Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 39

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 221_Ch39-230_Ch40).

XXXIX. L’Angleterre appelle ſes colonies à ſon ſecours.

Les membres d’une confédération doivent toutes contribuer à ſa défenſe & à ſa ſplendeur, ſelon l’étendue de leurs facultés, puiſque ce n’eſt que par la force publique que chaque claſſe peut conſerver l’entière & paiſible jouiſſance de ce qu’elle poſſède. L’indigent y a ſans doute moins d’intérêt que le riche : mais il y a d’abord l’intérêt de ſon repos, & enſuite celui de la conſervation de la richeſſe nationale qu’il eſt appelé partager par ſon induſtrie. Point de principe ſocial plus évident ; & cependant point de faute politique plus commune que ſon infraction. D’où peut naître cette contradiction perpétuelle entre les lumières & la conduite des gouvernemens ?

Du vice de la puiſſance légiſlative qui exagère l’entretien de la force publique, & uſurpe pour ſes fantaiſies une partie des fonds deſtinés à cet entretien. L’or du commerçant, du laboureur, la ſubſiſtance du pauvre, arrachés dans les campagnes & dans les villes, au nom de l’état, proſtitués dans les cours à l’intérêt & au vice, vont groſſir le faſte d’une troupe d’hommes qui flattent haïſſent & corrompent leur maître, vont dans des mains plus viles encore payer le ſcandale & la honte de ſes plaiſirs. On les prodigue pour un appareil de grandeur, vaine décoration de ceux qui ne peuvent avoir de grandeur réelle, pour des fêtes, reſſource de l’oiſiveté impuiſſante au milieu des ſoins & des travaux que demanderoit un empire à gouverner. Une portion, il eſt vrai, ſe donne aux beſoins publics : mais l’incapacité diſtraite les applique ſans jugement comme ſans économie. L’autorité trompée, & qui ne daigne pas même faire un effort pour ceſſer de l’être, ſouffre dans l’impôt une diſtribution injuſte, une perception qui n’eſt elle-même qu’une oppreſſion de plus. Alors tout ſentiment patriotique s’éteint. Il s’établit une guerre entre le prince & les ſujets. Ceux qui lèvent les revenus de l’état ne paroiſſent plus que les ennemis du citoyen. Il défend ſa fortune de l’impôt, comme il la défendroit d’une invaſion. Tout ce que la ruſe peut dérober à la force, paroît un gain légitime ; & les ſujets corrompus par le gouvernement uſent de repréſailles envers un maître qui les pille. Ils ne s’aperçoivent pas que dans ce combat inégal, ils ſont eux-mêmes dupes & victimes. Le fiſc inſatiable & ardent, moins ſatiſfait de ce qu’on lui donne, qu’irrité de ce qu’on lui refuſe, pourſuit avec cent mains ce qu’une ſeule oſe lui dérober. Il joint l’activité de la puiſſance à celle de l’intérêt. Les vexations ſe multiplient. Elles ſe nomment châtiment & juſtice ; & le monſtre qui appauvrit tous ceux qu’il tourmente, rend grâce au ciel du nombre des coupables qu’il punit, & des délits qui l’enrichiſſent. Heureux le ſouverain qui, pour prévenir tant d’abus, ne dédaigneroit pas de rendre à ſon peuple un compte fidèle de l’emploi des ſommes qu’il en exigeroit. Mais ce ſouverain n’a point encore paru ; & ſans doute il ne ſe montrera pas. Cependant la dette du protégé envers l’état qui le protège, n’en eſt pas moins néceſſaire & ſacrée ; & aucun peuple ne l’a méconnue. Les colonies angloiſes de l’Amérique Septentrionale n’en avoient pas donné l’exemple ; & jamais le miniſtère Britannique n’avoit eu recours à elles, ſans en obtenir les ſecours qu’il ſollicitoit.

