Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 48

XLVIII. Quel doit être le ſort futur des iſles de l’Amérique.

Mais cette partie du Nouveau-Monde, que deviendra-t-elle ? Les établiſſemens qui la rendent floriſſante, reſteront-ils aux nations qui les ont formés ? changeront-ils de maître ? S’il y arrive une révolution, en faveur de quel peuple ſe fera-t-elle, & par quels moyens ? Grande matière aux conjectures : mais il faut les préparer par quelques réflexions.

Les iſles ſont dans une dépendance entière de l’ancien monde, pour tous leurs beſoins. Ceux qui ne regardent que le vêtement, que les moyens de culture, peuvent ſupporter des délais. Mais le moindre retard dans l’approviſionnement des vivres, excite une déſolation univerſelle, une ſorte d’alarme, qui fait plutôt déſirer, que craindre l’approche de l’ennemi. Auſſi paſſe-t-il en proverbe aux colonies, qu’elles ne manqueront jamais de capituler devant une eſcadre, qui, au lieu de barils de poudre à canon, armera ſes vergues de barils de farine. Prévenir cet inconvénient, en obligeant les habitans de cultiver pour leur ſubſitance, ce ſeroit ſapper par les fondemens l’objet de l’établiſſement, ſans utilité réelle. La métropole ſe priveroit d’une grande partie des riches productions qu’elle reçoit de ſes colonies, & ne les préſerveroit pas de l’invaſion.

En vain eſpéreroit-on repouſſer une deſcente avec des nègres, qui, nés dans un climat où la molleſſe étouffe tous les germes du courage, ſont encore avilis par la ſervitude, & ne peuvent mettre aucun intérêt dans le choix de leurs tyrans. Dans de telles mains, les meilleures armes doivent être impuiſſantes. On pourroit même craindre qu’ils ne les tournâſſent contre leurs impitoyables oppreſſeurs.

Les blancs paroiſſent de meilleurs défenſeurs pour les colonies. Outre le courage qu’inſpire naturellement la liberté, ils doivent être encore animés de celui qui appartient excluſivement aux grands propriétaires. Ce ne ſont pas des hommes avilis par des travaux groſſiers, par des occupations obſcures, ou par l’indigence. L’empire abſolu qu’ils exercent dans leurs plantations, a dû leur inſpirer de la fierté & agrandir leur âme. Mais diſpersés dans de vaſtes héritages y que peuvent-ils en ſi petit nombre ? quand ils pourroient empêcher une invaſion, le voudroient-ils ?

Tous les colons ont pour maxime, qu’il faut regarder leurs iſles, comme ces grandes villes de l’Europe, qui, ouvertes au premier occupant, changent de domination ſans attaque, ſans ſiège, & preſque ſans s’apercevoir de la guerre. Le plus fort eſt leur maître. Vive le vainqueur, diſent leurs habitans, à l’exemple des Italiens, paſſant & repaſſant d’un joug à l’autre, dans une ſeule campagne. Qu’à la paix la cité rentre ſous ſes premières loix, ou reſte ſous la main qui l’a conquiſe, elle n’a rien perdu de ſa ſplendeur ; tandis que les places revêtues de remparts & difficiles à prendre, ſont toujours dépeuplées & réduites en un monceau de ruines. Auſſi n’y a-t-il peut-être pas un habitant dans l’archipel Américain, qui ne regarde comme un préjugé deſtructeur, l’audace d’expoſer ſa fortune pour ſa patrie. Qu’importe à ce calculateur avide, de quel peuple il reçoive la loi, pourvu que ſes récoltes reſtent ſur pied. C’eſt pour s’enrichir qu’il a paſſé les mers. S’il conſerve ſes tréſors, il a rempli ſon but. La métropole qui l’abandonne, ſouvent après l’avoir tyrannisé ; qui le cédera, le vendra peut-être à la paix, mérite-t-elle le ſacrifice de ſa vie ? Sans doute il eſt beau de mourir pour la patrie. Mais un état où la proſpérité de la nation eſt ſacrifiée à la forme du gouvernement ; où l’art de tromper les hommes, eſt l’art de façonner des ſujets ; où l’on veut des eſclaves & non des citoyens ; où l’on fait la guerre & la paix, ſans conſulter, ni l’opinion, ni le vœu du public ; où les mauvais deſſeins ont toujours des appuis dans les intrigues de la débauche, dans les pratiques du monopole ; où les bons projets ne ſont reçus qu’avec des moyens & des entraves qui les font avorter : eſt-ce là la patrie à qui l’on doit ſon ſang ?

Les fortifications élevées pour la défenſe des colonies, ne les mettront pas plus à couvert que le bras des colons. Fuſſent-elles meilleures, mieux gardées, mieux pourvues qu’elles ne l’ont jamais été ; il faudra toujours finir par ſe rendre, à moins qu’on ne ſoit ſecouru. Quand la réſiſtance des aſſiégés dureroit au-delà de ſix mois, elle ne rebuteroit pas l’aſſaillant, qui, libre de ſe procurer des rafraîchiſſemens par mer & par terre, ſoutiendra mieux l’intempérie du climat, qu’une garniſon ne ſauroit réſiſter à la longueur d’un ſiège.

Il n’eſt pas d’autre moyen de conſerver les iſles, qu’une marine redoutable. C’eſt ſur les chantiers & dans les ports de l’Europe, que doivent être conſtruits les baſtions & les boulevards des colonies de l’Amérique. Tandis que la métropole les tiendra, pour ainſi dire, ſous les ailes de ſes vaiſſeaux ; tant qu’elle remplira de ſes flottes le vaſte intervalle qui la sépare de ces iſles, filles de ſon induſtrie & de ſa puiſſance ; ſa vigilance maternelle ſur leur proſpérité, lui répondra de leur attachement. C’eſt donc vers les forces de mer que les peuples, propriétaires du Nouveau-Monde, porteront déſormais leurs regards.

La politique de l’Europe, veut en général garder les frontières des états, par des places. Mais pour les puiſſances maritimes, il faudroit peut-être des citadelles dans les centres, & des vaiſſeaux ſur la circonférence. Une iſle commerçante, n’a pas même beſoin de places. Son rempart, c’eſt la mer qui fait ſa sûreté, ſa ſubſiſtance, ſa richeſſe. Les vents ſont à ſes ordres, & tous les élémens conſpirent à ſa gloire.

À ces titres, la Grande-Bretagne pouvoît naguère tout oſer, tout ſe promettre. Ses iſles étoient en sûreté, & celles de ſes rivaux exposées à ſon invaſion. Les ſentimens qu’elle avoit conçus de ſa valeur ; la terreur que ſes armes avoient inſpirée ; le fruit d’une heureuſe expérience acquiſe par ſes amiraux ; la multitude & la bonté de ſes eſcadres : ces différens moyens d’agrandiſſement devoient s’anéantir dans le calme d’une longue paix. L’orgueil de ſes ſuccès ; l’inquiétude inséparable de ſes proſpérités ; le fardeau même des conquêtes, qui ſemble être le châtiment de la victoire : tout la ramenoit donc à la guerre. Les projets de ſon active ambition ont été anéantis par la révolution qui a détaché de ſon empire l’Amérique Septentrionale ; mais la poſſeſſion des iſles, devenues très-riches, que la nature a placées au voiſinage de ce grand continent, encore pauvre, eſt-elle maintenant plus aſſurée aux nations qui les ont défrichées ? C’eſt dans la poſition, c’eſt dans les intérêts, c’eſt dans l’eſprit des nouvelles républiques, que nous allons étudier le ſecret de nos deſtinées.

Fin du quatorzième Livre.