Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 15

XV. Gouvernement établi dans le Canada. Quels obſtacles il oppoſoit à la culture, à l’induſtrie & à la pêche.

L’oiſiveté, les préjugés, la frivolité n’auroient pas pris cet aſcendant au Canada, ſi le gouvernement avoit ſu y occuper les eſprits à des objets utiles & ſolides. Mais tous les colons y devoient ſans exception, une obéiſſance aveugle à une autorité purement militaire. La marche lente & sûre des loix, n’y étoit pas connue. La volonté du chef ou de ſes lieutenans, étoit un oracle qu’on ne pouvoit même interpréter, un décret terrible qu’il falloit ſubir ſans examen. Les délais, les repréſentations, étaient des crimes aux yeux d’un deſpote, qui avoit uſurpé le pouvoir de punir ou d’abſoudre par ſa ſimple parole. Il tenoit dans ſes mains les grâces & les peines, les récompenſes & les deſtitutions, le droit d’empriſonner ſans ombre de délit, le droit plus redoutable encore de faire révérer comme des actes de juſtice, toutes les irrégularités de ſon caprice.

Cet abſolu pouvoir ne ſe borna pas dans les premiers tems aux choſes dépendantes de la guerre & de l’adminiſtration politique. Il s’étendit à la juriſdiction civile. Le gouverneur décidoit arbitrairement & ſans appel, de tous les procès qui s’élevoient entre les colons. Heureuſement ces conteſtations naiſſoient rarement dans un pays où tout étoit pour ainſi dire en commun. Une autorité ſi dangereuſe fut maintenue juſqu’en 1663, époque à laquelle on érigea dans la capitale un tribunal pour juger définitivement tous les procès de la colonie. La coutume de Paris, modifiée par des combinaiſons locales, forma le code de les loix.

Ce code ne fut point mutilé ni défiguré par un mélange de loix fiſcales. L’adminiſtration des finances ne percevoit au Canada que le cinquième du produit des fiefs à chaque vente ; qu’une légère contribution des habitans de Québec & de Montréal pour l’entretien des fortifications de ces places ; que quelques droits à l’entrée, à la ſortie des denrées & des marchandiſes. Ces objets réunis ne produiſoient au fiſc, dans les tems les plus floriſſans de la colonie, que 260 200 livres.

Les terres n’étoient pas imposées par le gouvernement : mais elles étoient grevées d’autres charges. Dès les premiers jours de cet établiſſement, le roi faiſoit à ſes officiers civils ou militaires, & à d’autres de ſes ſujets qu’il vouloit récompenſer ou enrichir, des conceſſions qui avoient depuis deux juſqu’à ſix lieues en quarré. Ces grands propriétaires hors d’état par la médiocrité de leur fortune, ou par leur peu d’aptitude à la culture, de mettre en valeur de ſi vaſtes poſſeſſions, furent comme forcés de les diſtribuer à des ſoldats vétérans ou à d’autres colons pour une redevance perpétuelle.

Chacun de ces vaſſaux recevoit ordinairement quatre-vingt-dix arpens de terre, & s’engageoit à donner annuellement à ſon ſeigneur un ou deux ſols par arpent, & un demi-minot de bled pour la conceſſion entière : il s’engageoit à moudre à ſon moulin, & à lui céder pour droit de mouture la quatorzième partie de la farine ; il s’engageoit à lui payer un douzième pour les lods & ventes, & reſtoit ſoumis au droit de retrait.

Il s’eſt trouvé des écrivains qui ont applaudi avec enthouſiaſme à un ſyſtême qui leur paroiſſoit propre à aſſurer l’ordre & la ſubordination ; mais n’étoit-ce pas introduire en Amérique l’image du gouvernement féodal qui fut ſi long-tems la ruine de l’Europe ? mais n’étoit-ce pas faire ſubſiſter un grand nombre de gens oiſifs aux dépens de la ſeule claſſe de citoyens dont il falloit peupler un état naiſſant ? Ces colons utiles virent encore augmenter le fardeau d’une nobleſſe rentière par la ſurcharge des exactions du clergé. Ce corps avide obtint en 1663 du miniſtère, qu’il lui ſeroit donné le treizième de tout ce que la terre produiroit par le travail des hommes, de tout ce que la terre produiroit d’elle-même. Cette vexation intolérable dans un pays mal établi, duroit depuis quatre ans, lorſque le conſeil ſupérieur de Québec prit ſur lui en 1667 de réduire les dîmes au vingt-ſixième, & un édit de 1769 confirma cette diſpoſition, encore trop favorable aux prêtres.