Mais c’étoient des dons & non des taxes puiſque la conceſſion étoit précédée de déibérations libres & publiques dans les aſſemblées de chaque établiſſement. La mère-patrie s’étoit trouvée engagée dans des guerres diſpendieuſes & cruelles. Des parlemens tumultueux & entreprenans avoient troublé ſa tranquilité. Elle avoit eu des adminiſtrateurs audacieux & corrompus, malheureuſement diſposés à élever l’autorité du trône ſur la ruine de tous les pouvoirs & de tous les droits du peuple. Les révolutions s’étoient ſuccédées, ſans qu’on eût ſongé à attaquer un uſage affermi par deux ſiècles d’une heureuſe expérience.

Les provinces du Nouveau-Monde étoient accoutumées à regarder comme un droit cette manière de fournir leur contingent en hommes & en argent. Cette prétention eût-elle été douteuſe ou erronée, la prudence n’auroit pas permis, de l’attaquer trop ouvertement. L’art de maintenir l’autorité eſt un art délicat qui demande plus de circonſpection qu’on ne penſe. Ceux qui gouvernent ſont trop accoutumés peut-être à mépriſer les hommes. Ils les regardent trop comme des eſclaves courbés par la nature, tandis qu’ils ne le ſont que par l’habitude. Si vous les chargez d’un nouveau poids, prenez garde qu’ils ne ſe redreſſent avec fureur. N’oubliez pas que le levier de la puiſſance n’a d’autre appui que l’opinion ; que la force de ceux qui gouvernent n’eſt réellement que la force de ceux qui ſe laiſſent gouverner. N’avertiſſez pas les peuples diſtraits par les travaux, ou endormis dans les chaînes, de lever les yeux juſqu’à des vérités trop redoutables pour vous ; & quand ils obéiſſent ne les faites pas ſouvenir qu’ils ont le droit de commander. Dès que le moment de ce réveil terrible ſera venu ; dès qu’ils auront pensé qu’ils ne ſont pas faits pour leurs chefs, mais que leurs chefs ſont faits pour eux ; dès qu’une fois ils auront pu ſe rapprocher, s’entendre & prononcer d’une voix unanime : Nous ne voulons pas de cette loi, cet uſage nous déplaît ; point de milieu, il vous faudra par une alternative inévitable, ou céder ou punir, être foibles ou tyrans ; & votre autorité déſormais déteſtée ou avilie, quelque parti qu’elle prenne, n’aura plus à choiſir de la part des peuples que l’inſolence ouverte ou la haine cachée.

Le premier devoir d’une adminiſtration ſage eſt donc de ménager les opinions dominantes dans un pays : car les opinions ſont la propriété la plus chère des peuples, propriété plus chère que leur fortune même. Elle peut travailler ſans doute à les rectifier par les lumières, à les changer par la perſuaſion, ſi elles diminuent les forces de l’état. Mais il n’eſt pas permis de les contrarier ſans néceſſité ; & il n’y en eut jamais pour rejeter le ſyſtême adopté par l’Amérique Septentrionale.

En effet, ſoit que les diverſes contrées de ce Nouveau-Monde fuſſent autorisées, comme elles le ſouhaitoient, à envoyer des repréſentans au parlement, pour y délibérer avec leurs concitoyens ſur les beſoins de tout l’empire Britannique ; ſoit qu’elles continuâſſent à examiner dans leur propre ſein ce qu’il leur convenoit d’accorder de contribution, il n’en pouvoit réſulter aucun embarras pour le fiſc. Dans le premier cas, les réclamations de leurs députés auroient été étouffées par la multitude ; & ces provinces ſe ſeroient vues légalement chargées de la portion du fardeau qu’on auroit voulu leur faire porter. Dans le ſecond, le miniſtère diſpoſant des dignités, des emplois, des penſions, même des élections, n’auroit pas éprouvé plus de réſiſtance à ſes volontés dans cet autre hémiſphère que dans le nôtre.

