Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 37

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 212_Ch37-218_Ch38).

XXXVII. Règles auxquelles on avoit aſſujetti l’induſtrie intérieure & le commerce extérieur de l’Amérique Septentrionale.

Les premiers colons qui peuplèrent l’Amérique Septentrionale, ſe livrèrent uniquement à la culture. Ils ne tardèrent pas à s’appercevoir que leurs exportations ne les mettoient pas en état d’acheter ce qui leur manquoit, & ils ſe virent comme forcés à élever quelques manufactures groſſières. Les intérêts de la métropole parurent choqués par cette innovation. Elle fut déférée au parlement, où on la diſcuta avec toute l’attention qu’elle méritoit. Il y eut des hommes aſſez courageux, pour défendre la cauſe des colons, ils dirent que le travail des champs n’occupant pas les habitans toute l’année, ce ſeroit une tyrannie que de les obliger à perdre, dans l’inaction, le tems que la terre ne leur demandoit pas ; que les produits de l’agriculture & de la chaſſe ne fourniſſant pas à toute l’étendue de leurs beſoins, c’étoit les réduire à la misère, que de les empêcher d’y pourvoir par un nouveau genre d’induſtrie ; enfin, que la prohibition des manufactures, ne tendoit qu’à faire renchérir toutes les denrées dans un état naiſſant, qu’à en diminuer ou à en arrêter peut-être la vente, qu’a, en écarter tous ceux qui pouvoient ſonger à s’y aller fixer.

L’évidence de ces principes étoit ſans réplique. On s’y rendit enfin après les plus grands débats. Il fut permis aux Américains de manufacturer eux-mêmes leur habillement, mais avec des reſtrictions qui laiſſoient percer les regrets de l’avidité, à travers les dehors de la juſtice. Toute communication, à cet égard, fut sévèrement interdite entre les provinces. On leur défendit, ſous les peines les plus graves, de verſer de l’une dans l’autre aucune eſpèce de laine, ſoit en nature, ſoit fabriquée. Cependant quelques manufactures de chapeaux osèrent franchir ces barrières. Pour arrêter ce qu’on appelloit un déſordre affreux, le parlement eut recours à l’expédient, ſi petit & ſi cruel, des réglemeſſe. Un ouvrier ne put travailler qu’après ſept ans d’apprentiſſage ; un maître ne put avoir plus de deux apprentis à la fois, ni employer aucun eſclave dans ſon atelier.

Les mines de fer, qui ſemblent mettre ſous la main des hommes le ſceau de leur indépendance, furent ſoumiſes à des reſtrictions plus sévères encore. Il ne fut permis que de le porter en barres ou en gueuſes dans la métropole. Sans creuſets pour le fondre, ſans machines pour le tourner, ſans marteaux & ſans enclumes pour le façonner, on eut encore moins la liberté de le convertir en acier.

Les importations reçurent bien d’autres entraves. Tout bâtiment étranger, à moins qu’il ne fût dans un péril évident de naufrage, ou chargé d’or & d’argent, ne devoit pas entrer dans les ports de l’Amérique Septentrionale. Les vaiſſeaux Anglois, eux-mêmes, n’y étoient pas reçus, s’ils ne venoient directement d’un havre de la nation. Les navires des colonies qui alloient en Europe, ne pouvoient rapporter chez elles que des marchandiſes tirées de la métropole. On n’exceptoit de cette proſcription que les vins de Madère, des Açores ou des Canaries, & les ſels néceſſaires pour les pêcheries.

Les exportations devoient originairement aboutir toutes en Angleterre. Des conſidérations puiſſantes engagèrent le gouvernement à ſe relâcher de cette extrême sévérité. Il fut permis aux colons de porter directement au ſud du cap Finiſtère, des grains, des farines, du riz, des légumes, des fruits, du poiſſon ſalé, des planches, & du bois de charpente. Toutes leurs autres productions étoient réſervées pour la métropole. L’Irlande même, qui offroit un débouché avantageux aux bleds, aux lins, aux douves des colonies, leur fut fermée par un acte parlementaire.

