Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 46

XLVI. Réſumé des richeſſes qui ſortent de tout l’archipel Américain.

L’hiſtoire du grand archipel de l’Amérique ne ſauroit être, ce ſemble, mieux terminée que par une récapitulation des avantages qu’il procure aux puiſſances, qui l’ont ſucceſſivement envahi. C’eſt uniquement par l’impulſion que ſes immenſes productions ont donnée au commerce, qu’il doit tenir une place éternelle dans les faſtes des nations ; puiſqu’enfin les richeſſes ſont le mobile des révolutions rapides, qui tourmentent le globe. Ce furent les colonies de l’Aſie mineure, qui amenèrent ſa ſplendeur & la chute de la Grèce. Rome, qui n’aima d’abord à dompter les peuples que pour les gouverner, s’arrêta dans ſa grandeur, quand elle eut ſous ſa main les tréſors de l’Orient. La guerre ſembla s’aſſoupir un moment en Europe, pour aller envahir le Nouveau-Monde ; & ne s’eſt depuis ſi ſouvent réveillée, que pour en partager les dépouilles. La pauvreté, qui ſera toujours le partage du grand nombre des hommes, & le choix du petit nombre de ſages, ne fait pas de bruit ſur la terre. Les annales de l’univers ne peuvent donc s’entretenir que de maſſacres ou de richeſſes.

Les iſles de l’autre hémiſphère, donnent annuellement quinze millions à l’Eſpagne ; huit au Danemarck ; trente à la Hollande ; quatre-vingt-deux à l’Angleterre ; cent vingt-ſix à la France. C’eſt donc environ deux cens ſoixante-un millions, que ſont vendues dans notre continent les productions recueillies dans des champs, qui étoient entièrement incultes il n’y a pas trois ſiècles.

Ce n’eſt pas un don que le Nouveau-Monde fait à l’ancien. Les peuples qui reçoivent ce fruit important du travail de leurs ſujets, établis en Amérique, livrent en échange, mais avec un avantage marqué, ce que leur ſol & leurs ateliers fourniſſent. Quelques-uns conſomment en totalité, ce qu’ils tirent de ces poſſeſſions éloignées ; les autres font de leur ſuperflu la baſe d’un commerce floriſſant avec leurs voiſins. Ainſi chaque nation propriétaire dans le Nouveau-Monde, quand elle eſt vraiment induſtrieuſe, gagne moins encore par le nombre des hommes qu’elle entretient au loin ſans aucuns frais, que par la population que lui procure au-dedans celle du dehors. Pour nourrir une colonie dans l’autre hémiſphère, il lui faut cultiver une province en Europe ; & ce ſurcroît d’occupation augmente ſa force intérieure, ſa richeſſe réelle. Tout le globe ſe reſſent de cette impulſion.

Les travaux des colons, établis dans ces iſles long tems méprisées, ſont l’unique baſe du commerce d’Afrique ; étendent les pêcheries & les défrichemens de l’Amérique Septentrionale ; procurent des débouchés avantageux aux manufactures d’Aſie ; doublent, triplent peut-être l’activité de l’Europe entière. Ils peuvent être regardés, comme la cauſe principale du mouvement rapide qui agite l’univers. Cette fermentation doit augmenter, à meſure que des cultures ſi ſuſceptibles d’extenſion approcheront davantage de leur dernier terme.