Cependant les maximes conſacrées en Amérique avoient une autre baſe que des préjugés. Les peuples s’appuyoient de la nature de leurs chartes ; ils s’appuyoient plus ſolidement encore ſur le droit qu’a tout citoyen Anglois de ne pouvoir être taxé que de ſon aveu ou de celui de ſes repréſentans. Ce droit, qui devroit être celui de tous les peuples, puiſqu’il eſt fondé ſur le code éternel de la raiſon, remontoit par ſon origine juſqu’au règne d’Édouard I. Depuis cette époque, l’Anglois ne le perdit jamais de vue. Dans la paix, dans la guerre, ſous des rois féroces comme ſous des rois imbéciles, dans des momens de ſervitude comme dans des tems d’anarchie, il le réclama ſans ceſſe. On vit l’Anglois, ſous les Tudors, abandonner ſes droits les plus précieux & livrer ſa tête ſans défenſe à la hache des tyrans : mais jamais renoncer au droit de s’impoſer lui-même. C’eſt pour le défendre qu’il répandit des flots de ſang, qu’il détrôna ou punit ſes rois. Enfin, à la révolution de 1688, ce droit fut ſolemnellement reconnu dans l’acte célèbre où l’on vit la liberté, de la même main dont elle chaſſoit un roi deſpote, tracer les conditions du contrat entre une nation & le nouveau ſouverain qu’elle venoit de choiſir. Cette prérogative d’un peuple, bien plus ſacrée, ſans doute, que tant de droits imaginaires que la ſuperſtition voulut ſanctifier dans des tyrans, fut à la fois pour l’Angleterre, & l’inſtrument & le rempart de ſa liberté. Elle penſoit, elle fentoit que c’étoit la ſeule digue qui pût à jamais arrêter le deſpotiſme ; que le moment qui dépouille un peuple de ce privilège, le condamne à l’oppreſſion ; que les fonds levés en apparence pour ſa sûreté, ſervent tôt ou tard à ſa ruine. L’Anglois, en fondant ſes colonies avoit porté ces principes au-delà des mers ; & les mêmes idées s’étoient tranſmiſes à ſes enfans.

Ah ! ſi dans ces contrées même de l’Europe, où l’eſclavage ſemble depuis long-tems s’être aſſis au milieu des vices, des richeſſes & des arts ; où le deſpotiſme des armées ſoutient le deſpotiſme des cours ; où l’homme, enchaîné dès ſon berceau, garrotté des doubles liens & de la ſuperſtition & de la politique n’a jamais reſpiré l’air de la liberté : ſi dans ces contrées cependant, ceux qui ont réfléchi une fois en leur vie au ſort des états, ne peuvent s’empêcher d’adopter les maximes & d’envier la nation heureuſe qui a ſu en faire le fondement & la baſe de ſa conſtitution ; combien plus les Anglois, enfans de l’Amérique, doivent y être attachés, eux qui ont recueilli cet héritage de leurs pères ? Ils ſavent à quel prix leurs ancêtres l’ont acheté. Le ſol même qu’ils habitent doit nourrir en eux un ſentiment favorable à ces idées. Diſpersés dans un continent immenſe ; libres comme la nature qui les environne, parmi les rochers, les montagnes, les vaſtes plaines de leurs déſerts, aux bords de ces forêts où tout eſt encore ſauvage & où rien ne rappelle ni la ſervitude ni la tyrannie de l’homme, ils ſemblent recevoir de tous les objets phyſiques les leçons de la liberté & de l’indépendance. D’ailleurs ces peuples livrés preſque tous à l’agriculture & au commerce, à des travaux utiles qui élèvent & fortifient l’âme en donnant des mœurs ſimples, auſſi éloignés juſqu’à préſent de la richeſſe que de la pauvreté, ne peuvent être encore corrompus ni par l’excès du luxe, ni par l’excès des beſoins. C’eſt dans cet état ſur-tout, que l’homme qui jouit de la liberté, peut la maintenir & ſe montrer jaloux de défendre un droit héréditaire qui ſemble être le garant le plus ſûr de tous les autres. Telle étoit la réſolution des Américains.