Le sénat, qui repréſente la nation, vouloit avoir le droit d’en diriger le commerce dans toute l’étendue de la domination Britannique. C’eſt par cette autorité qu’il prétendoit régler les liaiſons de la métropole avec les colonies, entretenir une communication, une réaction utile & réciproque, entre les parties éparſes d’un empire immenſe. Une puiſſance, en effet, devoit ſtatuer, en dernier reſſort, ſur les relations qui pouvoient nuire ou ſervir au bien général de la ſociété toute entière. Le parlement étoit le ſeul corps qui pût s’arroger ce pouvoir important. Mais il devoit l’exercer, à l’avantage de tous les membres de la confédération ſociale. Cette maxime eſt inviolable, ſur-tout dans un état où tous les pouvoirs ſont inſtitués & dirigés pour la liberté nationale.

On s’écarta de ce principe d’impartialité, qui ſeul peut conſerver l’égalité d’indépendance entre les membres d’un gouvernement libre ; lorſqu’on obligea les colonies à verſer dans la métropole toutes les productions, même celles qui n’y devoient pas être conſommées ; lorſqu’on les força à tirer de la métropole toutes les marchandiſes, même celles qui lui venoient des nations étrangères. Cette impérieuſe & ſtérile contrainte, chargeant les ventes & les achats des Américains de frais inutiles & perdus, arrêta néceſſairement leur activité, & diminua par conséquent leur aiſance ; & c’eſt pour enrichir quelques marchands ou quelques commiſſonnaires de la métropole, qu’on ſacrifia les droits & les intérêts des colonies ! Elles ne devoient à l’Angleterre, pour la protection qu’elles en retiroient, qu’une préférence de vente & d’importation pour toutes leurs denrées qu’elle pouvoit conſommer ; qu’une préférence d’achat & d’exportation pour toutes les marchandiſes qui ſortoient de ſes fabriques. Juſques-là, toute ſoumiſſion étoit reconnoiſſance ; au-delà, toute obligation étoit violence.

Auſſi la tyrannie enfanta-t-elle la contrebande. La tranſgreſſion eſt le premier effet des loix injuſtes. En vain on répéta cent fois aux colonies, que le commerce interlope étoit contraire au principe fondamental de leur établiſſement, à toute raiſon politique, aux vues expreſſes de la loi. En vain on établit dans les écrits publics, que le citoyen qui payoit le droit, étoit opprimé par le citoyen qui ne le payoit pas ; & que le marchand frauduleux voloit le marchand honnête, en le fruſtrant de ſon gain légitime. En vain on multiplia les précautions pour prévenir ces fraudes, & les châtimens pour les punir. La voix de l’intérêt, de la raiſon & de l’équité, prévalut ſur les cent bouches & les cent mains de l’hydre fiſcal. Les marchandiſes de l’étranger, clandeſtinement introduites dans le nord de l’Amérique Angloiſe, montèrent au tiers ou plus de celles qui payoient les droits.

Une liberté indéfinie, ou ſeulement reſtreinte à de juſtes bornes, auroit arrêté les liaiſons prohibées, dont on ſe plaignoit ſi fortement. Alors les colonies ſeroient arrivées à un état d’aiſance, qui leur eût permis de ſe libérer d’une dette de cent vingt à cent trente millions de livres qu’elles avoient contractée envers la métropole. Alors, elles en auroient tiré, chaque année, pour plus de quarante-cinq millions de marchandiſes, ſomme à laquelle leurs demandes s’étoient élevées, aux époques les plus proſpères. Mais, au lieu de voir adoucir leur ſort comme ils ne ceſſoient de le demander, ces grands établiſſemens ſe virent menacés d’une impoſition.