Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 17

XVII. Avantages que la France pouvoit tirer du Canada. Fautes qui l’en privèrent.

Le Canada méritoit-il le ſacrifice de ce qu’il coûtoit à la métropole ? Non : mais c’étoit la faute de la puiſſance qui lui donnoit des loix. La nature avoit diſposé cette région, pour la production de tous les grains. Ils y ſont d’une qualité ſupérieure & exposés à peu d’accidens, puiſque ſemés en mai, ils ſont cueillis avant la fin d’août. Les beſoins des iſles de l’Amérique & d’une partie de l’Europe, en aſſuroient le débit à un pris avantageux. Cependant il ne fut jamais cultivé de bled que ce qu’il en falloit pour les colons, qui même furent quelquefois réduits à tirer leur ſubſiſtance des marchés étrangers.

Si la culture s’étoit étendue & perfectionnée, les troupeaux ſe ſeroient multipliés. L’abondance du gland & la quantité des pâturages auroient mis les colons à portée d’élever aſſez de bœufs & de cochons, pour remplacer dans les iſles Françoiſes les viandes ſalées que leur fourniſſoit l’Irlande. Peut-être même leur nombre ſe ſeroit-il accru avec le tems, au point d’approviſionner les navigateurs de la métropole.

On n’auroit pas retiré les mêmes avantages des bêtes à laine, quand même la rigueur du climat ne ſe ſeroit pas invinciblement opposée à leur multiplication. Leur toiſon deſtinée à être toujours groſſière, ne pourra jamais être utilement employée que dans la colonie même à des étoffes plus ou moins communes.

On ne doit pas dire la même choſe du gin-ſeng. Cette plante que les Chinois tirent de la Corée ou de la Tartarie, & qu’ils achètent au poids de l’or, fut trouvée en 1718 par le jéſuite Lafitau, dans les forêts du Canada, où elle eſt commune. On la porta bientôt à Canton. Elle y fut très-prisée & chèrement vendue. Ce ſuccès fit que la livre de gin-feng, qui ne valoit d’abord à Québec que trente ou quarante ſols, y monta juſqu’à vingt-cinq livres. Il en ſortit en 1752 pour cinq cens mille livres. L’empreſſement qu’excitoit cette plante, pouſſa les Canadiens à cueillir dès le mois de mai, ce qui ne devoit être cueilli qu’en ſeptembre, & à faire sécher au four ce qu’il falloit sécher à l’ombre & lentement. Cette faute décria le gin-feng du Canada, chez le ſeul peuple de la terre qui le recherchoit ; & la colonie fut cruellement punie de ſon exceſſive avidité, par la perte entière d’une branche de commerce, qui, bien dirigée, pouvoit devenir une ſource d’opulence.

Une veine plus sûre encore s’offroit à l’induſtrie. C’étoit l’exploitation des mines de fer ſi communes dans ces contrées. M. Dantic a travaillé long-tems à découvrir un moyen par lequel on pût sûrement claſſer tous les fers connus. Après un grand nombre d’expériences, dont les détails ſeroient ici déplacés, il a trouvé que le fer de Styrie eſt le meilleur. Viennent enſuite les fers de l’Amérique Septentrionale, de Danemara en Suède, d’Eſpagne, de Bayonne, de Rouſſillon, du pays de Foix, du Berri, de la Thiérache, de Suède, deuxième marque, les communs de France, & enfin ceux de Sibérie. S’il en eſt ainſi, quel parti la cour de Verſailles auroit pu tirer de la mine découverte aux Trois-Rivières, à la ſuperficie de la terre & de la plus grande abondance ! On n’y fit d’abord que des travaux foibles & mal dirigés. Un maître de forge, arrivé d’Europe en 1739, les augmenta, les perfectionna. La colonie ne connut plus d’autres fers ; on en exporta même quelques eſſais, mais on s’arrêta là. Cette négligence étoit d’autant plus blâmable, qu’à cette époque on avoit pris la réſolution, après bien des incertitudes, de former un établiſſement de marine dans le Canada.

Les premiers Européens qui abordèrent dans cette vaſte contrée, la trouvèrent couverte de forêts. Les arbres qui y dominoient, étoient des chênes d’une hauteur prodigieuſe, & des pins de toutes les grandeurs. L’extraction de ces bois étoit facile par le fleuve Saint-Laurent, & par les innombrables rivières qui s’y jettent. On ne ſait par quelle fatalité tant de richeſſes furent long-tems négligées ou méprisées. La cour de Verſailles ouvrit enfin les yeux. Par ſes ordres s’élevèrent enfin à Québec des ateliers, pour la conſtruction des vaiſſeaux de guerre. Malheureuſement elle plaça ſa confiance dans des agens qui n’avoient que leurs intérêts particuliers en vue.

Il falloit couper des bois ſur les hauteurs où le froid & l’air rendent les arbres plus durs en reſſerrant leurs fibres ; on les prit conſtamment dans les marais & ſur le bord des rivières, où l’humidité leur donne un tiſſu gras & lâche. Au lieu de les tranſporter dans des barques, on les faiſoit flotter ſur des radeaux juſqu’à l’endroit de leur deſtination, où ils étoient oubliés & laiſſés dans l’eau : ils y contractoient une moiſiſſure, une eſpèce de mouſſe qui les échauffoit. Il eût fallu les recevoir à terre ſous des hangards ; ils reſtoient exposés au ſoleil de l’été, aux neiges de l’hiver, aux pluies du printems & de l’automne. De-là traînés dans les chantiers, ils y eſſuyoient encore pendant deux ou trois ans l’inclémence de toutes les ſaiſons. La négligence ou la mauvaiſe foi multiplioient les frais au point qu’on tiroit d’Europe les voiles, les cordages, le brai, le goudron, pour un pays qui, avec quelques ſoins & du travail, pouvoit approviſionner la France entière de toutes ces matières. Une adminiſtration ſi vicieuſe avoit totalement décrié le bois du Canada, & anéanti les reſſources que cette contrée offroit à la marine.

