Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 18

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 109_Ch18-114_Ch19).

XVIII. Par qui, à quelle occaſion, & de quelle manière fut fondée la Géorgie ?

Entre la Caroline & la Floride eſt une langue de terre, qui occupe foixante milles le long de la mer, acquiert peu-à-peu une largeur de cent cinquante milles, & a trois cens milles de profondeur juſqu’aux Apalaches. Ce pays eſt borné au Nord par la rivière de Savannah, & au Midi, par la rivière d’Alatamaha.

Depuis long-tems le miniſtère Britannique penchoit à occuper ce déſert, regardé comme une dépendance de la Caroline. Un de ces actes de bienfaiſance, que la liberté, mère des vertus patriotiques, rend plus communs en Angleterre que par-tout ailleurs, acheva de décider les vues du gouvernement. Un citoyen compatiſſant & riche, voulut, qu’après la fin de les jours, ſes biens fuſſent employés à rompre les fers des débiteurs inſolvables, que leurs créanciers détenoient en priſon. Quel eſt ailleurs, & parmi nous, celui qui ſe propoſera d’expier ainſi le long abus de ſes proſpérités ? Pluſieurs mourront, après avoir diſſipé des millions, ſans pouvoir ſe rappeler une ſeule action honnête. Pluſieurs mourront, en laiſſant à des héritiers, qui ſoupirent après leur décès, des tréſors acquis par l’uſure & les concuſſions, ſans réparer, par quelque inſtitution honorable & utile, le crime de leur opulence. Un des effets de l’or ſeroit-il donc d’endurcir l’âme juſqu’à la fin & d’étouffer le remords ? preſque aucun qui ait ſu en faire un digne uſage pendant ſa vie ; aucun qui l’emploie à acquérir la paix du dernier moment. La ſageſſe politique, ſecondant le vœu de l’humanité, ordonna que les infortunés qu’on rendrait libres, ſeraient tranſportés dans la terre inhabitée, qu’on ſe propoſoit de peupler. Ce pays fut appelé Géorgie, en l’honneur du ſouverain, qui gouvernoit alors les trois royaumes.

Cet hommage, d’autant plus flatteur qu’il ne venoit pas de l’adulation ; l’exécution d’une entrepriſe vraiment utile à l’état : tout fut l’ouvrage de la nation. Le parlement ajouta 225 000 liv. au legs ſacré d’un citoyen. Une ſouſcription volontaire produiſit des ſommes encore plus conſidérables, Un homme qui s’étoit fait remarquer dans la chambre des communes par ſon goût pour les choſes brillantes, par ſon amour pour la patrie, par ſa paſſion pour la gloire, fut chargé de diriger un ſi digne projet, avec ces moyens publics. Jaloux de ſe montrer égal à ſa réputation, Oglethorpe voulut conduire lui-même en Géorgie les premiers colons qu’on y faiſoit paſſer. Il y arriva au mois de Janvier 1733, & plaça ſes compagnons à dix milles de la mer, ſur les bords de la Savannah. Cette rivière donna ſon nom au foible établiſſement, qui pouvoit devenir un jour la capitale d’une colonie floriſſante. La peuplade, bornée à cent perſonnes, fut groſſie avant la fin de l’année, juſqu’au nombre de ſix cens dix-huit, dont cent vingt-ſept avoient fait les frais de leur émigration. Trois cens vingt hommes & cent treize femmes, cent deux garçons & quatre-vingt-trois filles, étoient le fonds de la nouvelle population, & l’eſpérance d’une nombreuſe poſtérité.

Ces fondemens s’accrurent, en 1735, de quelques montagnards Écoſſois. Leur bravoure nationale leur fît accepter l’établiſſement qu’on leur offrit ſur les rives de l’Alatamaha, pour les défendre, s’il le falloit, contre les entrepriſes de l’Eſpagnol voiſin. Ils y fondèrent la bourgade de Darien, à cinq lieues de l’iſle de Saint-Simon, où étoit déjà établi le hameau de Frédérica. La même année, un grand nombre de laboureurs Proteſtans, chaſſés de Saltzbourg par un prêtre fanatique, allèrent chercher la paix & la tolérance dans la Géorgie. Ebenezer, placé ſur la rivière de Savannah, à ſeize lieues de l’océan, dut ſon origine à ces victimes d’une odieuſe ſuperſtition.

Des Suiſſes imitèrent les ſages Salzburgeois, ſans avoir été persécutés comme eux. Ils s’établirent auſſi ſur la Savannah : mais trois lieues plus bas, mais ſur une rive qui les mettoit ſous les loix de la Caroline. Leur peuplade, formée de cent maiſons, s’appella Puryſbourg, du nom de Pury, qui ayant fait la dépenſe de leur tranſplantation, méritoit bien cette marque de reconnoiſſance.

Dans ces quatre ou cinq peuplades, il ſe trouva des hommes plus portés au commerce qu’à l’agriculture. On les en vit ſortir, pour aller fonder à cent quarante-cinq milles de l’océan, la ville d’Auguſta. Ce n’étoit pas la bonté du ſol qu’ils cherchoient ; ils vouloient partager avec la Virginie, avec les deux Carolines, les pelleteries que ces provinces obtenoient des Crecks, des Chickefaws, des Cherokees, les nations ſauvages les plus nombreuſes de ce continent. Leur projet réuſſit ſi bien, que, dès 1739, ces liaiſons occupoient ſix cens perſonnes, L’extraction de ces fourrures d’une qualité inférieure, étoit d’autant plus facile que, durant la plus grande partie de l’année, la Savannah conduit des barques de vingt à trente tonneaux juſqu’aux murs d’Auguſta.

La métropole pouvoit, ce ſemble, beaucoup eſpérer d’un établiſſement qui, dans un tems très-borné, avoit reçu cinq mille habitans, qui avoit coûté 1 485 000 liv. au fiſc, & beaucoup davantage aux zélés patriotes. Quel dut être ſon étonnement, lorſqu’en 1741 on l’inſtruiſit, que la plupart des malheureux, qui étoient allé chercher un aſyle dans la Géorgie, s’en étoient ſucceſſivement retirés ; & que le peu qui y reſtoit encore ſoupiroit ſans ceſſe après un séjour moins inſupportable. On chercha les cauſes d’un événement ſi ſingulier, & on les trouva.