Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 42

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 247_Ch42-271).

XLII. Les colonies étoient en droit de ſe séparer de leur métropole, indépendamment de tout mécontentement.

Ce ſuccès fut le premier pas de l’Amérique Angloiſe vers la révolution. On commença à la déſirer hautement. On répandit de tous côtés les principes qui la juſtifioient. Ces principes, nés en Europe & particulièrement en Angleterre, avoient été tranſplantés en Amérique par la philoſophie. On ſe ſervoit contre la métropole de ſes propres lumières, & l’on diſoit :

Il faut bien ſe donner de garde de confondre enſemble les ſociétés & le gouvernement. Pour les connoître, cherchons leur origine.

L’homme, jeté comme au haſard ſur ce globe ; environné de tous les maux de la nature ; obligé ſans ceſſe de défendre & de protéger ſa vie contre les orages & les tempêtes de l’air, contre les inondations des eaux, contre les feux & les incendies des volcans, contre l’intempérie des zones ou brûlantes on glacées, contre la ſtérilité de la terre qui lui refuſe des alimens, ou ſa malheureuſe fécondité qui fait germer ſous ſes pas des poiſons ; enfin, contre les dents des bêtes féroces qui lui diſputent ſon séjour & ſa proie, & le combattant lui-même, ſemblent vouloir ſe rendre les dominatrices de ce globe, dont il croit être le maître : l’homme dans cet état, ſeul & abandonné à lui-même, ne pouvoit rien pour ſa conſervation. Il a donc fallu qu’il ſe réunît & s’aſſociât avec ſes ſemblables, pour mettre en commun leur force & leur intelligence. C’eſt par cette réunion qu’il a triomphé de tant de maux, qu’il a façonné ce globe à ſon uſage, contenu les fleuves, aſſervi les mers, aſſuré ſa ſubſiſtance, conquis une partie des animaux en les obligeant de le ſervir, & repouſſé les autres loin de ſon empire, au fond des déſerts ou des bois, où leur nombre diminue de ſiècle en ſiècle. Ce qu’un homme ſeul n’auroit pu, les hommes l’ont exécuté de concert, & tous enſemble ils conſervent leur ouvrage. Telle eſt l’origine, tels ſont l’avantage & le but de la ſociété.

Le gouvernement doit ſa naiſſance à la néceſſité de prévenir & de réprimer les injures que les aſſociés avoient à craindre les uns de la part des autres. C’eſt la ſentinelle qui veille pour empêcher que les travaux communs ne ſoient troublés.

Ainſi la ſociété eſt née des beſoins des hommes, le gouvernement eſt né de leurs vices. La ſociété tend toujours au bien ; le gouvernement doit toujours tendre à réprimer le mal. La ſociété eſt la première, elle eſt dans ſon origine indépendante & libre ; le gouvernement a été inſtitué pour elle & n’eſt que ſon inſtrument. C’eſt à l’une à commander : c’eſt à l’autre à la ſervir. La ſociété a créé la force publique ; le gouvernement qui l’a reçue d’elle, doit la conſacrer toute entière à ſon uſage. Enfin, la ſociété eſt eſſentiellement bonne ; le gouvernement, comme on le ſait, peut être & n’eſt que trop ſouvent mauvais.

On a dit que nous étions tous nés égaux : cela n’eſt pas. Que nous avions tous les mêmes droits. J’ignore ce que c’eſt que des droits, où il y a inégalité de talens ou de force, & nulle garantie, nulle ſanction. Que la nature nous offroit à tous une même demeure & les mêmes reſſources : cela n’eſt pas. Que nous étions doués indiſtinctement des mêmes moyens de défenſe : cela n’eſt pas ; & je ne ſais pas en quel ſens il peut être vrai que nous jouiſſons des mêmes qualités d’eſprit & de corps.

Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier. Il faut qu’elle dure éternellement ; & tout ce qu’on peut obtenir de la meilleure légiſlation, ce n’eſt pas de la détruire ; c’eſt d’en empêcher les abus.

