Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 6

VI. Climat de la baie d’Hudſon. Habitude de ſes habitans. Commerce qu’on y fait.

Ce détroit, dont la profondeur eſt de dix degrés, eſt formé par l’océan dans les régions éloignées, au nord de l’Amérique. Son embouchure a ſix lieues de largeur. L’entrée n’en eſt praticable que depuis le commencement de juillet juſqu’à la fin de ſeptembre : encore eſt-elle alors aſſez dangereuſe. Les vaiſſeaux ont à s’y préſerver des montagnes de glace auxquelles des navigateurs ont donné quinze à dix-huit cens pieds d’épaiſſeur, & qui s’étant formées par un hiver permanent de cinq ou ſix ans dans de petits golfes éternellement remplis de neige, en ont été détachées par le vent du nord-oueſt, ou par quelque cauſe extraordinaire. Le plus sûr moyen d’éviter ce péril, eſt de ranger du plus près qu’il eſt poſſible la côte du Nord, que la direction, des vents & des courans, tient ſans doute plus libre ou moins embarraſſée.

Le vent du nord-oueſt, qui règne preſque continuellement durant l’hiver, & très-ſouvent en été, excite dans la baie même, des tempêtes effroyables. Elles ſont d’autant plus à craindre, que les bas-fonds y ſont très-communs. Heureuſement on trouve de diſtance en diſtance, des groupes d’iſles aſſez élevées pour offrir un aſyle aux vaiſſeaux. Outre ces petits archipels, on voit dans l’étendue de ce golfe, des maſſes iſolées de rochers nus & ſans arbres. À l’exception de l’algue marine, cette mer produit auſſi peu de végétaux que les autres mers du Nord.

Dans les contrées qui bordent cette baie, le ſoleil ne ſe lève, ne ſe couche jamais, ſans un grand cône de lumière. Lorſque ce phénomène a diſparu, l’aurore boréale en prend la place, & blanchit l’hémiſphère de rayons colorés & ſi brillans, que leur éclat n’eſt pas même effacé par la pleine lune. Cependant le ciel eſt rarement ſerein. Dans le printems & dans l’automne, l’air eſt habituellement rempli de brouillards épais ; & durant l’hiver, d’une infinité de flèches glaciales. Quoique les chaleurs de l’été ſoient aſſez vives pendant deux mois ou ſix ſemaines, le tonnerre & les éclairs ſont rares. Les exhalaiſons ſulphureuſes y ſont trop diſpersées, ſans doute. Cependant elles ſont quelquefois enflammées par les aurores boréales. Cette flamme légère brûle les écorces des arbres, mais ſans en attaquer le corps.

Un des effets du froid rigoureux ou de la neige qui règne dans ce climat, eſt de rendre blanc en hiver, les animaux qui ſont de leur nature, bruns ou gris, Tous ont reçu de la nature des fourrures douces, longues, épaiſſes ; mais dont le poil tombe à meſure que le tems s’adoucit. Les pattes, la queue, les oreilles, toutes les parties où la circulation eſt moins vive, parce qu’elles ſont le plus éloignées du cœur, ſe trouvent fort courtes dans la plupart de ces quadrupèdes. Si quelques-uns ont ces extrémités plus longues, elles ſont extrêmement touffues. Sous ce ciel triſte & morne, toutes les liqueurs deviennent ſolides en ſe gelant, & rompent leurs vaiſſeaux de quelque matière qu’ils puiſſent être. L’eſprit-de-vin même y perd ſa fluidité. Il n’eſt pas extraordinaire de voir des morceaux de roc, brisés & détachés de maſſes plus conſidérables, par la force de la gelée. On a de plus obſervé que ces effets, aſſez communs durant tout l’hiver, étoient beaucoup plus terribles à la nouvelle & à la pleine lune, qui, dans ces contrées, a ſur le tems une influence dont les cauſes ne ſont pas connues.

On a découvert ſous cette zone glaciale, du fer, du plomb, du cuivre, du marbre, une ſubſtance analogue au charbon de terre. Le ſol y eſt d’ailleurs d’une ſtérilité extrême. À la réſerve des côtes, le plus communément marécageuſes, où il croît un peu d’herbe & quelques bois mous, le reſte du pays ne préſente guère qu’une mouſſe fort haute, & de foibles arbriſſeaux allez clairſemés.

