Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 23

XXIII. L’acquiſition du Canada a-t-elle été un bien ou un mal pour l’Angleterre.

Combien les vues de la politique ſont bornées ! Les Anglois regardoient cette acquiſition comme le dernier terme de leur grandeur. Le miniſtère François n’étoit pas plus éclairé que le conſeil Britannique. D’un côté, l’on croyoit avoir tout gagné par cette conquête ; de l’autre, on croyoit avoir tout perdu par un ſacrifice qui devoit entraîner la ruine d’un ennemi irréconciliable. Tel eſt l’enchaînement néceſſaire des événemens qui changent ſans ceſſe les intérêts des empires, qu’il eſt ſouvent arrivé, & qu’il arrivera ſouvent que les ſpéculations les plus profondes, que les combinaiſons les plus ſages en apparence, ont été trompées & le ſeront encore. On ne ſaiſit que l’avantage du moment dans la choſe où rien n’eſt ſi commun que de voir le bien naître du mal & le mal naître du bien. S’il eſt vrai des particuliers qu’ils ont long-tems ſoupiré après leur malheur ; cela l’eſt plus encore des ſouverains. On ne fait jamais entrer en calcul les caprices du ſort ſi ſujet à ſe jouer de la prudence des hommes ; & l’on a raiſon toutes les fois qu’un fâcheux haſard ſe cache dans un avenir éloigné & obſcur ; qu’il eſt preſque ſans vraiſemblance, & qu’en le ſuppoſant arrivé, il ne s’enſuivra pas une ruine totale. Mais un peuple ſera gouverné par un miniſtère inſensé, lorſqu’on fermera les yeux ſur la tranquilité, ſur la sûreté de l’état pour ne les tenir ouverts que ſur ſon agrandiſſement ; lorſque, ſans conſidérer ſi une misérable petite iſle n’occaſionnera pas des ſoins & des dépenſes qui ne ſeront compensés par aucun fruit, on ſe laiſſera éblouir de la gloire frivole de l’avoir ajoutée à la domination nationale ; lorſqu’en ſe refuſant à des reſtitutions ſtipulées, on cimentera entre la puiſſance uſurpatrice & la puiſſance lésée des haines qui ſeront tôt ou tard ſuivies d’effuſion de ſang ſur les mers & ſur le continent ; lorſque pour la conſervation de quelques places, on ſera forcé d’y empriſonner des ſoldats qui s’abâtardiront dans une longue oiſiveté ; lorſqu’on ſuſcitera des jalouſies durables, ou des prétentions toujours prêtes à ſe renouveler & à mettre deux peuples en armes ; lorſqu’on oubliera qu’une nation établie entre un empire & un autre empire eſt quelquefois la meilleure barrière qu’ils puiſſent avoir, & qu’il eſt imprudent & dangereux de ſe donner, par l’extinction de la nation interposée, un voiſin ambitieux, turbulent, guerrier & puiſſant ; que tout domaine séparé d’un état par une grande diſtance eſt précaire, diſpendieux, mal-défendu & mal-adminiſtré ; que ce ſeroit, ſans contredit, un vrai malheur pour deux nations qu’une poſſeſſion en-deçà ou au-delà du fleuve qui leur ſert de limite ; que renoncer à une contrée, que diverſes puiſſances revendiquent, c’eſt communément s’épargner des dépenſes ſuperflues, des alarmes & des guerres, & que la céder à l’un de ceux qui l’envient, c’eſt lui faire préſent des mêmes calamités ; en un mot, qu’un ſouverain qui auroit vraiment du génie le montreroit peut-être moins encore à ſaiſir les avantages réels de ſon pays, qu’à abandonner à des nations rivales des avantages trompeurs dont elles ne ſentiroient qu’avec le tems les conséquences funeſtes. C’eſt une eſpèce de piège ſur lequel la fureur de s’étendre les aveuglera toujours.

Fin du ſeizième Livre.