Mais en partageant ſes enfans en marâtre ; en créant des enfans débiles & des enfans forts, la nature n’a-t-elle pas formé elle-même le germe de la tyrannie ? Je ne crois pas qu’on puiſſe le nier ; ſur-tout ſi l’on remonte à un tems antérieur à toute légiſlation, tems où l’on verra l’homme auſſi paſſionné, auſſi déraiſonnable que la brute.

Que les fondateurs des nations, que les légiſlateurs ſe ſont-ils donc proposé ? D’obvier à tous les déſaſtres de ce germe développé, par une ſorte d’égalité artificielle, qui ſoumît ſans exception les membres d’une ſociété à une ſeule autorité impartiale. C’eſt un glaive qui ſe promène indiſtinctement ſur toutes les têtes : mais ce glaive étoit idéal. Il falloit une main, un être phyſique qui le tint.

Qu’en eſt-il réſulté ? C’eſt que l’hiſtoire de l’homme civilisé n’eſt que l’hiſtoire de ſa misère. Toutes les pages en ſont teintes de ſang, les unes du ſang des oppreſſeurs, les autres du ſang des opprimés.

Sous ce point de vue, l’homme ſe montre plus méchant & plus malheureux que l’animal. Les différentes eſpèces d’animaux ſubſiſtent aux dépens les unes des autres : mais les ſociétés des hommes n’ont pas ceſſé de s’attaquer. Dans une même ſociété, il n’y a aucune condition qui ne dévore & qui ne ſoit dévorée, quelles qu’aient été ou que ſoient les formes du gouvernement ou d’égalité artificielle qu’on ait opposées à l’inégalité primitive ou naturelle.

Mais ces formes de gouvernement, du choix & du choix libre des premiers aïeux ; quelque ſanction qu’elles puiſſent avoir reçue, ou du ferment, ou du concert unanime, ou de leur permanence, ſont-elles obligatoires pour leurs deſcendans ? Il n’en eſt rien ; & il eſt impoſſible que vous Anglois, qui avez ſubi ſucceſſivement tant de révolutions différentes dans votre conſtitution politique, ballottés de la monarchie à la tyrannie, de la tyrannie à l’ariſtocratie, de l’ariſtocratie à la démocratie, de la démocratie à l’anarchie ; il eſt impoſſible que vous puiſſiez, ſans vous accuſer de rébellion & de parjure, penſer autrement que moi.

Nous examinons les choſes en philoſophes ; & l’on ſait bien que ce ne ſont pas nos ſpéculations qui amènent les troubles civils. Point de ſujets plus patiens que nous. Je vais donc ſuivre mon objet, ſans en redouter les ſuites. Si les peuples ſont heureux ſous la forme de leur gouvernement, ils le garderont. S’ils ſont malheureux, ce ne ſeront ni vos opinions, ni les miennes ; ce ſera l’impoſſibilité de ſouffrir davantage & plus long-tems qui les déterminera à la changer, mouvement ſalutaire que l’oppreſſeur appellera révolte, bien qu’il ne ſoit que l’exercice légitime d’un droit inaliénable & naturel de l’homme qu’on opprime, & même de l’homme qu’on n’opprime pas.

On veut, on choiſit pour ſoi. On ne ſauroit vouloir ni choiſir pour un autre ; & il ſeroit inſensé de vouloir, de choiſir pour celui qui n’eſt pas encore né, pour celui qui eſt à des ſiècles de ſon exigence. Point d’individu qui, mécontent de la forme du gouvernement de ſon pays, n’en puiſſe aller chercher ailleurs une meilleure. Point de ſociété qui n’ait à changer la ſienne, la même liberté qu’eurent ſes ancêtres à l’adopter. Sur ce point, les ſociétés en ſont comme au premier moment de leur civiliſation. Sans quoi il y auroit un grand mal ; que dis-je, le plus grand des maux ſeroit ſans remède. Des millions d’hommes auroient été condamnés à un malheur ſans fin. Concluez donc avec moi :

Qu’il n’eſt nulle forme de gouvernement, dont la prérogative ſoit d’être immuable.

