Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 21

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 124_Ch21-131_Ch22).

XXI. La Floride devient une poſſeſſion Eſpagnole.

Sous ce nom, l’ambition Eſpagnole comprenoit anciennement toutes les terres de l’Amérique, qui s’étendoient depuis le golfe du Mexique juſqu’aux régions les plus ſeptentrionales. Mais la fortune qui ſe joue de l’orgueil national, a reſſerré depuis long-tems cette dénomination illimitée, dans la péninſule que la mer a formée entre la Géorgie & la Louyſiane.

Ce fut Luc Velaſquès, dont la mémoire ſoit à jamais dévouée à l’exécration dans ce monde, & pour le châtiment duquel je ſerois tenté de regretter des feux éternels, dans l’autre : ce fut ce monſtre, à qui je répugne de donner le nom d’homme, qui débarqua le premier ſur cette plage, avec le projet d’en tirer des eſclaves, par la ruſe ou par la violence. La nouveauté du ſpectacle attira les ſauvages voiſins. On les invita à monter ſur les vaiſſeaux ; on les enivra ; on les mit aux fers ; on leva l’ancre ; & l’on tira le canon ſur tout ce qui reſtoit d’indiens au rivage. Pluſieurs de ces malheureux, ſi cruellement arrachés à leur patrie, refusèrent la nourriture qui leur étoit offerte & périrent d’inanition. D’autres moururent de chagrin. Ceux qui ſurvécurent à leur déſeſpoir, furent enterrés dans les mines du Mexique.

Ces gouffres inſatiables appelloient de nouvelles victimes. Le perfide Velaſquès alla les chercher encore dans la même contrée. On l’y reconnut. La moitié de ſes infâmes compagnons fut maſſacrée, à leur arrivée. Ceux qui fuyoient la fureur d’un ennemi juſtement implacable, devinrent la proie des tempêtes. Lui-même, il n’échappa aux flots en courroux que pour couler des jours déteſtés dans l’opprobre, dans les remords & dans la misère. Juſtice en fut faite ſur la terre ; que juſtice en ſoit faite aux enfers.

On avoit oublié en Eſpagne cette partie du Nouveau-Monde, lorſqu’un établiſſement qu’y formèrent les François en rappela le ſouvenir. La cour de Madrid jugea qu’il lui convenoit d’éloigner de ſes riches poſſeſſions une nation ſi active ; & elle ordonna la deſtruction de la colonie naiſſante. Ce commandement fut exécuté en 1565 ; & le vainqueur occupa la place que ſes cruautés venoient de rendre abſolument déſerte. Il étoit menacé d’une mort lente & douloureuſe, lorſque le ſaſſafras vint à ſon ſecours.

Cet arbre, toujours verd, particulier à l’Amérique, & meilleur à la Floride que dans le reſte de cet hémiſphère, croit également ſur les bords de la mer & ſur les montagnes : mais toujours dans un terrein qui n’eſt, ni trop ſec, ni trop humide. Ses racines ſont à fleur de terre. Son tronc, fort droit, nud, peu élevé ſe couvre d’une écorce épaiſſe, fangeuſe, de couleur cendrée, & pouſſe au ſommet quelques branches qui s’étendent ſur les côtés. Les feuilles ſont diſposées alternativement, vertes au-deſſus, blanchâtres en-deſſous, & diſtinguées en trois lobes : quelquefois il s’en trouve d’entières, ſur-tout dans les jeunes individus. Des bouquets de petites fleurs jaunes terminent les rameaux. Elles offrent les mêmes caractères que celles du laurier ou du cannelier. Les fruits, qui ſuccèdent, ſont des petites baies bleues, pendantes, attachées à un pédicule rouge & à un calice de même couleur.

Sa fleur ſe prend en infuſion, comme le bouillon blanc & le thé. La décoction de ſa racine eſt employée avec ſuccès dans les fièvres intermittentes. L’écorce du tronc a un goût acre, aromatique, une odeur qui approche de celle du fenouil & de l’anis. Le bois eſt blanchâtre & moins odorant. La médecine emploie l’un & l’autre pour exciter la tranſpiration, réſoudre les humeurs épaiſſes & viſqueuſes, lever les obſtructions, guérir la goutte, la paralyſie. Le ſaſſafras étoit autrefois d’un grand uſage dans les maladies vénériennes.

Les premiers Eſpagnols auroient peut-être péri de cette dernière infirmité ils auroient ſuccombé du moins aux fièvres dangereuſes, dont ils furent preſque tous attaqués à leur arrivée dans la Floride, ſoit que ce fût un effet de la nourriture du pays, ou de la mauvaiſe qualité des eaux. Mais les ſauvages leur apprirent qu’en buvant à jeun, & dans leurs repas, de l’eau où l’on auroit fait bouillir de la racine de ſaſſafras, ils pouvoient être aſſurés d’une prompte guériſon. L’expérience fut tentée & réuſſit.

