Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 38

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 218_Ch38-221_Ch39).

XXXVIII. État de détreſſe où ſe trouve l’Angleterre en 1763.

L’Angleterre ſortoit d’une longue & ſanglante guerre, où ſes flottes avoient arboré le pavillon de la victoire ſur toutes les mers, où une domination déjà trop vaſte s’étoit accrue d’un territoire immenſe dans les deux Indes. Cet éclat pouvoit en impoſer au-de-hors : mais au-dedans la nation étoit réduite â gémir de ſes acquiſitions & de ſes triomphes. Écrasée ſous le fardeau d’une dette de 3 330 000 000 livres qui lui coûtoit un intérêt de 111 577 490 livres, elle pouvoit à peine ſuffire aux dépenſes les plus néceſſaires avec 130 000 000 livres qui lui reſtoient de ſon revenu ; & ce revenu, loin de pouvoir s’accroître, n’avoit pas une conſiſtance aſſurée.

Les terres reſtoient chargées d’un impôt plus fort qu’il ne l’avoit jamais été dans un tems de paix. On avoit mis de nouvelles taxes ſur les maiſons & ſur les fenêtres. Le contrôle des actes peſoit ſur tous les biens fonds. Le vin, l’argenterie, les cartes, les dés à jouer : tout ce qui étoit regardé comme un objet de luxe ou d’amuſement payoit plus qu’on ne l’auroit cru poſſible. Pour ſe dédommager du ſacrifice qu’il avoit fait à la conſervation des citoyens, en prohibant les liqueurs ſpiritueuſes, le fiſc s’étoit jeté ſur la drêche, ſur le cidre, ſur la bière, ſur toutes les boiſſons à l’uſage du peuple. Les ports n’expédioient rien pour les pays étrangers, n’en recevoient rien qui ne fût accablé de droits à l’entrée & à la ſortie. Les matières premières & la main-d’œuvre étoient montées à ſi haut prix dans la Grande-Bretagne, que ſes négocians ſe voyoient ſupplantés dans des contrées où ils n’avoient pas même éprouvé juſqu’alors de concurrence. Les bénéfices de ſon commerce avec toutes les parties du globe, ne s’élevoient pas annuellement au-deſſus de cinquante-ſix millions ; & de cette balance il en falloit tirer trente-cinq pour les arrérages des ſommes placées par les étrangers dans ſes fonds publics.

Les reſſorts de l’état étoient forcés. Les muſcles du corps politique éprouvant à la fois une tenſion violente, étoient en quelque manière ſortis de leur place. C’étoit un moment de criſe. Il falloit laiſſer reſpirer les peuples. On ne pouvoit pas les ſoulager par la diminution des dépenſes. Celles que faiſoit le gouvernement étoient néceſſaires, ſoit pour mettre en valeur les conquêtes achetées au prix de tant de ſang, au prix de tant d’argent ; ſoit pour contenir la maiſon de Bourbon, aigrie par les humiliations de la dernière guerre, par les ſacrifices de la dernière paix. Au défaut d’autres moyens pour fixer, & la sécurité du préſent, & la proſpérité de l’avenir, on imagina d’appeler les colonies au ſecours de la métropole. Cette vue étoit ſage & juſte.