Nulle autorité politique qui créée hier ou il y a mille ans, ne puiſſe être abrogée dans dix ans ou demain.

Nulle puiſſance, ſi reſpectable, ſi ſacrée qu’elle ſoit, autorisée à regarder l’état comme ſa propriété.

Quiconque penſe autrement eſt un eſclave. C’eſt un idolâtre de l’œuvre de ſes mains.

Quiconque penſe autrement eſt un inſensé, qui ſe dévoue à une misère éternelle, qui y dévoue ſa famille, ſes enfans, les enfans de ſes enfans, en accordant à ſes ancêtres le droit de ſtipuler pour lui lorſqu’il n’étoit pas, & en s’arrogeant le droit de ſtipuler pour ſes neveux qui ne ſont pas encore.

Toute autorité dans ce monde, a commencé ou par le conſentement des ſujets, ou par la force du maître. Dans l’un & l’autre cas, elle peut finir légitimement. Rien ne preſcrit pour la tyrannie contre la liberté.

La vérité de ces principes eſt d’autant plus eſſentielle, que, par ſa nature, toute puiſſance tend au deſpotiſme, chez la nation même la plus ombrageuſe, chez vous An-glois, oui chez vous.

J’ai entendu dire à un Wigh, fanatique peut-être ; mais il échappe quelquefois aux inſensés des paroles d’un grand ſens : je lui ai entendu dire, que tant qu’on ne meneroit pas à Tiburn un mauvais ſouverain, ou du-moins un mauvais miniſtre, avec auſſi peu de formalités, d’appareil, de tumulte & de ſurpriſe qu’on y conduit le plus obſcur des malfaiteurs, la nation n’auroit de ſes droits, ni la juſte idée, ni la pleine jouiſſance qui convenoit à un peuple qui oſoit ſe croire ou s’appeler libre ; & cependant une adminiſtration de votre aveu même, ignorante, corrompue, audacieuſe vous précipite impérieuſement & impunément dans les abymes les plus profonds.

La quantité de vos eſpèces circulantes eſt peu conſidérable. Vous êtes accablés de papiers. Vous en avez ſous toutes ſortes de dénominations. Tout l’or de l’Europe, ramaſſé dans votre tréſor, ſuffiroit à peine à l’acquit de votre dette nationale. On ne ſait par quel incroyable preſtige cette monnoie, fictive ſe ſoutient. L’événement le plus frivole peut du ſoir au matin la jeter dans le décri. Il ne faut qu’une alarme pour amener une banqueroute ſubite. Les ſuites affreuſes qu’auroit ce manque de foi, ſont au-deſſus de notre imagination. Et voilà l’inſtant qu’on vous déſigne pour vous faire déclarer à vos colonies, c’eſt-à-dire, pour vous ſuſciter à vous-même une guerre injuſte, inſensée, ruineuſe. Que deviendrez-vous, lorſqu’une branche importante de votre commerce ſera détruite ; lorſque vous aurez perdu un tiers de vos poſſeſſions ; lorſque vous aurez maſſacré un on deux millions de vos compatriotes ; lorſque vos forces ſeront épuisées, vos marchands ruinés, vos manufacturiers réduits à mourir de faim ; lorſque votre dette ſera augmentée & votre revenu diminué ? Prenez-y garde, le ſang des Américains retombera tôt ou tard ſur vos têtes. Son effuſion ſera vengée par vos propres mains ; & vous touchez au moment.

