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe, réimprimé dans les Œuvres, t. VIII), on signale (p. 7), pour la combattre, l’opinion de républicains zélés qui considèrent le droit de vote comme le premier de tous. Mais je n’ai retrouvé nulle part trace de cette opinion, qui ne s’exprima peut-être que dans des conversations.
  59. Guerrier, p. 186, 189, 193.
  60. Lettres de la montagne, 1re éd., t. II, p. 204.
  61. Ibid., p. 206. André Chénier ne fera que commenter tout cela en 1790 (Œuvres, p.4)
  62. Ibid., p. 204.
  63. Ibid., p. 205.
  64. Cf. Edme Champion, Esprit de la Révolution, p. 23. — En 1790, l’autorité de Rousseau fut opposée aux démocrates français dans un remarquable pamphlet anonyme, intitulé : Jean-Jacques Rousseau aristocrate Paris ; Paris, 1790. in-8 de 109 pages. — Bibl. nat., Lb 39/3927.
  65. Œuvres, t. IX, p. 197 et suiv.
  66. Au moins pour la discussion de certaines lois. Il semble admettre, pour certains objets, l’intervention des pauvres, p. 139.
  67. Œuvres, t. IX, p. 405.
  68. Œuvres de Turgot, éd. Daire, t. II, p. 511.
  69. Il est bien entendu qu’il faut se garder de croire que cette idée de la souveraineté du peuple date du XVIIIe siècle. Sans remonter aux écrivains de l’antiquité, ni même à saint Thomas, à Bellarmin, à Suarès, on savait très bien alors que cette idée avait été proclamée et appliquée dans la Révolution anglaise, et c’est parce qu’ils savaient cela, et par conséquent pour des raisons historiques, que les écrivains du XVIIIe siècle furent si nombreux à proclamer la souveraineté du peuple.