Tout s’y reſſent de la ſtérilité de la nature. Les hommes y ſont en petit nombre & d’une taille qui n’excède guère quatre pieds. Comme les enfans, ils ont la tête énorme à proportion de leur corps. La petiteſſe de leurs pieds, rend leur marche vacillante & mal aſſurée. De petites mains, une bouche ronde, qui ſeroient un agrément en Europe, ſont preſque une difformité chez ce peuple ; parce qu’on n’y voit que l’effet d’une foibleſſe d’organiſation, d’un froid qui reſſerre & contraint l’effort de la croiſſance, les progrès de la vie animale & végétale. Quoique ſans poil & ſans barbe, tous les hommes, même les jeunes gens, ont un air de vieilleſſe. Ce déſagrérnent vient en partie de la conformation de la lèvre inférieure, qu’ils ont groſſe, charnue, & plus avancée que la lèvre ſupérieure. Tels ſont les Eſkimaux, qui habitent non-ſeulement le Labrador, où ils ont pris leur nom ; mais encore les contrées qui s’étendent depuis la pointe de Belle-Iſle juſqu’aux régions les plus ſeptentrionales de l’Amérique.

Ceux de la baie d’Hudſon, ont, comme ceux du Groenland, le viſage plat, le nez petit, mais non écrasé, la prunelle jaunâtre, & l’iris noir. Leurs femmes ont des caractères de laideur qui ſont particuliers à leur ſexe, entr’autres des mamelles longues & molles. Ce défaut, qui n’eſt pas naturel, provient de l’habitude où elles ſont d’allaiter leurs enfans, juſqu’à l’âge de cinq ou ſix ans. Comme elles les portent ſouvent ſur leurs épaules, ces nourriſſons leur tirent fortement les mamelles avec les mains, & s’y tiennent preſque ſuſpendus.

Les Eſkimaux n’ont, ni des hordes entièrement noires, comme on a prétendu le ſoutenir & l’expliquer, ni des habitations creusées ſous terre. Comment pourroient-ils excaver un ſol, que le froid rend plus dur que la pierre ? Comment vivroient-ils dans des creux, où ils ſeroient ſubmergés à la moindre fonte des neiges ?

Croiroit-on que ces peuples paſſent l’hiver ſous des huttes conſtruites à la hâte de cailloux liés entre eux par un ciment de glace, ſans autre feu que celui d’une lampe allumée au milieu de la cabane, pour y faire cuire le gibier & le poiſſon dont ils ſe nourrirent ? La chaleur de leur ſang & de leur haleine, jointe à la vapeur de cette légère flamme, ſuffit pour changer leurs caſes en étuves.

Les Eſkimaux vivent conſtamment au voiſinage de la mer, qui fournit à toutes leurs proviſions. Leur ſang & leur chair, la couleur & l’épiderme de leur peau, ſe reſſentent de la qualité de leur nourriture. L’huile de baleine qu’ils boivent, la chair de chien-marin qu’ils mangent, leur donnent un teint olivâtre, une odeur forte de poiſſon, une ſueur graſſe & gluante, quelquefois une ſorte de lèpre écailleuſe. Auſſi les mères, à l’exemple des ours, lèchent-elles leurs nouveaux nés.

Cette nation foible & dégradée par la nature, eſt intrépide ſur une mer continuellement périlleuſe. Avec des bateaux faits & couſus, pour ainſi dire, comme des outres, ſi bien fermés que l’eau n’y peut entrer même par-deſſus, ils ſuivent les colonies de harengs dans toutes leurs émigrations du pôle ; ils affrontent les baleines & les chiens de mer, dans une guerre où il y va de la vie pour les combattans. La baleine peut ſubmerger d’un coup de queue une centaine de ſes aggreſſeurs ; le chien-marin a des dents pour déchirer ceux qu’il ne peut noyer. Mais la faim des Eſkimaux eſt plus forte que la rage des montres. Ils brûlent d’une ſoif dévorante pour l’huile de baleine. Cette boiſſon entretient la chaleur de leur eſtomac, & les défend contre la rigueur du froid. Les hommes, les oiſeaux, les quadrupèdes & les poiſſons du Nord, ſont tous pourvus par la nature d’une graiſſe qui ſemble empêcher leurs muſcles de ſe geler, leur ſang de ſe figer. Tout eſt huileux ou gommé, dans ces terres arctiques. Les arbres même y ſont réſineux.