Mais, dites-vous, ce ſont des rebelles… Des rebelles ! & pourquoi ? parce qu’ils ne veulent pas être vos eſclaves. Un peuple ſoumis à la volonté d’un autre peuple qui peut diſpoſer à ſon gré de ſon gouvernement, de ſes loix, de ſon commerce ; l’impoſer comme il lui plaît ; limiter ſon induſtrie & l’enchaîner par des prohibitions arbitraires eſt ſerf, oui il eſt ſerf ; & ſa ſervitude eſt pire que celle qu’il ſubiroit ſous un tyran. On ſe délivre de l’oppreſſion d’un tyran ou par l’expulſion ou par la mort. Vous avez fait l’un & l’autre. Mais une nation, on ne la tue point, on ne la chaſſe point. On ne peut attendre la liberté que que d’une rupture, dont la ſuite eſt la ruine de l’une ou l’autre nation, & quelquefois de toutes les deux. Le tyran eſt un monſtre à une ſeule tête, qu’on peut abattre d’un ſeul coup. La nation deſpote eſt un hydre à mille têtes qui ne peuvent être coupées que par mille glaives levés à la fois. Le crime de l’oppreſſion exercée par un tyran raſſemble toute l’indignation ſur lui ſeul. Le même crime commis par une nombreuſe ſociété, en diſperſe l’horreur & la honte ſur une multitude qui ne rougit jamais. C’eſt le forfait de tous, ce n’eſt le forfait de perſonne ; & le ſentiment du déſeſpoir égaré ne ſait où ſe porter.

Mais ce ſont nos ſujets… Vos ſujets ! pas plus que les habitans de la province de Galles, ne ſont les ſujets du comté de Lancaſtre. L’autorité d’une nation ſur une autre, ne peut être fondée que ſur la conquête, le conſentement général, ou des conditions proposées & acceptées. La conquête ne lie pas plus que le vol. Le conſentement des aïeux ne peut obliger les deſcendans ; & il n’y a point de condition qui ne ſoit excluſive du ſacrifice de la liberté. La liberté ne s’échange pour rien, parce que rien n’eſt d’un prix qui lui ſoit comparable. C’eſt le diſcours que vous avez tenu à vos tyrans, & nous vous le tenons pour vos colons.

La terre qu’ils occupent eſt la nôtre… La vôtre ! c’eſt ainſi que vous l’appeliez, parce que vous l’avez envahie. Mais ſoit. La charte de conceſſion ne vous oblige-t-elle pas à traiter les Américains en compatriotes ? Le faites-vous ? Mais il s’agit bien ici de conceſſions de chartes, qui accordent ce dont on n’eſt pas le maître, ce qu’en conséquence on n’a pas le droit d’accorder à une poignée d’hommes foibles & forcés par les circonſtances de recevoir en gratification ce qui leur appartient de droit naturel. Et puis les neveux qui vivent aujourd’hui ont-ils été appelés à un pacte ſigné par leurs ancêtres ? Ou confeſſez la vérité de ce principe, ou rappelez les deſcendans de Jacques. Quel droit avez-vous eu de le chaſſer que nous n’ayons de nous séparer de vous, vous diſent les Américains, & qu’avez-vous à leur répondre ?