Tant d’entraves jetées d’avance ſur l’agriculture, mirent la colonie dans l’impuiſſance de payer ce qu’il lui falloit tirer de la métropole. Le miniſtère de France en fut enfin ſi convaincu, qu’après s’être toujours obſtinément refusé à l’établiſſement des manufactures en Amérique, il crut, en 1706, devoir même les y encourager. Mais les incitations tardives ne produiſirent que de foibles efforts. Peu de toiles communes, & quelques mauvaiſes étoffes de laine, épuisèrent toute l’induſtrie des colons.

Les pêcheries ne les tentoient guère plus que les manufactures. La ſeule qui fût un objet d’expoitation, étoit celle du loup-marin. Cet animal a été rangé parmi les poiſſons, quoiqu’il ne ſoit pas muet, & que né conſtamment à terre, il y vive plus communément que dans l’eau. Sa tête approche un peu de celle du dogue. Il a quatre pattes fort courtes, ſur-tout celles de derrière, qui lui fervent plutôt à ramper qu’à marcher. Auſſi ſont-elles en forme de nageoire, tandis que celles de devant ont des ongles. Il a la peau dure, & couverte d’un poil ras. Il naît blanc, mais il devient roux ou noir en croiſſant. Quelquefois il réunit les trois couleurs.

On diſtingue deux ſortes de loup-marin. Ceux de la plus grotte eſpèce, pèſent juſqu’à deux mille livres, & ſemblent avoir le nez plus pointu que les autres. Les petits, dont la peau eſt communément tigrée, ſont plus vifs, plus adroits à ſe tirer des pièges qu’on leur tend. Les ſauvages les apprivoiſent juſqu’à s’en faire ſuivre.

C’eſt ſur des rochers, & quelquefois ſur la glace, que les uns & les autres s’accouplent, & que les mères font leurs petits. Leur portée ordinaire eſt de deux ; & elles les allaitent ſouvent dans l’eau, mais plus ſouvent à terre. Quand elles veulent les accoutumer à nager, elles les portent, dit-on, ſur le dos, les laiſſent aller de tems en tems dans l’eau, puis les reprennent, & continuent ce manège, juſqu’à ce qu’ils ſoient en état de braver ſeuls les flots. La plupart des petits oiſeaux voltigent de branche en branche, avant de voler dans l’air. L’aigle porte ſes aiglons, pour les accoutumer à défier les vents. Eſt-il ſurprenant que le loup-marin, né ſur la terre, exerce ſes petits à vivre dans l’eau ?

On ne pêche cet amphibie qu’à Labrador. Les Canadiens ſe rendent à cette glaciale & preſqu’inhabitable côte vers le milieu d’octobre, & y séjournent juſqu’au commencement de juin. C’eſt entre le continent & quelques petites iſles peu éloignées, qu’ils tendent leurs filets. Les loups-marins, qui viennent ordinairement de l’Eſt, & en grandes bandes, veulent paſſer ces eſpèces de détroits, & s’y trouvent pris. Portés à terre, ils y reſtent gelés juſqu’au mois de mai. Alors, on les jette dans une chaudière ardente, d’où leur graiſſe coule dans un autre vaſe où elle ſe refroidit. Sept ou huit de ces animaux donnent une barrique d’huile.

La peau des loups-marins ſervit originairement à faire des manchons. On remploya depuis à couvrir des maſſes, à faire des ſouliers & des bottines. Lorſqu’elle eſt bien tannée, elle a preſque le même grain que le maroquin. Si d’une part elle eſt moins fine, de l’autre, elle conſerve plus long-tems ſa fraîcheur.

Ou convient généralement que la chair du loup-marin n’eſt pas mauvaiſe ; mais on gagne davantage à la réduire en huile. Elle est long-tems claire ; elle n’a point d’odeur ; elle ne laisse point de lie ; elle sert à brûler, ou bien à préparer des cuirs.

Le Canada envoyoit annuellement à la pêche du loup-marin, cinq ou six petits bâtimens ; & il en expédioit un ou deux de moins pour les Antilles. Il recevoit des isles, neuf à dix bateaux chargés de taffia, de mélasse, de café, de sucre ; & de France, environ trente navires, dont la réunion pouvoit former neuf mille tonneaux.

Durant l’intervalle des deux dernières guerres, qui fut le tems le plus florissant de la colonie, ses exportations ne passèrent pas 1 200 000 liv. en pelleteries, 800 000 l. en castor, 250 000 liv. en huile de loup-marin, une pareille somme en farines ou en pois, & 150 000 liv. en bois de toutes les espèces. Ces objets ne formoient chaque année qu’un total de 2 650 000 liv. ; somme insuffisante pour payer les marchandises qui arrivoient de la métropole. Le gouvernement remplissoit le vuide.