Cependant les Eſkimaux ont deux grands fléaux à craindre ; la perte de la vue, & le ſcorbut. La continuité de la neige, la réverbération des rayons du ſoleil ſur la glace, éblouiſſent tellement leurs yeux, qu’ils ſont obligés de porter preſque toujours des gardes-vue faits de deux planches minces, où l’on pratique avec une arête de poiſſon deux petites ouvertures au paſſage de la lumière. Ces peuples, environnés d’une longue nuit de ſix mois, voient obliquement l’aſtre du jour. Encore ne ſemble-t-il les éclairer que pour les aveugler. Le plus doux préſent de la nature, la lumière, eſt pour eux un don funeſte. La plupart en ſont privés de bonne-heure.

Un mal plus cruel encore, les conſume lentement. Le ſcorbut s’attache à leur ſang, en altère, en épaiſſit, en appauvrit la maſſe. Les brumes de la mer, qu’ils reſpirent ; l’air épais & ſans reſſort, qui règne dans l’intérieur de leurs cabanes, fermées à toute communication avec l’air du dehors ; l’inaction continuelle de leurs longs hivers ; une vie tour-à-tour errante & sédentaire : tout provoque en eux cette maladie ſcorbutique, qui, pour comble de malignité, devient contagieuſe, ſe tranſmet par la co-habitation, & peut-être auſſi par les voies de la génération.

Malgré ces incommodités, aucun peuple n’eſt plus paſſionné pour ſa patrie, que les Eſkimaux. L’habitant du climat le plus fortuné, ne le quitte pas avec autant de regret, qu’un de ces ſauvages du Nord en reſſent, quand il s’eſt éloigné d’un pays où la nature mourante n’a que des enfans débiles & malheureux : c’eſt que ces peuples ont de la peine à reſpirer un air plus doux & plus tiède. Londres, Amſterdam, Copenhague, ces villes couvertes de brouillards & de vapeurs fétides, ſont un séjour trop délicieux pour des Eſkimaux. Peut-être auſſi les mœurs des peuples policés, ſont-elles plus contraires que leur climat à la ſanté des ſauvages ? Il n’eſt pas impoſſible que les douceurs d’un Européen ſoient un poiſon pour des Eſkimaux.

Tels étoient les habitans du pays qui fut découvert en 1607 par Henri Hudſon, occupé du ſoin de chercher au nord-oueſt un paſſage pour entrer dans la mer du Sud. Cet intrépide & habile navigateur parcouroit pour la troiſième fois, en 1611, ce détroit juſqu’alors inconnu, lorſque ſes lâches & perfides compagnons le jetèrent, ainſi que ſept matelots animés de ſon eſprit, dans une barque des plus fragiles, & l’exposèrent ſans proviſions, ſans armes, à tous les périls de la mer & de la terre. Les barbares qui lui refuſoient les ſecours de la vie, ne purent lui ôter la gloire de ſa découverte. La baie où il entra le premier, eſt & ſera toujours la baie d’Hudſon.

Les calamités inséparables des guerres civiles firent perdre de vue, en Angleterre, une contrée éloignée qui n’avoit rien d’attrayant. Des jours plus ſereins n’en avoient pas rappelé le ſouvenir, lorſque Groſeiller & Radiſſon, deux François Canadiens, mécontens de leur patrie, avertirent les Anglois, occupés à guérir par le commerce les plaies de la diſcorde, qu’il y avoit de grands profits à faire ſur les pelleteries qu’ils pouvoient tirer d’une terre où ils avoient des droits. Ceux qui propoſoient l’entrepriſe montrèrent tant de capacité, qu’on les chargea de la commencer. Le premier établiſſemen$ qu’ils formèrent, ſurpaſſa leurs eſpérances & leurs promeſſes.

