Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 40

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 230_Ch40-235_Ch41).

XL. L’Angleterre exige de ſes colonies ce qu’il ne falloit que leur demander.

Soit que le miniſtère Britannique ignorât ces diſpoſitions ; ſoit qu’il eſpérât que ſes délégués réuſſiroient à les changer, il ſaiſit le moment d’une paix glorieuſe pour exiger une contribution forcée de ſes colonies. Car, qu’on le remarque bien, la guerre heureuſe ou malheureuſe ſert toujours de prétexte aux uſurpations des gouvernemens, comme ſi les chefs des nations belligérantes s’y propoſoient moins de vaincre leurs ennemis que d’aſſervir leurs ſujets. L’an 1764 vit éclore ce fameux acte du timbre, qui défendoit d’admettre dans les tribunaux, tout titre qui n’auroit pas été écrit ſur du papier marqué & vendu au profit du fiſc.

Les provinces Angloiſes du nord de l’Amérique s’indignent toutes contre cette uſurpation de leurs droits les plus précieux & les plus ſacrés. D’un accord unanime, elles renoncent à la conſommation de ce que leur fourniſſoit la métropole, juſqu’à ce qu’elle ait retiré un bill illégal & oppreſſeur. Les femmes, dont on pouvoit craindre la foibleſſe, ſont les plus ardentes à faire le ſacrifice de ce qui ſervoit à leur parure ; & les hommes animés par cet exemple renoncent de leur côté à d’autres jouiſſances. Beaucoup de cultivateurs quittent la charrue, pour ſe former à l’induſtrie dans des ateliers ; & la laine, le lin, le coton groſſièrement, travaillés, ſont achetés au prix que coûtoient auparavant les toiles les plus fines, les plus belles étoffes.

Cette eſpèce de conſpiration étonne le gouvernement. Les clameurs des négocians dont les marchandiſes ſont ſans débouché, augmentent ſon inquiétude. Les ennemis du miniſtère appuient ces mécontenſemens ; & l’acte du timbre eſt révoqué après deux années d’un mouvement convulſif, qui dans d’autres tems auroit allumé une guerre civile.

Mais le triomphe des colonies eſt de courte durée. Le parlement qui n’a reculé qu’avec une extrême répugnance veut en 1767 que ce qu’il n’a pu obtenir de revenu par le moyen du timbre, ſoit formé par le verre, le plomb, le carton, les couleurs, le papier peint & le thé qui ſont portés d’Angleterre en Amérique. Les peuples du continent ſeptentrional ne ſont pas moins révoltés de cette innovation que de la première. Vainement leur dit-on que perſonne ne peut conteſter à la Grande-Bretagne le pouvoir d’établir ſur ſes exportations les droits qui conviennent à ſes intérêts, puiſqu’elle n’ôte point à ſes établiſſemens, ſitués au-delà des mers, la liberté de fabriquer eux-mêmes les marchandiſes aſſervies aux nouvelles taxes. Ce ſubterfuge paroît une dériſion à des hommes, qui purement cultivateurs & réduits à n’avoir de communication qu’avec leur métropole, ne peuvent, ni ſe procurer par leur induſtrie, ni par des liaiſons étrangères, les objets qu’on vient d’impoſer. Que ce ſoit dans l’ancien ou dans le Nouveau-Monde que ce tribut ſoit payé, ils comprennent que le nom ne change rien à la choſe, & que leur liberté ne ſeroit pas moins attaquée de cette manière que de celle qu’on a repouſſée avec ſuccès. Les colons voient clairement que le gouvernement veut les tromper ; & ils ne veulent pas l’être. Ces ſophiſmes politiques leur paroiſſent ce qu’ils ſont, le maſque de la tyrannie.

Les nations en général ſont plus faites pour ſentir que pour penſer. La plupart ne ſe ſont jamais avisées d’analyſer la nature du pouvoir qui les gouverne. Elles obéiſſent ſans réflexion, & parce qu’elles ont l’habitude d’obéir. L’origine & l’objet des premières aſſociations nationales leur étant inconnus, toute réſiſtance à leur volonté leur paroît un crime. C’eſt principalement dans les états où les principes de la légiſlation ſe confondent avec ceux de la religion, que cet aveuglement eſt ordinaire. L’habitude de croire favoriſe l’habitude de ſouffrir. L’homme ne renonce pas impunément à un ſeul objet. Il ſemble que la nature ſe venge de celui qui oſe ainſi la dégrader. Cette diſpoſition ſervile de l’âme s’étend à tout. Elle ſe fait un devoir de réſignation comme de baſſeſſe, & baiſant toutes les chaînes avec reſpect, tremble d’examiner ſes loix comme ſes dogmes. De même qu’une ſeule extravagance dans les opinions religieuſes ſuffit pour en faire adopter ſans nombre à des eſprits une fois déçus, une première uſurpation du gouvernement ouvre la porte à toutes les autres. Qui croit le plus, croit le moins, qui peut le plus, peut le moins. C’eſt par ce double abus de la crédulité & de l’autorité que toutes les abſurdités en matière de culte & de politique ſe ſont introduites dans le monde pour écraſer les hommes. Auſſi le premier ſignal de la liberté chez les nations les a portés à ſecouer ces deux jougs à la fois ; & l’époque où l’eſprit humain commença à diſcuter les abus de l’égliſe & du clergé, eſt celle où la raiſon ſentit enfin les droits des peuples, & où le courage eſſaya de poſer les premières bornes au deſpotiſme. Les principes de tolérance & de liberté établis dans les colonies Angloiſes en avoient fait un peuple différent des autres peuples. On y ſavoit ce que c’étoit que la dignité de l’homme ; & le miniſtère Britannique la violant, il falloit néceſſairement qu’un peuple tout composé de citoyens ſe ſoulevât contre cet attentat.

Trois ans s’écoulèrent, ſans qu’aucune des taxes, qui bleſſoient ſi vivement les Américains, fût perçue. C’étoit quelque choſe : mais ce n’étoit pas tout ce que prétendoient des hommes jaloux de leurs prérogatives. Ils vouloient une renonciation générale & formelle à ce qui avoit été illégalement ordonné ; & cette ſatiſfation leur fut accordée en 1770. On n’en excepta que le thé. Encore cette réſerve n’eut-elle pour objet que de pallier la honte d’abandonner entièrement la ſupériorité de la métropole ſur ſes colonies : car ce droit ne fut pas plus exigé que les autres ne l’avoient été.