Ce ſont des ingrats, nous ſommes leurs fondateurs ; nous avons été leurs défenſeurs ; nous nous ſommes endettés pour eux… dites pour vous autant & plus que pour eux. Si vous avez pris leur défenſe, c’eſt comme vous auriez pris celle du ſultan de Conſtantinople, ſi votre ambition ou votre intérêt l’euſſent exigé. Mais ne ſe ſont-ils pas acquittés en vous livrant leurs productions ; en recevant excluſivement vos marchandiſes au prix exorbitant qu’il vous a plu d’y mettre ; en s’aſſujettiſſant aux prohibitions qui gênoient leur induſtrie, aux reſtrictions dont vous avez grevé leurs propriétés ? Ne vous ont-ils pas ſecourus ? Ne ſe ſont-ils pas endettés pour vous ? N’ont-ils pas pris les armes & combattu pour vous ? Lorſque vous leur avez adreſſé vos demandes, comme il convient d’en uſer avec des hommes libres, n’y ont-ils pas accédé ? Quand en avez-vous éprouvé des refus, ſi ce n’eſt lorſque leur appuyant la baïonnette ſur la poitrine, vous leur avez dit : vos tréſors ou la vie ; mourez ou ſoyez mes eſclaves. Quoi ! parce que vous avez été bienfaiſans, vous avez le droit d’être oppreſſeurs ? Quoi ! les nations auſſi ſe feront-elles de la reconnoiſſance un titre barbare pour avilir & fouler aux pieds ceux qui ont eu le malheur de recevoir leurs bienfaits ? Ah ! les particuliers peut-être, quoique ce ne ſoit point un devoir, peuvent dans des bienfaiteurs ſupporter des tyrans. Pour eux, il eſt beau, il eſt magnanime ſans doute de conſentir à être malheureux pour n’être point ingrats. Mais la morale des nations eſt différente. Le bonheur public eſt la première loi, comme le premier devoir. La première obligation de ces grands corps eſt avec eux-mêmes. Ils doivent avant tout liberté & juſtice aux individus qui les compoſent. Chaque enfant qui naît dans l’état, chaque nouveau citoyen qui vient reſpirer l’air de la patrie qu’il s’eſt faite, ou que lui a donnée la nature, a droit au plus grand bonheur dont il puiſſe jouir. Toute obligation qui ne peut ſe concilier avec celle-là eſt rompue. Toute réclamation contraire eſt un attentat à ſes droits. Et que lui importe qu’on ait obligé ſes ancêtres, s’il eſt deſtiné lui-même à être victime ? De quel droit peut-on exiger qu’il paie cette dette uſuraire de bienfaits qu’il n’a pas même éprouvés ? Non, non. Vouloir s’armer d’un pareil titre contre une nation entière & ſa poſtérité, c’eſt renverſer toutes les idées d’ordre & de politique ; c’eſt trahir toutes les loix de la morale, en invoquant ſon nom. Que n’avez-vous pas fait pour Hanovre ? Commandez-vous à Hanovre ? Toutes les républiques de la Grèce furent liées par des ſervices réciproques : aucune exigea-t-elle en reconnoiſſance le droit de diſpoſer de l’adminiſtration de la république obligée ?

Notre honneur eſt engagé… Dites celui de vos mauvais adminiſtrateurs, & non le vôtre. En quoi conſiſte le véritable honneur de celui qui s’eſt trompé ? Eſt-ce à perſiſter dans ſon erreur ou à la reconnoître ? Celui qui revient au ſentiment de la juſtice, a-t-il à rougir ? Anglois, vous vous êtes trop hâtés. Que n’attendiez-vous que la richeſſe eût corrompu les Américains, comme vous l’êtes ? Alors, ils n’auroient pas fait plus de cas de leur liberté, que vous de la vôtre. Alors, ſubjugués par l’opulence, vos armes ſeroient devenues inutiles. Mais quel inſtant avez-vous pris pour les attaquer ? Celui où ce qu’ils avoient à perdre, la liberté, ne pouvoit être balancé par ce qu’ils avoient à conſerver.

Mais plus tard ils ſeroient devenus plus nomreux… J’en conviens. Qu’avez-vous donc tenté ? L’aſſerviſſement d’un peuple que le tems affranchira malgré vous. Dans vingt, dans trente ans, le ſouvenir de vos atrocités ſera récent ; & le fruit vous en ſera ravi. Alors, il ne vous reſtera que la honte & le remords. Il eſt un décret de la nature que vous ne changerez pas : c’eſt que les grandes maſſes donnent la loi aux petites, Mais, répondez-moi, ſi alors les Américains entreprenoient ſur la Grande-Bretagne ce que vous avez entrepris aujourd’hui ſur eux : que diriez-vous ? Précisément ce qu’ils vous diſent en ce moment. Pourquoi des motifs qui vous touchent peu dans leur bouche, vous paroîtroient-ils plus ſolides dans la vôtre ?

Ils ne veulent ni obéir à notre parlement, ni adopter nos conſtitutions… Les ont-ils faites ? Peuvent-ils les changer ?

