Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 14

XIV. Mœurs des François Canadiens.

Peu de colons avoient les mœurs qu’on leur auroit déſirées. Ceux que les travaux champêtres fixaient à la campagne, ne donnoient durant l’hiver que des momens au ſoin de leurs troupeaux, & à quelques autres occupations indiſpenſables. Le reſte du tems étoit conſumé dans l’inaction, au cabaret, ou à courir ſur la neige avec des traîneaux, comme les citoyens les plus diſtingués. Quand le printems les appeloit au travail indiſpenſable des terres, ils labouroient ſuperficiellement ſans engrais, enſemençoient ſans ſoin, & rentroient dans leur profond loiſir, en attendant la ſaiſon de la maturité. Dans un pays où les habitans étoient trop glorieux ou trop indolens pour s’engager à la journée, chaque famille étoit réduite à faire elle-même ſa récolte ; & l’on ne voyoit point cette vive allégreſſe, qui dans les beaux jours de l’été, anime des moiſſonneurs réunis pour dépouiller enſemble de vaſtes guérets.

D’où venoit cet excès de négligence ou de pareſſe ? De pluſieurs cauſes. Le froid exceſſif des hivers qui ſuſpendoit le cours des fleuves, enchaînoit toute l’activité des hommes. L’habitude du repos, qui, durant huit mois, étoit comme la ſuite d’une ſaiſon ſi rigoureuſe, rendoit le travail inſupportable, même dans les beaux jours. Les fêtes nombreuſes d’une religion qui s’eſt étendue par les fêtes même, empêchoient la naiſſance, interrompoient le cours de l’induſtrie. Il eſt ſi facile, ſi naturel d’être dévot, quand c’eſt pour ne rien faire ! Enfin la paſſion des armes qu’on avoit excitée à deſſein parmi ces hommes courageux & fiers, achevoit de les dégoûter des travaux champêtres. Uniquement épris de la gloire militaire, ils n’aimoient rien tant que la guerre, quoiqu’ils la fiſſent ſans paie.

Les habitans des villes, ſur-tout de la capitale, paſſoient l’hiver comme l’été, dans une diſſipation générale & continuelle. On ne leur trouvoit aucune ſenſibilité pour le ſpectacle de la nature, ni pour les plaiſirs de l’imagination ; nul goût pour les ſciences, pour les arts, pour la lecture, pour l’inſtruction. L’amuſement étoit l’unique paſſion ; & la danſe faiſoit dans les aſſemblées, les délices de tous les âges. Ce genre de vie donnoit le plus grand empire aux femmes qui avoient tous les appas, excepté ces douces émotions de l’âme, qui ſeules font le prix & le charme de la beauté. Vives, gaies, coquettes & galantes, elles étoient plus heureuſes d’inſpirer une paſſion, que de la ſentir. On remarquoit dans les deux ſexes plus de dévotion que de vertu, plus de religion que de probité, plus d’honneur que de véritable honnêteté. La ſuperſtition y affoibliſſoit le ſens moral, comme il arrive par-tout où l’on ſe perſuade que les cérémonies tiennent lieu de bonnes œuvres, & que les crimes s’effacent par des prières.