Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 13

XIII. Population du Canada, & diſtribution de ſes habitans.

Le bon eſprit qui ſe répandit alors dans une grande partie du globe, tira le Canada de l’engourdiſſement ou il avoit été ſi longtems plongé. On voit par les dénombremens de 1753 & de 1758, qui ont donné à-peu-près les mêmes réſultats, que la population s’y éleva à quatre-vingt-onze mille âmes, indépendamment des troupes réglées, qui furent plus ou moins multipliées, ſelon les circouftances.

Ce calcul ne comprenoit pas les nombreux alliés, répandus dans un eſpace de douze cens lieues de long, ſur une aſſez grande largeur ; ni même les ſeize mille Indiens domiciliés au centre ou dans le voiſinage des habitations Françoiſes. Les uns ni les autres ne furent jamais ſujets. Au milieu d’une grande colonie Européenne, les moindres peuplades gardoient leur indépendance. Tous les hommes parlent de la liberté ; les ſauvages ſeuls la poſſèdent. Ce n’eſt pas ſimplement la nation entière, c’eſt l’individu qui eſt vraiment libre. Le ſentiment de ſon indépendance agit ſur toutes ſes pensées, ſur toutes ſes actions. Il entreroit dans le palais d’un deſpote de l’Aſie, comme dans la cabane d’un laboureur, ſans être ébloui ni des richeſſes, ni de la puiſſance. C’eſt l’eſpèce, c’eſt l’homme, c’eſt ſon égal qu’il aime & qu’il reſpecte. Il ne pourrait que haïr un maître & le tuer.

Une partie des habitans de la colonie Françoiſe étoit concentrée dans trois villes. Québec, capitale du Canada, eſt à quinze cens lieues de la France, & à cent vingt lieues de la mer. Bâtie en amphithéâtre ſur une péninſule formée par le fleuve Saint-Laurent & par la rivière Saint-Charles, elle domine de vaſtes campagnes qui l’enrichiſſent, & une rade trè-sûre, ouverte à plus de deux cens vaiſſeaux. Son enceinte eſt de trois milles. Les eaux & les rochers en couvrent les deux tiers, & la défendent encore mieux que les fortifications élevées ſur les remparts qui coupent la péninſule, Ses maiſons ſont d’une aſſez bonne architecture. On y comptoit environ dix mille âmes au commencement de 1759. C’étoit le centre du commerce, & le ſiège du gouvernement.

La ville des Trois-Rivières, bâtie dix ans après Québec, & ſituée trente lieues plus haut, dut ſa naiſſance à la facilité que les ſauvages du Nord devoient y trouver pour faire leurs échanges. Mais cet établiſſement qui fut brillant dans ſon origine, n’a jamais pu pouſſer ſa population au-delà de quinze cens habitans ; parce que le commerce des pelleteries ne tarda pas à ſe détourner de ce marché, pour ſe porter tout entier à Montréal.

C’eſt une iſle longue de dix lieues, large de quatre au plus, formée par le fleuve Saint-Laurent, ſoixante lieues au-deſſus de Québec. De tous les pays qui l’environnent, il n’en eſt point où le climat ſoit auſſi doux, la nature auſſi belle, la terre auſſi fertile. Quelques cabanes qui s’y étoient comme formées au haſard en 1640, ſe changèrent en une ville régulièrement bâtie & bien percée, qui contenoit quatre mille habitans. Elle fut d’abord exposée aux inſultes des ſauvages : mais on l’entoura d’une mauvaiſe paliſſade, & bientôt d’un mur crenelé d’environ quinze pieds de hauteur. Elle dégénéra ; lorſque les incurſions des Iroquois obligèrent les François de jeter des forts plus loin, pour s’aſſurer du commerce des fourrures.