Pourquoi donc, ce médicament & tant d’autres qui produiſent des cures merveilleuſes dans ces contrées éloignées, ſemblent-ils avoir perdu preſque toute leur efficacité, tranſportés dans les nôtres ? La cauſe en eſt vraiſemblablement dans le climat plus favorable à la tranſpiration ; dans la nature de la plante qui dégénère & perd de ſa force dans une longue traversée ; ſur-tout dans le caractère du mal qui ſe combine avec notre intempérance, & dont l’opiniâtreté s’accroît par les vices ſans nombre de nos conſtitutions.

Les Eſpagnols établirent des petits poſtes à San-Matheo, à Saint-Marc & à Saint-Joſeph : mais ce ne fut qu’à Saint-Auguſtin & à Penſacole qu’ils formèrent proprement des établiſſemens : l’un, à leur arrivée dans le pays, & l’autre en 1696.

Le dernier fut attaqué & pris par les François, durant les courtes diviſions qui, en 1718, brouillèrent les deux branches de la maiſon de Bourbon, On ne tarda pas à le reſtituer.

En 1740, les Anglois aſſiégèrent vainement le premier. Les montagnards Écoſſois, chargés de couvrir la retraite, furent battus & maſſacrés. Un de leurs ſergens fut ſeul épargné par les ſauvages Indiens, qui, combattant avec les Eſpagnols, le réſervèrent pour les ſupplices qu’ils deſtinent à leurs priſonniers. Cet homme, à la vue de la torture cruelle qu’on lui préparait, harangua, dit-on, la troupe ſanguinaire en ces termes :

« Héros & patriarches du monde occidental, vous n’étiez pas les ennemis que je cherchois ; mais enfin vous avez vaincu. Le ſort de la guerre m’a mis dans vos mains. Uſez à votre gré du droit de la victoire. Je ne vous le diſpute pas. Mais, puiſque c’eſt un uſage de mon pays d’offrir une rançon pour ſa vie, écoutez une propoſition qui n’eſt pas à rejeter.

« Sachez donc, braves Américains, que dans le pays où je ſuis né, certains hommes ont des connoiſſances ſurnaturelles. Un de ces ſages, qui m’étoit allié par le ſang, me donna, quand je me fis ſoldat, un charme qui devoit me rendre invulnérable. Vous avez vu comme j’ai échappé à tous vos traits ; ſans cet enchantement, aurois-je pu ſurvivre à tous les coups mortels dont vous m’avez aſſailli ? Car j’en appelle à votre valeur ; la mienne n’a ni cherché le repos, ni fui le danger. C’eſt moins la vie que je vous demande aujourd’hui, que la gloire de vous révéler un ſecret important à votre conſervation, & de rendre invincible la plus vaillante nation du monde. Laiſſez-moi ſeulement une main libre, pour les cérémonies de l’enchantement dont je veux faire l’épreuve ſur moi-même en votre préſence ».

Les Indiens ſaiſirent avec avidité ce diſcours, qui flattoit en même-tems & leur caractère belliqueux, & leur penchant pour les merveilles. Après une courte délibération, ils délièrent un bras au priſonnier. L’Écoffois pria qu’on remît ſon ſabre au plus adroit, au plus vigoureux de l’aſſemblée ; & dépouillant ſon cou, après l’avoir frotté en balbutiant quelques paroles avec des ſignes magiques, il cria d’une voix haute & d’un air gai « Voyez, maintenant, ſages Indiens, une preuve inconteſtable de ma bonne-foi. Vous, guerrier, qui tenez mon arme tranchante, frappez de toute votre force : loin de séparer ma tête de mon corps, vous n’entamerez pas ſeulement la peau de mon cou ».

À peine eut-il prononcé ces mots, que l’Indien déchargeant le coup le plus terrible, fit fauter à vingt pas la tête du ſergent. Les ſauvages étonnés reſtèrent immobiles, regardant le corps ſanglant de l’étranger ; puis tournant leurs regards ſur eux-mêmes, comme pour ſe reprocher les uns aux autres leur ſtupide crédulité. Cependant admirant la ruſe qu’avoit employée le priſonnier pour ſe dérober aux tourmens en abrégeant ſa mort, ils accordèrent à ſon cadavre les honneurs funèbres de leur pays. Si ce fait n’a pas toute la vérité que ſemble lui aſſurer ſa date, trop récente pour donner du poids à une fiction, ce ne ſera qu’un menſonge de plus dans les relations des voyageurs.