Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 16

XVI. Impôts exigés dans le Canada. Dépenſes qu’y faiſoit le miniſtère. De quelle manière elles étoient payées. À quels excès elles furent portées, & comment on s’en déchargea.

Dans les commencemens de la possession du Canada, les François n’y voyoient presque point d’argent. Le peu qu’en apporſoient ceux qui venoient ſucceſſivement s’y établir, n’y séjournoit pas long-tems ; parce que les beſoins de la colonie l’en faiſoient promptement ſortir. C’étoit un inconvénient qui ralentiſſoit le commerce, & retardoit les progrès de l’agriculture. La cour de Verſailles fit fabriquer, en 1670, pour tous les établiſſemens d’Amérique, une monnoie à laquelle on donna un coin particulier, & une valeur idéale, d’un quart plus forte que celle des eſpèces qui circuloient dans la métropole. Mais cet expédient ne procura pas l’avantage qu’on s’en étoit promis, du moins pour la Nouvelle-France. On jugea donc convenable, vers la fin du ſiècle dernier, de ſubſtituer en Canada le papier aux métaux, pour le paiement des troupes, & pour les autres dépenſes du gouvernement. Cette invention réuſſit juſqu’en 1713, où l’on ceſſa d’être fidèle aux engagemens contractés par les adminiſtrateurs de la colonie. Les lettres-de-change qu’ils tiroient ſur le fiſc de la métropole, ne furent pas acquittées ; & dès-lors tombèrent dans l’aviliſſement. On les liquida en 1720, mais avec perte de cinq huitièmes.

Cet événement fit reprendre au Canada l’uſage de l’argent, qui ne dura qu’environ deux ans. Les négocians, tous ceux des colons qui avoient des remiſes à faire en France, trouvoient embarraſſant, coûteux & dangereux d’y envoyer des eſpèces ; & ils furent les premiers à ſolliciter le rétabliſſement du papier-monnoie. On fabriqua des cartes qui portoient l’empreinte des armes de France & de Navarre, & qui étoient ſignées par le gouverneur, l’intendant & le contrôleur. Il y en avoit de vingt-quatre, de douze, de ſix, de trois livres ; & de trente, de quinze, de ſept ſols ſix deniers. Leurs valeurs réunies, ne s’élevoient pas au-deſſus d’un million. Lorſque cette ſomme ne ſuffiſoit pas pour les beſoins publics, on y ſuppléoit par des ordonnances ſignées du ſeul intendant, première faute ; & non limitée pour le nombre, abus encore plus criant. Les moindres étoient de vingt ſols, & les plus conſidérables de cent livres. Ces différens papiers circuloient dans la colonie ; ils y rempliſſoient les fonctions de l’argent juſqu’au mois d’octobre. C’étoit la ſaiſon la plus reculée, où les vaiſſeaux duſſent partir du Canada. Alors on convertiſſoit tous ces papiers en lettres-de-change, qui devoient être acquittées en France par le gouvernement, qui étoit censé en avoir employé la valeur. Mais la quantité s’en étoit tellement accrue, qu’en 1754 le tréſor du prince n’y pouvoit plus ſuffire, & qu’il fallut en éloigner le paiement. Une guerre malheureuſe, qui ſurvint deux ans après, en groſſit encore le nombre, au point qu’elles furent décriées. Bientôt les marchandiſes montèrent hors de prix ; & comme, à raiſon des dépenſes énormes de la guerre, le grand conſommateur étoit le roi, ce fut lui ſeul qui ſupporta le diſcrédit du papier & le préjudice de la cherté. Le miniſtère, en 1759, fut forcé de ſuſpendre le paiement des lettres-de-change, juſqu’à ce qu’on en eût démêlé la ſource & la valeur réelle. La maſſe en étoit effrayante.

Les dépenſes annuelles du gouvernement, pour le Canada, qui ne paſſoient pas quatre cens mille francs, en 1729, & qui, avant 1749, ne s’étoient jamais élevées au-deſſus, de dix-ſept cens mille livres, n’eurent plus, de bornes après cette époque. L’an 1750, coûta deux millions cent mille livres. L’an 1751, deux millions ſept cens mille livres. L’an 1752, quatre millions quatre-vingt-dix mille livres. L’an 1753, cinq millions trois cens mille livres. L’an 1754, quatre millions quatre cens cinquante mille livres. L’an 1755, ſix millions cent mille livres. L’an 1756, onze millions trois cens mille livres. L’an 1757, dix-neuf millions deux cens cinquante mille livres. L’an 1758, vingt-ſept millions neuf cens mille livres. L’an 1759, vingt-ſix millions. Les huit premiers mois de l’an 1760, treize millions cinq cens mille livres. De ces ſommes prodigieuſes, il étoit dû à la paix quatre-vingts millions.

On remonta à l’origine de cette dette impure. Les malverſations furent effrayantes. Quelques-uns de ceux qui étoient devenus prévaricateurs, par l’abus du pouvoir illimité que le gouvernement leur avoit accordé, furent flétris, bannis, dépouillés d’une partie de leurs brigandages. D’autres, non moins coupables, répandirent l’or à pleines mains ; échappèrent à la reſtitution, à l’infamie ; & jouirent inſolemment d’une fortune ſi criminellement acquiſe, Les lettres-de-change furent réduites à la moitié, & les ordonnances au quart de leur valeur. Les unes & les autres furent payées en contrats à quatre pour cent, qui tombèrent dans le plus grand aviliſſement.

Dans la dette de quatre-vingts millions, les Canadiens étoient porteurs de trente-quatre millions d’ordonnances, & de ſept millions de lettres-de-change. Leur papier ſubit la loi commune : mais la Grande-Bretagne, dont ils étoient devenus les ſujets, obtint pour eux un dédommagement de trois millions en contrats, & de ſix cens mille livres en argent ; de ſorte qu’ils reçurent cinquante-cinq pour cent de leurs lettres-de-change, & trente-quatre pour cent de leurs ordonnances.