Les autres colons qui n’étoient point renfermés dans les remparts de ces trois villes, n’habitoient point de bourgades : mais ils étoient épars ſur les rives du fleuve Saint-Laurent. On n’en voyoit point auprès de ſon embouchure. Le terrein y eſt montueux, ſtérile, & ne laiſſe pas mûrir les grains. Les habitations commençoient, au Sud cinquante lieues, au Nord vingt lieues, plus bas que la ville de Québec ; fort éloignées entre elles, & ſur des terres d’un médiocre rapport. Ce n’étoit qu’au voiſinage de cette capitale que commençoient les champs vraiment fertiles, mais dont la bonté croiſſoit à meſure qu’on avançoit vers Montréal. Rien de plus délicieux à voir que les riches bordures de ce long & vaſte canal. Des bois jetés çà & là, qui décoroient des montagnes chevelues ; des prairies couvertes de troupeaux ; des champs couronnés d’épis ; des ruiſſeaux qui ſe perdoient dans le fleuve ; des égliſes & des châteaux que l’on découvroit de diſtance en diſtance au travers des arbres : tout cela formoit une continuité de payſages que l’œil ne ſe laſſoit pas d’admirer. Ce ſpectacle touchant ne s’étendoit pas loin de la rivière ; & voici pourquoi.

Lorſque le miniſtère de France entreprit de former un établiſſement dans le Canada, il donna un terrein aſſez étendu aux hommes actifs ou malheureux qui voulurent s’y fixer. Mais, comme on introduiſit, à la même époque, dans cette région, la coutume de Paris qui ordonne que tous les deſcendans d’un chef de famille aient une part égale à fa ſucceſſion, ce domaine fut réduit à rien ou preſque rien, par des partages multipliés, dans une longue ſuite de générations.

Si, comme le bien public l’auroit exigé, les loix euſſent aſſuré l’indiviſibilité de la poſſeſſion au fils aîné, la province auroit pris une autre face. Le père, pouſſé à l’économie & au travail par le déſir de préparer un ſort heureux à ſes autres enfans, auroit demandé de nouvelles terres ; & il les eût couvertes de bâtimens, de troupeaux, de moiſſons, & y auroit placé ſa nombreuſe poſtérité. Les nouveaux propriétaires auroient ſuivi, à leur tour, cet exemple d’une tendreſſe très-bien entendue ; & avec le tems, la colonie entière auroit été peuplée & cultivée.

Les avantages de cette politique, qui avoient échappé à la cour de Verſailles, la frappèrent enfin en 1745. Elle défendit la diviſion ultérieure de toute plantation qui n’auroit pas un arpent & demi de front, ſur trente ou quarante de profondeur. Ce règlement ne guériſſoit pas les plaies de deux ſiècles d’ignorance : mais il arrêtoit un déſordre qui auroit fini par tout anéantir.

Ce plan d’inégalité, dans la répartition des héritages, ſera regardé par le vulgaire comme un ſyſtême inhumain & opposé aux loix de la nature : mais ce reproche ſera-t-il fondé ? Un homme, qui a terminé ſa carrière, peut-il avoir des droits ? En ceſſant d’exiſter, n’a-t-il pas perdu toutes ſes capacités ? Le grand être, en le privant de la lumière, ne lui a-t-il pas ôté tout ce qui en étoit une dépendance ? Ses volontés dernières peuvent-elles avoir quelque influence ſur les générations qui le ſuivront ? Non, Tout le tems qu’il a vécu, il a joui & dû jouir des terres qu’il cultivoit. À ſa mort, elles appartiennent au premier qui s’en ſaiſira & qui voudra les enſemencer. Voilà la nature. S’il s’eſt établi ſur le globe preſque entier un autre ordre de choſes, c’eſt une ſuite néceſſaire des inſtitutions ſociales. Leurs loix ont dérogé aux loix de la nature, pour aſſurer la tranquilité, pour encourager l’induſtrie, pour affermir la liberté. Ce que les gonvernemens ont fait, ils ſeront en droit de le faire encore, lorſqu’ils le jugeront convenable à leurs intérêts, au bonheur commun des membres qui les compoſent, & par conséquent d’une manière plus ou moins favorable à tel ou tel individu. Entre les différentes inſtitutions poſſibles ſur l’héritage des citoyens après leur décès, il en eſt une qui trouveroit peut-être des approbateurs. C’eſt que les biens des morts rentraient dans la maſſe des biens publics, pour être employés d’abord à ſoulager l’indigence, après l’indigence, à rétablir perpétuellement une égalité approchée entre les fortunes des particuliers ; & ces deux points importans remplis, à récompenſer les vertus, à encourager les talens.