Nous y obéiſſons bien, ſans avoir eu dans le paſſé, & ſans avoir pour le préſent aucune influence ſur elles… C’eſt-à-dire que vous êtes des eſclaves, & que vous ne pouvez pas ſouffrir des hommes libres. Cependant, ne confondez point la poſition des Américains avec la vôtre. Vous avez des représentans, & ils n’en ont point. Vous avez des voix qui parlent pour vous, & personne ne stipule pour eux. Si les voix sont achetées & vendues, c’est une excellente raison pour qu’ils dédaignent ce frivole avantage.

Ils veulent être indépendans de nous
Ne l’êtes-vous pas d’eux ?

Jamais ils ne pourront se soutenir sans nous
Si cela est, demeurez tranquilles. La nécessité vous les ramènera.

Et si nous ne pouvions subsiter sans eux
Ce feroit un grand malheur : mais les égorger pour vous en tirer, c’est un singulier expédient.

C’est pour leur intérêt, c’est pour leur bien que nous sévissons contre eux, comme on sévit contre des enfans insensés… Leur intérêt ! leur bien ! Et qui vous a constitués juges de ces deux objets qui les touchent de si près & qu’ils doivent connoître mieux que vous ? S’il arrivoit qu’un citoyen s’introduisît de vive force dans la maison d’un autre, par la raison qu’il est lui homme de beaucoup de sens, & que personne n’est plus en état de maintenir le bon ordre & la paix chez son voisin, ne seroit-on pas en droit de le prier de ſe retirer & de ſe mêler de ſes propres affaires ? Et ſi les affaires de cet officieux hypocrite étoient très-mal rangées ? Si ce n’étoit qu’un ambitieux qui ſous prétexte de régir voulût uſurper ? S’il ne cachoit ſous le maſque de la bienveillance que des vues pleines d’injuſtice, telles, par exemple, que de ſe tirer de preſſe aux dépens de ſon concitoyen ?

Nous ſommes la mère-patrie… Quoi toujours les noms les plus ſaints pour ſervir de voile à l’ambition & à l’intérêt ! La mère-patrie ! Rempliſſez-en donc les devoirs. Au reſte, la colonie eſt formée de différentes nations, entre leſquelles les unes vous accorderont, les autres vous refuſeront ce titre ; & toutes vous diront à la fois : il y a un tems où l’autorité des pères & des mères ſur leurs enfans ceſſe ; & ce tems eſt celui où les enfans peuvent ſe pourvoir par eux-mêmes. Quel terme avez-vous fixé à notre émancipation ? Soyez de bonne foi, & vous avouerez que vous vous étiez promis de nous tenir ſous une tutelle qui n’auroit pas de fin. Si du-moins cette tutelle ne ſe changeoit pas pour nous en une contrainte inſupportable ; ſi notre avantage n’étoit pas ſans ceſſe ſacrifié au vôtre ; ſi nous n’avions pas à ſouffrir une foule d’oppreſſions de détail de la part des gouverneurs, des juges, des gens de finance, des gens de guerre que vous nous envoyez ; ſi la plupart en arrivant dans nos climats, ne nous apportoient pas des caractères avilis, des fortunes ruinées, des mains avides & l’inſolence de tyrans ſubalternes, qui, fatigués dans leur patrie d’obéir à des loix, viennent ſe dédommager dans un Nouveau-Monde, en y exerçant une puiſſance trop ſouvent arbitraire. Vous êtes la mère-patrie : mais loin d’encourager nos progrès, vous les redoutez, vous enchaînez nos bras, vous étouffez nos forces naiſſantes. La nature, en nous favoriſant, trompe vos vœux ſecrets ; ou plutôt, vous voudriez que nous reſtaſſions dans une éternelle enfance pour tout ce qui peut nous être utile, & que cependant nous fuſſions des eſclaves robuſtes pour vous ſervir & fournir ſans ceſſe à votre avidité de nouvelles ſources de richeſſes. Eſt-ce donc là une mère ? eſt-ce une patrie ? Ah, dans les forêts qui nous environnent, la nature a donné un inſtinct plus doux à la bête féroce qui, devenue mère, ne dévore pas du-moins ceux qu’elle a fait naître.

