Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 9

IX. Etat actuel de la Barbade.

Elle ne s’eſt pas démentie depuis ; & cependant la colonie a prodigieuſement déchu de ſon ancienne proſpérité. Ce n’eſt pas qu’on n’y compte encore dix mille blancs & cinquante mille noirs : mais les récoltes ne répondent pas à la population. Elles ne s’élèvent pas dans les meilleures années au-deſſus de vingt millions peſant de ſucre, & reſtent très-ſouvent au-deſſous de dix millions. Encore, pour obtenir ce foible produit, faut-il faire des dépenſes beaucoup plus conſidérables que n’en exigeoit un revenu double dans les premiers tems.

Le ſol de la colonie, qui n’eſt qu’un rocher de pierre calcaire recouvert de fort peu de terre, eſt entièrement usé. Tous les ans il faut l’ouvrir à une allez grande profondeur, & remplir de fumier les trous qu’on a faits. Le plus ordinaire de ces engrais eſt le varech, que le flux jette périodiquement à la côte. C’eſt dans cette herbe marine que les cannes ſont plantées. La terre n’y ſert guère plus à la production que les caiſſes dans leſquelles ſont mis les orangers en Europe.

Le ſucre, qui ſort de ſes cultures, a généralement ſi peu de conſiſtance, qu’on ne peut l’expédier brut, & qu’il a fallu le terrer : méthode qu’on ne ſuit pas dans les autres établiſſemens Anglois, quoiqu’elle n’y ſoit pas prohibée, comme pluſieurs écrivains l’ont avancé. Ce qui prouve encore mieux ſa mauvaiſe qualité, c’eſt qu’il ſe réduit en mélaſſe beaucoup plus que par-tout ailleurs. Les séchereſſes, qui ſe répètent ſouvent à la Barbade, depuis qu’elle eſt entièrement découverte, mettent le comble aux malheurs des habitans de cette iſle, autrefois ſi floriſſante.

Auſſi, quoique les taxes annuelles ne paſſent pas 136 291 livres, payées par une foible capitation ſur les noirs & quelques autres impoſitions, les colons ſont-ils réduits à une médiocrité qui approche de l’indigence. Cette ſituation les empêche d’abandonner le ſoin de leurs plantations à des ſubalternes, pour aller habiter des climats plus doux. Elle les rend même inhumains envers leurs eſclaves, qu’ils traitent avec une cruauté inconnue dans les autres colonies.

Aux iſles du Vent, la Barbade étoit naguère la ſeule poſſeſſion Britannique qui fût commerçante. Les navires qui venoient d’Afrique, y abordoient généralement. Ils livroient leur cargaiſon entière à un ſeul acheteur & à un prix commun, ſans diſtinguer dans le marché ni l’âge, ni le ſexe. Ces nègres, que les négocians avoient achetés en gros, ils les vendoient en détail dans l’iſle même, ou dans les autres établiſſemens Anglois ; & le rebut étoit introduit clandeſtinement ou à découvert dans les colonies des autres peuples. Ce grand mouvement a beaucoup diminué depuis que les autres iſles Britanniques ont la plupart voulu recevoir leurs eſclaves directement de Guinée, & ſe ſont ſoumiſes à l’uſage établi de les payer en lettres-de-change à quatre-vingt-dix jours de vue. On a depuis étendu à un an ce crédit trop limité, & très-ſouvent il a fallu le proroger encore.

Antérieurement à cette révolution, il circuloit un aſſez gros numéraire à la Barbade. Le peu d’argent qu’on y voit encore aujourd’hui eſt tout Eſpagnol, regardé comme marchandiſe, & ne ſe prend qu’au poids. La marine, qui appartient en propre à cet établiſſement, conſiſte en quelques bateaux néceſſaires pour ſes diverſes correſpondances, & en une quarantaine de chaloupes, employées à la pêche du poiſſon volant.

La Barbade eſt aſſez généralement unie, &, à l’exception d’un très-petit nombre de ravins, par-tout ſuſceptible de culture. Ce n’eſt qu’au centre que le terrein s’élève inſenſiblement & forme une eſpèce de montagne couverte juſqu’à ſon ſommet de plantations commodes & agréables ; parce que, comme les autres, elles furent toutes formées dans des tems d’une grande opulence. L’iſle n’eſt point arrosée : mais les ſources d’eau potable y ſont aſſez communes ; de très-beaux chemins la coupent d’une extrémité à l’autre. Ils aboutiſſent à Bridgetown, ville mal ſituée mais bien bâtie, où ſont embarquées les denrées qu’on doit exporter, quoique ce ne ſoit qu’une rade ouverte à pluſieurs vents.