Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 9

IX. État du Canada, depuis qu’il a paſſé ſous la domination Britannique.

Pendant quatre années, cette colonie fut divisée en trois gouvernemens militaires. C’étoient les Officiers des troupes qui jugeoient les cauſes civiles & criminelles, à domination Québec & aux Trois-Rivières, tandis qu’a Montréal, ces fonctions auguſtes & délicates étoient confiées à des citoyens. Les uns & les autres ignoroient également les loix. Le commandant de chaque diſtrict auquel on pouvoit appeler de leurs ſentences, ne les connoiſſoit pas davantage.

L’année 1764 vit éclore un nouveau ſyſtême. On démembra du Canada la côte de Labrador, qui fut jointe à Terre-Neuve ; le lac Champlain & tout l’eſpace au Sud du quarante-cinquième degré de latitude, dont la Nouvelle-York fut accrue ; l’immenſe territoire à l’oueſt du fort de la Golette & du lac Niſſiping qui fut laiſſé ſans gouvernement. Le reſte, ſous le nom de province de Québec, fut ſoumis à un chef unique.

À la même époque, on donna à la colonie les loix de l’amirauté Angloiſe : mais à peine cette innovation fut-elle aperçue, parce qu’elle n’intéreſſoit guère que les conquérans, en poſſeſſion de tout le commerce maritime.

On fit plus d’attention à l’établiſſement des loix criminelles d’Angleterre. C’étoit un des plus heureux préſens que pût recevoir le Canada.

Auparavant, un coupable, vrai ou préſumé, étoit ſaiſi, jeté dans une priſon, interrogé, ſans connoître, ni ſon délit, ni ſon accuſateur, ſans pouvoir appeler auprès de lui, ou les parens, ou les amis, ou des conſeils. On lui faiſoit jurer de dire la vérité, c’eſt-à-dire, de s’accuſer lui-même, & pour comble d’abſurdité, ſans attacher aucune valeur à ſon témoignage. On s’étudioit enſuite à l’embarraſſer de queſtions captieuſes, dont il étoit plus facile au crime impudent qu’à l’innocence troublée de ſe démêler. On eût dit que la fonction d’un juge n’étoit que l’art ſubtil de trouver des coupables. On ne le confrontoit avec ceux qui avoient déposé contre lui qu’un inſtant avant le jugement qui prononçoit, ou l’abſolution, ou le plus ample informé, ou la torture & le ſupplice. Dans le cas d’abſolution, l’innocent n’obtenoit aucune indemnité. Au contraire, la ſentence capitale étoit toujours ſuivie de confiſcation : car telle eſt en abrégé la procédure criminelle Françoiſe. Le Canadien conçut facilement & ſentit vivement le prix d’une légiſlation qui ne laiſſoit ſubſiſter aucun de ces déſordres.

Le code civil de la Grande-Bretagne ne cauſa pas la même ſatiſfaction. Ces ſtatuts ſont compliqués, obſcurs & multipliés ; ils ſont écrits dans une langue, qui alors n’étoit pas familière au peuple conquis. Indépendamment de ces conſidérations, les Canadiens avoient vécu cent cinquante ans ſous un autre régime. Ils y tenoient par la naiſſance, par l’éducation, par l’habitude, & peut-être auſſi par un certain orgueil national. Pouvoient-ils n’avoir pas un chagrin extrême de voir changer la règle de leurs devoirs, la baſe de leur fortune ? Si le mécontentement ne fut pas porté juſqu’à troubler l’ordre public : c’eſt que les habitans de cette région n’avoient pas encore perdu cet eſprit d’obéiſſance aveugle qui avoit ſi long-tems dirigé toutes leurs actions : c’eſt que les adminiſtrateurs & les magiſtrats qu’on leur avoit donnés, s’écartèrent conſtamment de leurs inſtructions, pour ſe rapprocher, autant qu’il étoit poſſible, des coutumes & des maximes qu’ils trouvoient établies.

Cet ordre de choſes ne pouvoit pas durer. Le parlement le ſentit. Il régla qu’au premier mai 1775, le Canada recouvreroit ſes premières limites : qu’il ſeroit régi par ſon ancienne juriſprudence & par les loix criminelles & maritimes de l’Angleterre : qu’il auroit l’exercice libre de la religion Romaine, ſans que ce culte pût jamais être un obſtacle à aucuns des droits du citoyen ; que la dîme eccléſiaſtique, que les obligations féodales, ſi heureuſement tombées en déſuétude depuis la conquête, recouvreroient leur première force. Un conſeil, formé par le roi, pouvoit annuler ces arrangemens, exercer tous les pouvoirs, excepté celui d’impoſer des taxes. Il devoit être composé de vingt-trois perſonnes, choiſies indifféremment dans les deux nations, & aſſujetties ſeulement à un ſerment de fidélité.

Cette ariſtocratie, très-variable & d’un genre tout-à-fait nouveau, déplut généralement. Les anciens ſujets de la Grande-Bretagne, établis depuis peu dans cette nouvelle poſſeſſion, furent fort mécontens de ſe voir ravir une partie de leurs premiers droits. Les Canadiens, qui commençoient à connoître le prix de la liberté & auxquels on avoit promis ou fait eſpérer le gouvernement Anglois, ſe virent, avec douleur, déchus de leurs eſpérances. Il eſt vraiſemblable que la cour de Londres elle-même ne penſoit pas plus favorablement de ſon opération. C’eſt le mécontentement, déjà connu, de la plupart de ſes provinces du Nouveau-Monde, qui lui inſpira cet arrangement. On doit croire qu’elle reviendra ſur ſes pas, lorſque la politique & les circonſtances le lui permettront.