En ſouſcrivant à toutes leurs prétentions, bientôt ils ſeroient plus heureux que nous… Et pourquoi non ? Si vous êtes corrompus, faut-il qu’ils ſe corrompent ? Si vous penchez vers l’eſclavage, faut-il auſſi qu’ils vous imitent ? S’ils vous avoient pour maîtres, pourquoi ne conféreriez-vous pas la propriété de leur contrée à une autre puiſſance, à votre ſouverain ? Pourquoi ne le rendriez-vous pas leur deſpote, comme vous l’avez déclaré par un acte ſolemnel deſpote du Canada ? Faudrait-il alors qu’ils ratifiâſſent cette extravagante conceſſion ? Et quand ils l’auroient ratifiée, faudroit-il qu’ils obéiſſent au ſouverain que vous leur auriez donné, & qu’ils prîſſent les armes contre vous s’il l’ordonnoit ? Le roi d’Angleterre a le pouvoir négatif. On n’y ſauroit publier une loi ſans ſon conſentement. Ce pouvoir dont vous éprouvez chaque jour l’inconvénient, pourquoi les Américains le lui accorderoient-ils chez eux ? Seroit-ce pour l’en dépouiller un jour, les armes à la main, comme il vous arrivera, ſi votre gouvernement ſe perfectionne ? Quel avantage trouvez-vous à les aſſujettir à une conſtitution vicieuſe ?

Vicieuſe ou non, cette conſtitution, nous l’avons ; & elle doit être généralement reconnue & acceptée par tout ce qui porte le nom Anglois : ſans quoi chacune de nos provinces ſe gouvernant à ſa manière, ayant ſes loix & prétendant à l’indépendance, nous ceſſons de former un corps national, & nous ne ſommes plus qu’un amas de petites républiques iſolées, ſans ceſſe ſoulevées les unes contre les autres, & faciles à envahir par un ennemi commun. Le Philippe adroit & puiſſant, capable de tenter cette entrepriſe, nous l’avons à notre porte……

S’il eſt à votre porte, il eſt loin des Américains. Un privilège qui peut avoir quelque inconvénient pour vous, n’en eſt pas moins un privilège. Mais séparées de la Grande-Bretagne par des mers immenſes, que vous importe que vos colonies acceptent ou rejettent vos conſtitutions ? Qu’eſt-ce que cela fait pour ou contre votre force, pour ou contre votre sécurité ? Cette unité, dont vous exagérez les avantages, n’eſt encore qu’un vain prétexte. Vous leur objectez vos loix lorſqu’ils en ſont vexés ; vous les foulez aux pieds lorſqu’elles réclament en leur faveur. Vous vous taxez vous-mêmes, & vous voulez les taxer. Lorſqu’on porte la moindre atteinte à ce privilège, vous pouſſez des cris de fureur, vous prenez les armes, vous êtes prêts à vous faire égorger ; & vous portez le poignard ſur la gorge de votre concitoyen pour le contraindre à y renoncer. Vos ports ſont ouverts à toutes les nations ; & vous leur fermez les ports de vos colons. Vos marchandiſes ſe rendent par-tout où il vous plaît ; & les leurs ſont forcées de paſſer chez vous. Vous manufacturez ; & vous ne voulez pas qu’ils manufacturent. Ils ont des peaux, ils ont des fers ; & ces peaux, ces fers, il faut qu’ils vous les livrent bruts. Ce que vous acquérez à bas prix, il faut qu’ils l’achètent de vous au prix qu’y met votre rapacité. Vous les immolez à vos commerçans ; & parce que votre compagnie des Indes périclitoit, il falloit que les Américains réparâſſent ſes pertes. Et vous les appeliez vos concitoyens ; & c’eſt ainſi que vous les invitez à recevoir votre conſtitution. Allez, allez. Cette unité, cette ligue qui vous ſemble ſi néceſſaire n’eſt que celle des animaux imbéciles de la fable, entre leſquels vous vous êtes réſervé le rôle du lion.