La colonie préſentoît aux manufactures de la métropole, une branche d’induſtrie preſque excluſive. C’étoit la préparation du caſtor. Cette marchandiſe tomba d’abord ſous le joug & dans les entraves du monopole. La compagnie des Indes fit, & ne pouvoit que faire, un uſage pernicieux de ſon privilège. Ce qu’elle achetoit des ſauvages ſe payoit ſur-tout avec des écarlatines d’Angleterre, étoffes de laine, dont ces peuples aimoient à s’habiller & à ſe parer. Mais comme ils trouvoient dans les établiſſemens anglois vingt-cinq & trente pour cent au-deſſus du prix que la compagnie mettoit à leurs marchandiſes, ils y portoient tout ce qu’ils pouvoient en dérober à la recherche de ſes agens, & prenoient en échange de leur caſtor, des draps d’Angleterre ou des toiles des Indes. Ainſi la France, par l’abus d’une inſtitution que rien ne l’obligeoit de maintenir, s’ôtoit à elle-même le double avantage de procurer les matières premières à quelques-unes de ſes manufactures, & d’aſſurer des débouchés aux productions de quelques autres. Cette puiſſance ne connut pas mieux les facilités qu’elle avoit pour établir la pêche de la baleine dans le Canada.

Le détroit de Davis & le Groenland, ſont les ſources les plus abondantes de cette pêche. Le premier de ces parages voit arriver annuellement cinquante navires, & le ſecond cent cinquante. Les Hollandois y concourent pour plus des trois quarts. Le reſte eſt expédié de Brème, de Hambourg, des ports d’Angleterre. On eſtime que l’armement entier de deux cens bâtimens ; qui l’un dans l’autre peuvent être de trois cens cinquante tonneaux, coûte 10 000 000 de l. Le produit ordinaire de chacun, eſt évalué à 80 000 liv., & par conséquent la pêche entière doit monter à 3 200 000 liv. Lorſqu’on a prélevé de cette ſomme ce qui doit revenir aux navigateurs qui ſe livrent à ces pénibles & dangereux voyages, il reſte fort peu de bénéfice pour les négocians qui les mettent en activité.

Telle eſt la raiſon qui, peu-à-peu a dégoûté les Baſques d’une carrière où ils étoient entrés les premiers. D’autres François ne les ont pas remplacés ; & il eſt arrivé que la nation qui faiſoit la plus grande conſommation de l’huile, des fanons & du blanc de la baleine, en a tout-à-fait abandonné la pêche.

Il étoit aisé de la reprendre dans le golfe Saint-Laurent, & même à l’embouchure du Saguenay, tout près de l’excellent port de Tadouſſac. On veut même qu’elle y ait été eſſayée à l’arrivée des François dans le Canada, & qu’elle n’ait été interrompue que parce que les fourrures offroient des profits plus faciles & plus rapides. Ce qui eſt sûr, c’eſt que les pêcheurs auroient couru moins de riſque, auroient été obligés à moins de dépenſe que ceux qui ſe rendent annuellement au détroit de Davis, ou dans les mers du Groenland. Le deſtin de cette colonie a toujours voulu que les meilleurs projets n’y euſſent point de conſiſtance ; & le gouvernement n’a rien fait en particulier pour encourager la pêche de la baleine, qui pouvoit former un eſſaim de navigateurs, & donner à la France une nouvelle branche de commerce.

Cette indifférence s’eſt étendue plus loin. La morue ſe plaît ſur le fleuve Saint-Laurent juſqu’à quatre-vingts lieues de la mer. On peut la prendre paſſagèrement ſur ce vaſte eſpace. Cependant il ſeroit avantageux d’établir une pêche sédentaire au havre de Montlouis, placé à l’embouchure d’une jolie rivière qui reçoit des bâtimens de cent tonneaux, & qui les met à l’abri de tous dangers. Le poiſſon y abonde plus qu’ailleurs ; le rivage offre pour le faire sécher toutes les facilités qu’on peut déſirer ; & les terres voiſines ſont très-propres au pâturage & à la culture. Tout porte à croire qu’une peuplade y proſpéreroit. On le penſa ainſi en 1697. Par les ſoins de Riverin, homme actif & intelligent, fut formée à cette époque une aſſociation pour commencer cette entrepriſe. Des contrariétés ſans nombre la firent échouer. Ce projet fut repris depuis, mais très-mollement exécuté. Ce fut un grand malheur pour le Canada, dont un ſuccès marqué en ce genre, auroit beaucoup étendu les liaiſons avec l’Europe, & avec les Indes Occidentales.

Tout concouroit donc à la proſpérité des établiſſemens du Canada, s’ils euſſent été ſecondés par les hommes qui ſembloient y avoir le plus d’intérêt. Mais d’où provenoit l’inaction inconcevable qui les laiſſa languir dans leur premier néant ?