Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 29

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 159_Ch29-164_Ch30).

XXIX. L’Amérique Septentrionale a fourni à l’Europe des munitions navales.

La Suède étoit en poſſeſſion de vendre aux Anglois la plus grande partie du brai & du goudron, dont ils avoient beſoin pour leurs armemens. En 1703, cette puiſſance méconnut ſes vrais intérêts, au point de plier & de réduire ſous un privilège excluſif, cette importante branche de ſon commerce. Une augmentation de prix, ſubite & forte, fut le premier effet de ce monopole. L’Angleterre profitant de cette faute des Suédois, encouragea, par des primes conſidérables, l’importation de toutes les munitions navales que l’Amérique pourroit fournir.

Ces gratifications ne produiſirent pas d’abord l’avantage qu’on s’en étoit promis. Une guerre ſanglante, qui déſoloit les quatre parties du monde, détourna tout-à-la fois la métropole & les colonies, de l’attention que méritoit cette révolution naiſſante dans le commerce. Les nations du Nord, qui toutes avoient le même intérêt, prenant l’inaction occaſionnée par le trouble des guerres, pour une preuve complète d’impuiſſance, crurent pouvoir impunément aſſujettir les munitions de la marine, à toutes les clauſes & les reſtrictions qui devoient en hauſſer le prix. Ce fut un ſyſtême de convention entre elles, qui devint public en 1718 : tems où toutes les puiſſances maritimes ſouffroient encore des bleſſures d’une guerre de quatorze ans.

Une ligue ſi odieuſe réveilla l’Angleterre. Elle fit partir pour le Nouveau-Monde des hommes aſſez éloquens, pour perſuader aux habitans qu’ils avoient le plus grand intérêt à ſeconder les vues de la mère patrie ; allez éclairés pour diriger les premiers travaux vers de grands réſultats, ſans les faire paſſer par ces minces eſſais, qui éteignent ſubitement une ardeur allumée avec beaucoup de peine. En un clin d’œil, la poix, le goudron, la térébenthine, les vergues, les mâtures, abordèrent dans les ports de la Grande-Bretagne avec tant de profuſion, qu’on fut en état d’en vendre aux pays voiſins.

Le gouvernement fut aveuglé par ce premier eſſor de proſpérité. L’avantage que la modicité du prix donnoit aux munitions navales de ſes colonies, ſur celles qui venoient de la mer Baltique, ſembloit lui promettre une préférence conſtante. Il crut pouvoir ſupprimer les encouragemens. Mais il n’avoit pas fait entrer dans ſes calculs, la différence du fret qui étoit tout en faveur de ſes rivaux. L’interruption totale qui ſurvint dans cette veine de commerce, l’avertit de ſon erreur. Il reprit, en 1719, le ſyſtême des gratifications. Quoique moins fortes quelles ne l’avoient été d’abord, elles ſuffiſent pour aſſurer au débit des munitions d’Amérique, du moins en Angleterre, la plus grande ſupériorité ſur celles du Nord.

Les bois, qui faiſoient pourtant une des principales richeſſes des colonies, fixèrent plus tard la vigilance du gouvernement de la métropole. Depuis long-tems les Américains en portoient en Eſpagne, en Portugal, dans la Méditerranée, où ces matériaux étoient employés aux édifices & à d’autres uſages. Comme ces navigateurs ne prenoient pas, en retour, aſſez de marchandiſes pour compléter leur cargaiſon, les Hambourgeois & même les Hollandois avoient contracté l’habitude de fretter les vaiſſeaux de ces étrangers, pour importer chez eux les productions des plus riches climats de l’Europe. Ce double commerce d’exportation & de cabotage avoit conſidérablement augmenté la navigation Britannique. Le parlement inſtruit de ce ſuccès, ſe hâta de décharger, en 1722, les bois que le Nouveau-Monde pouvoit fournir au royaume, de tous les droits que payoient à leur entrée les bois de Ruſſie, de Suède & de Danemarck. Cette première faveur fut ſuivie d’une gratification, qui, comprenant en général toute ſorte de bois, portoit ſpécialement ſur ceux qui étoient deſtinés à la conſtruction des vaiſſeaux. Malheureuſement, les matériaux du Nouveau-Monde ſe trouvèrent très-inférieurs à ceux de l’ancien. Cependant ils furent employés de préférence par la marine Angloiſe. Elle devoit au nord de l’Amérique ſes vergues & ſes mâtures. On voulut qu’elle en reçut encore ſes voiles & ſes cordages.

Les proteſtans François qui, chaſſés de leur patrie, par un roi tombé dans le bigotiſme, avoient apporté par-tout à ſes ennemis, l’induſtrie de leur climat, firent connoître à l’Angleterre le prix du lin & du chanvre, deux objets ſouverainement importans pour une puiſſance maritime. L’Irlande & l’Écoſſe cultivèrent ces plantes avec quelque ſuccès : mais les manufactures nationales tiroient encore principalement l’une & l’autre de la Ruſſie. Pour mettre fin à cette importation ruineuſe, le gouvernement imagina d’accorder 135 liv. de gratification par tonneau, de ces matières à l’Amérique Septentrionale. C’étoit beaucoup ; & cependant un encouragement ſi conſidérable n’eut que peu de ſuite. Dans cette partie du Nouveau-Monde, peu de terres ſe trouvèrent aſſez bonnes pour une production qui ne proſpère que ſur un ſol excellent. Cette région eſt plus abondante en fer, en fer deſtiné à conquérir l’or & l’argent du Midi.