Peut-être ne vous êtes-vous laiſſés entraîner à remplir de ſang & de ravages le Nouveau-Monde que par un faux point d’honneur. Nous aimons à nous perſuader que tant de forfaits n’ont pas été les conséquences d’un projet froidement concerté. On vous avoit dit que les Américains n’étoient qu’un vil troupeau de lâches que la moindre menace ameneroit tremblans & conſternés à tout ce qu’il vous plairoit d’exiger. À la place des hommes puſillanimes qu’on vous avoit peints & promis, vous rencontrez de braves gens, de véritables Anglois, des concitoyens dignes de vous. Étoit-ce une raiſon de vous irriter ? Quoi ! vos aïeux ont admiré le Batave ſecouant le joug Eſpagnol ; & ce joug, vous ſeriez étonnés, vous leurs deſcendans, que vos compatriotes, vos frères, ceux qui ſentoient votre ſang circuler dans leurs veines euſſent préféré d’en arroſer la terre & de mourir plutôt que de vivre eſclaves ? Un étranger, ſur lequel vous euſſiez formé les mêmes prétenſions, vous auroit déſarmés, ſi, vous montrant ſa poitrine nue, il vous eût dit : enfonce le poignard ou laiſſe-moi libre ; & vous égorgez votre frère ; & vous l’égorgez ſans remords parce qu’il eſt votre frère ! Anglois ! quoi de plus ignominieux que la férocité de l’homme, fier de ſa liberté & attentant à la liberté d’autrui. Voulez-vous que nous croyons que le plus grand ennemi de la liberté, c’eſt l’homme libre ? Hélas ! nous n’y ſommes que trop diſposés. Ennemis des rois, vous en avez la morgue. Ennemis de la prérogative royale, vous la portez par-tout. Par-tout vous vous montrez des tyrans. Eh bien, tyrans des nations & de vos colonies, ſi vous êtes les plus forts, c’eſt que le ciel aura fermé l’oreille aux vœux qui s’élèvent de toutes les contrées de la terre.

Puiſque les mers n’ont pas englouti vos fiers ſatellites, dites-moi ce qu’ils deviendront s’il s’élève dans le Nouveau-Monde un homme éloquent qui promette le ſalut éternel à ceux qui périront les armes à la main martyrs de la liberté. Américains ! qu’on voie inceſſamment vos prêtres dans leurs chaires, les mains chargées de couronnes, & vous montrant les cieux ouverts. Prêtres du Nouveau-Monde, il en eſt tems ; expiez l’ancien fanatiſme qui a déſolé & ravagé l’Amérique, par un fanatiſme plus heureux, né de la politique & de la liberté. Non, vous ne tromperez pas vos concitoyens. Dieu, qui eſt le principe de la juſtice & de l’ordre, hait les tyrans. Dieu a imprimé au cœur de l’homme cet amour ſacré de la liberté ; il ne veut pas que la ſervitude aviliſſe & défigure ſon plus bel ouvrage. Si l’apothéoſe eſt due à l’homme, c’eſt à celui ſans doute qui combat & meurt pour ſon pays. Mettez ſon image dans vos temples, approchez-la des autels. Ce ſera le culte de la patrie. Formez un calendrier politique & religieux, où chaque jour ſoit marqué par le nom de quelqu’un de ces héros qui aura versé ſon ſang pour vous rendre libres. Votre poſtérité les lira un jour avec un ſaint reſpect : elle dira, voilà ceux qui ont affranchi la moitié d’un monde, & qui, travaillant à notre bonheur quand nous n’étions pas encore, ont empêché qu’à notre naiſſance nous entendiſſions des chaînes retentir ſur notre berceau.