Ce ſuccès chagrina la France, qui craignit, avec raiſon, de voir paſſer à la baie d’Hudſon les belles fourrures que lui fourniſſoient les contrées les plus ſeptentrionales du Canada, Ses inquiétudes étoient fondées ſur le témoignage unanime de ſes coureurs de bois, qui, depuis 1656, s’étoient portés juſqu’à quatre fois ſur les bords de ce détroit. On auroit bien déſiré de pouvoir aller attaquer la nouvelle colonie, par la même route qu’avoient ſuivie ces traiteurs ; mais les diſtances furent jugées trop conſidérables, malgré les facilités qu’offroient les rivières. Il fut arrêté que l’expédition ſe feroit par mer ; & elle fut confiée à Groſeillers & à Radiſſon, dont on avoit ramené l’inconſtance ; ſoit que tout homme revienne aisément à ſa patrie, ou qu’un François n’ait beſoin que de quitter la ſienne pour l’aimer.

Ces deux hommes, inquiets & audacieux, partirent en 1682 de Québec, ſur deux bâtimens mal équipés. À leur arrivée, ne ſe trouvant pas aſſez puiſſans pour attaquer l’ennemi, ils ſe contentèrent d’élever un fort au voiſinage de celui qu’ils s’étoient flattés d’emporter. Alors on vit naître entre deux compagnies, l’une établie en Canada, l’autre en Angleterre, pour le commerce excluſif de la baie, une rivalité qui devoit toujours croître, dans les combats, de cette funeſte jalouſie. Leurs comptoirs réciproques furent pris & repris. Ces misérables hoſtilités n’auroient pas diſcontinué, ſans doute, ſi les droits, juſqu’alors partagés, n’avoient pas été réunis en faveur de la Grande-Bretagne par la paix d’Utrecht.

La baie d’Hudſon n’eſt, à proprement parler, qu’un entrepôt de commerce. La rigueur du climat y a fait périr tous les grains ſemés à pluſieurs repriſes ; y a interdit aux Européens tout eſpoir de culture, & par conséquent de population. On ne trouve ſur ces immenſes côtes que quatre-vingt-dix ou cent ſoldats & facteurs, enfermés dans quatre mauvais forts, dont celui d’York eſt le principal. Leur occupation eſt de recevoir les pelleteries, que les ſauvages voiſins viennent échanger contre quelques marchandiſes, dont on leur a fait connoître & chérir l’uſage.

Quoique ces fourrures ſoient fort ſupérieures à celles qui ſortent des contrées moins ſeptentrionales, on les obtient à meilleur marché. Les ſauvages donnent dix caſtors pour un fuſil ; deux, pour une livre de poudre ; un caſtor pour quatre livres de plomb ; un, pour une hache ; un, pour ſix couteaux ; deux caſtors pour une livre de grains de verre ; ſix, pour un ſurtout de drap ; cinq, pour une jupe ; un caſtor pour une livre de tabac. Les miroirs, les peignes, les chaudières, l’eau-de-vie, ne valent pas moins de caſtors à proportion. Comme le caſtor eſt la meſure commune des échanges, un ſecond tarif, auſſi frauduleux que le premier, exige deux peaux de loutre ou trois peaux de martres, à la place d’une peau de caſtor. À cette tyrannie autorisée, ſe joint une tyrannie au-moins tolérée. On trompe habituellement les ſauvages ſur la meſure, ſur le poids, ſur la qualité de ce qu’on leur livre ; & la léſion eſt à-peu-près d’un tiers.

Ce brigandage méthodique doit faire deviner que le commerce de la baie d’Hudſon eſt ſoumis au monopole. La compagnie qui l’exerce n’avoit originairement qu’un fonds de 241 500 livres, qui a été porté ſucceſſivement à 2 380 500 livres. Ce capital lui vaut un retour annuel de quarante ou cinquante mille peaux de caſtor ou d’autres animaux, ſur leſquelles elle fait un bénéfice exorbitant qui excite l’envie & les murmures de la nation. Les deux tiers de ces belles fourrures ſont conſommés en nature dans les trois royaumes, ou employés dans les manufactures nationales. Le reſte paſſe en Allemagne, où le climat lui ouvre un débouché fort avantageux.