Pour revenir au Canada, la nature elle-même dirigeoit les travaux du cultivateur. Elle lui avoit appris à dédaigner les terres aquatiques, ſablonneuſes ; celles où le pin, le ſapin, le cèdre cherchoient un aſyle iſolé. Mais quand il voyoit un ſol couvert d’érables, de chênes, de hêtres, de charmes & de meriſiers, il pouvoit lui demander d’abondantes récoltes de froment, de ſeigle, de maïs, d’orge, de lin, de chanvre, de tabac, de légumes & d’herbes potagères de toutes les eſpèces.

La plupart des habitans avaient une vingtaine de moutons, dont la toiſon leur étoit précieuſe ; dix ou douze vaches qui leur donnoient du lait ; cinq ou ſix bœufs conſacrés au labourage. Tous ces animaux étoient petits, mais, d’une chair exquiſe. Ils faiſoient portion d’une aiſance inconnue, en Europe, aux gens de la campagne.

Cette eſpèce d’opulence permettoit aux colons d’avoir un aſſez grand nombre de chevaux qui n’étoient pas beaux, mais durs à la fatigue, & propres à faire ſur la neige des courſes prodigieuſes. Auſſi ſe plaiſoit-on à les multiplier dans la colonie, & pouſſoit-on ce goût juſqu’à leur prodiguer pendant l’hiver des grains que les hommes regrettoient quelquefois en d’autres ſaiſons.

Telle étoit la poſition des quatre-vingt-trois mille François diſpersés ou réunis ſur les rives du fleuve Saint-Laurent. Au-deſſus de ſa ſource & dans les contrées connues ſous le nom de pays d’en haut, on en voyoit huit mille plus communément adonnés à la chaſſe & au commerce, qu’à l’agriculture.

Leur premier établiſſement étoit Cataracoui ou le fort de Frontenac, bâti en 1671 à l’entrée du lac Ontario, pour arrêter les incurſions des Anglois & des Iroquois. La baie de ce lieu ſervoit de port à la marine marchande & militaire qu’on avoit formée ſur cette eſpèce de mer, où les tempêtes ne ſont guère moins fréquentes, ni moins terribles que ſur l’océan.

Entre le lac Ontario & le lac Érié, qui ont chacun trois cens lieues de circuit, eſt un continent de quatorze lieues. Cette terre eſt coupée vers le milieu par le fameux ſaut de Niagara, qui par ſa hauteur, ſa largeur, ſa forme, & par la quantité, l’impétuoſité de ſes eaux, paſſe avec raiſon pour la plus étonnante cataracte du monde. C’eſt au-deſſus de cette magnifique & terrible caſcade, que la France avoit élevé des fortifications dans le deſſein d’empêcher les ſauvages de porter leurs pelleteries à la nation rivale.

Au-delà du lac Érié s’étend une terre diſtinguée ſous le nom de Détroit. Elle ſurpaſſe tout le Canada par la douceur du climat, par la beauté, la variété du payſage, par la fertilité du ſol, par l’abondance de la chaſſe & de la pêche. La nature a tout prodigué, pour en faire un séjour délicieux.

Mais ce ne fut pas la beauté du lieu qui engagea les François à s’y établir vers le commencement du ſiècle : ce fut plutôt le voiſinage de pluſieurs nations ſauvages, dont on pouvoit tirer beaucoup de fourrures. Ce commerce s’accrut avec aſſez de rapidité.

Le ſuccès de ce nouvel établiſſement, fit décheoir le poſte de Michillimakinac, placé cent lieues plus loin entre le lac Michigan, le lac Huron & le lac Supérieur, tous trois navigables. La plus grande partie du commerce qu’on y faiſoit avec les naturels du pays, ſe porta au Détroit, où il ſe fixa.

Outre les forts dont nous venons de parler, on en voyoit de moins conſidérables, élevés çà & là ſur des rivières ou dans des gorges de montagnes. Car le premier ſentiment de l’intérêt eſt la défiance ; & ſon premier mouvement, pour l’attaque ou pour la défenſe. Chacun de ces forts avoit une garniſon, qui couvroit de ſes armes les François établis aux environs. De leur réunion réſultoit le nombre de huit mille âmes, qu’on comptait dans les pays d’en-haut.