Mais enfin, qu’eſt devenu le Canada durant le cours de ces révolutions trop rapidement arrivées dans le gouvernement ?

La population que les combats y avoient ſenſiblement diminuée, s’eſt élevée à cent trente mille âmes dans l’eſpace de ſeize ans. La province n’a pas dû cet accroiſſement à de nouveaux colons. À peine y eſt-il arrivé aſſez d’Anglois pour remplacer mille ou douze cens François qui en étoient ſortis après la conquête. C’eſt la paix, c’eſt l’aiſance, c’eſt la multiplication des travaux utiles qui ſeuls ont produit cet événement heureux.

Les premières années de tranquilité ont ſervi à tirer la colonie de l’eſpèce de cahos où une guerre malheureuſe & deſtructive l’avoit plongée. Les améliorations n’ont pas tardé à ſuivre.

Depuis long-tems on faiſoit au Canada des bas, des dentelles, de groſſes toiles, des étoffes communes. Ces manufactures ſe ſont étendues, mais on ne les a point perfectionnées Les deux dernières doivent reſter dans cet état de dégradation juſqu’à ce qu’elles ſortent des mains des femmes qui ſeules les fabriquent, ainſi que d’autres plus convenables à leur ſexe.

Le commerce du caſtor & des pelleteries n’a pas diminué, comme on le craignoit. Il a même un peu augmenté, parce que les Canadiens, plus actifs que leurs voiſins, plus habiles à traiter avec les ſauvages, ſont parvenus à reſſerrer les liaiſons de la baie d’Hudſon & de la Nouvelle-York. Les fourrures ont d’ailleurs doublé de valeur en Europe, tandis que les objets qu’on donne en échange n’ont que peu augmenté de prix.

Quoique les mers voiſines du Canada ſoient très-poiſſonneuſes, les Canadiens ne les ont guère fréquentées. Les obſtacles phyſiques qui les éloignent de la navigation, les dégoûtent encore de la pêche. Cependant, celle de la morue, anciennement eſſayée à Gaſpé & à Montlouis ; celle du ſaumon & du loup-marin aſſez bien établie à la côte de Labrador, ont fait quelques progrès depuis la conquête. On a même tenté celle de la baleine, mais ſans un ſuccès ſuffiſant pour la continuer. On la reprendra ſans doute, lorſque le nombre des matelots, les lumières & peut-être les gratifications auront aplani les difficultés.

Les troupeaux ſe ſont multipliés. Cependant, il n’a été fait encore des ſalaiſons que pour la conſommation intérieure, que pour la navigation extérieure de la colonie. Bientôt on en enverra aux Indes Occidentales, comme on y porte déjà des chevaux qui, quoique petits, ſont infatigables.

La culture du lin, du chanvre, du tabac a reçu des accroiſſemens ſenſibles. Celle du bled a ſur-tout attiré l’attention de la colonie. En 1770, elle a commencé de fournir des farines aux Indes Occidentales ; des grains à l’Italie, au Portugal, à l’Eſpagne, à l’Angleterre même ; & cette exportation augmente continuellement.

En 1769, les productions vendues à l’étranger s’élevèrent à 4 077 602 liv. 7 s. 8 d. Elles furent emportées par environ ſoixante-dix navires de la Vieille ou de la Nouvelle-Angleterre, dont pluſieurs arrivèrent ſur leur leſt. Les autres portèrent à la colonie, des Indes Occidentales, du rum, des mélaſſes, du café, du ſucre ; de l’Eſpagne, de l’Italie & du Portugal, des ſels, des huiles, du vin & des eaux-de-vie ; de la métropole, des étoffes, des toiles & des meubles. Le Canada ne poſſède en propre que les bateaux néceſſaires aux conſommations intérieures ; une douzaine de petits bâtimens employés à la pêche du loup-marin ; & cinq ou ſix qu’on expédie pour les Antilles. Loin que la conſtruction des vaiſſeaux ait augmenté, elle a diminué depuis la conquête ; & c’eſt à la cherté de la main-d’œuvre, devenue plus conſidérable, qu’il faut attribuer un changement auquel il n’étoit pas naturel de s’attendre.

Cet inconvénient n’a pas empêché que la colonie ne ſoit devenue plus riche qu’elle ne le fut ſous une autre domination. Depuis 1772, ſes dettes ſont entièrement payées, & elle n’a point de papier-monnoie. Son numéraire augmente tous les jours, & par la multiplication de ſes denrées, & par les dépenſes du gouvernement. Indépendamment de ce que la Grande-Bretagne a dépensé pour ſes troupes, ſon adminiſtration civile lui coûte annuellement 625 000 liv. ; tandis qu’elle ne retire que 225 000 liv. des impoſitions, dont en 1765, 1772 & 1773 elle a chargé les vins, les eaux-de-vie, le auſſi, les melaſſes, les verres & les couleurs.

L’étendue du Canada, la fertilité de ſon ſol, la ſalubrité de ſon climat ſembleroient l’appeler à de grandes proſpérités : mais de puiſſans obſtacles s’y oppoſent. Cette région n’a qu’un fleuve pour ſes exportations, pour ſes importations, encore les glaces en interdiſent-elles l’approche pendant ſix mois ; encore des brumes épaiſſes en rendent-elles la route lente & difficile le reſte de l’année. Il arrivera de-là que les autres colonies ſeptentrionales qui ont les mêmes productions que cette province, & qui n’ont pas de pareils obſtacles à ſurmonter, auront toujours un avantage décidé ſur elle, pour les grandes pêcheries des mers voiſines, pour la navigation aux Indes Occidentales & en Europe. En ce point, l’ifle de Saint-Jean eſt plus heureuſe.