Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 34

XXXIV. Plan de défrichement pour les iſles d’Amérique.

Preſque toutes les propriétés des Antilles devinrent le tombeau de leurs premiers colons qui, agiſſant au haſard dans des tems d’inexpérience, ſans aucun concours de leur métropole, faiſoient autant de fautes que de pas. Leur avidité mépriſa la pratique des naturels du pays qui, pour diminuer la trop grande influence d’un ſoleil éternellement ardent, séparoient les petites portions de terrein qu’ils étoient forcés de défricher par de grands eſpaces couverts d’arbres & d’ombre. Ces ſauvages inſtruits par l’expérience, plaçoient leurs logemens au milieu des bois, dans la crainte des exhalaiſons vives & dangereuſes qui ſortoient d’une terre qu’ils venoient de remuer.

Les deſtructeurs de ce peuple ſage, preſſés de jouir, abandonnèrent cette méthode trop lente ; & dans l’impatience de tout cultiver, ils abattirent précipitamment des forêts entières. Auſſi-tôt des vapeurs épaiſſes s’élevèrent d’un ſol échauffé pour la première fois des rayons du ſoleil. Elles augmentèrent à meſure qu’on fouilla les champs, pour les enſemencer ou pour les planter. Leur malignité s’introduiſit par tous les pores, par tous les organes du cultivateur, que le travail mettoit dans une tranſpiration exceſſive & continuelle. Le cours des liqueurs fut intercepté ; tous les viſcères ſe dilatèrent, le corps enfla, l’eſtomac ceſſa ſes fonctions. L’homme mourut. Échappoit-on aux ardeurs peſtilentielles du jour, la nuit on reſpiroit la mort avec le ſommeil, dans des cabanes dreſſées à la hâte au milieu des terres défrichées, ſur un ſol dont la végétation trop active & malſaine, conſumoit les hommes avant de nourrir les plantes.

D’après ces obſervations, voici le plan qu’il ſeroit bon de ſuivre dans l’établiſſement d’une colonie nouvelle. En y arrivant, nous examinerions quels ſont les vents qui règnent le plus dans l’archipel de l’Amérique, & nous trouverions qu’ils y ſont réguliers du ſud eſt au nord eſt. Si nous avions la liberté du choix, ſi la nature du terrein n’y mettoit point d’obſtacle, nous éviterions de nous placer ſous le vent, de peur qu’il n’apportât continuellement dans notre ſein la vapeur des terres nouvellement défrichées, & n’infectât par l’exhalaiſon des plantations neuves, une plantation qui ſe ſeroit purifiée avec le tems. Ainſi nous devrions fonder notre colonie au vent de tous les pays, qu’il s’agiroit de mettre en culture. D’abord on conſtruiroit dans les bois tous les logemens, autour deſquels nous ne laiſſerions pas couper un ſeul arbre. Le séjour des bois eſt ſain. La fraîcheur qu’ils conſervent même pendant la plus grande chaleur du jour, empêche cette ſurabondance de tranſpiration, qui fait périr la plupart des Européens, par la séchereſſe & l’acrimonie d’un ſang inflammable & dépouillé de ſon fluide. On allumeroit du feu pendant la nuit dans les caſes, pour diviſer le mauvais air qui pourroit s’y être introduit. Cet uſage établi conſtamment dans certaines parties de l’Afrique, auroit en Amérique l’effet qu’on doit en attendre, eu égard à l’analogie des deux climats.

Ces précautions priſes, nous commencerions à abattre le bois, mais à l’éloignement de cinquante toiſes au moins des cabanes. Lorſque la terre ſeroit découverte, les eſclaves ſeroient envoyés au travail à dix heures du malin ſeulement, c’eſt-à-dire, après que le ſoleil auroit divisé les vapeurs, & que le vent les auroit chaſſées. Les quatre heures perdues depuis le lever du jour, ſeroient plus que compensées par l’activité des cultivateurs dont on ménageroit les forces, & par la conſervation de l’eſpèce humaine. On continueroit cette attention, ſoit qu’il fallût défricher les terres ou les enſemencer, juſqu’à ce que le ſol bien purgé, bien conſolidé, permît d’y établir les colons, & de les occuper à toutes les heures du jour, ſans avoir rien à craindre pour leur sûreté. L’expérience a juſtifié d’avance la néceſſité de toutes ces meſures.