Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 17

XVII. Particularités ſur la Barboude.

La Barboude, qui appartient toute entière à la famille de Codrington, & dont la circonférence eſt de ſix à ſept lieues, a des côtes dangereuſes. C’eſt peut-être, de toutes les iſles de l’Amérique, la plus unie. Les arbres qui la couvrent ſont foibles & peu élevés, parce qu’il ne s’y trouve jamais plus de ſix ou ſept pouces de terre, ſur une couche de pierre à chaux. La nature y a placé une grande abondance de tortues ; un caprice y a fait envoyer des bêtes fauves & pluſieurs eſpèces de gibier ; le haſard y a rempli les bois de pintades & d’autres volailles, échappées des navires dans quelques naufrages. Sur ce ſol, ſont nourris des bœufs, des chevaux, des mulets, pour les travaux des établiſſemens voiſins. On n’y connoît d’autre culture que celle de l’herbe de Guinée, néceſſaire pour la nourriture de ces nombreux troupeaux, dans les ſaiſons où les pâturages manquent. Sa population ſe réduit à trois cens cinquante eſclaves, & au petit nombre d’hommes libres, chargés de les conduire. Cette propriété particulière ne paie aucun tribut à la nation, quoiqu’elle ſoit ſoumiſe aux tribunaux d’Antigoa. L’air y eſt très-pur & très-ſain. Autrefois, les infirmes des autres iſles Angloiſes l’alloient reſpirer, pour arrêter le progrès de leurs maux, ou pour rétablir leurs forces. Cet uſage a ceſſé, depuis que quelques-uns d’entre eux ſe ſont permis des chaſſes deſtructives.

Quoi, pour nourrir des animaux, on laiſſera périr des hommes ! Comment ſouffre-t-on que cet uſage atroce qui attire les imprécations de preſque toute l’Europe ſur les ſouverains, ſur les ſeigneurs de nos contrées, s’établiſſe au-delà des mers ! Je l’ai demandé, & l’on m’a répondu que l’iſle appartenoit aux Codringtons, & qu’ils avoient le droit de diſpoſer de leur propriété à leur fantaiſie. Je demande à préſent ſi le droit, ſacré ſans doute, de la propriété n’a point de limites ? ſi ce droit n’eſt pas dans mille circonſtances, ſacrifié au bien public ? ſi celui qui poſſède une fontaine peut refuſer de l’eau à celui qui ſe meurt de ſoif ? ſi un Codrington mangeroit d’une de ces précieuſes pintades, qui auroit coûté la vie à ſon compatriote, à ſon ſemblable ? ſi celui qui ſeroit convaincu d’avoir laiſſé mourir un malade à ſa porte, ſeroit ſuffiſamment puni par l’exécration générale, & s’il ne mériteroit pas d’être traîné au tribunal des loix comme aſſaſſin ? Poſſeſſeur de la Barboude, vous l’êtes de tous ceux à qui vous avez enlevé la ſalubrité de l’air, qui les auroit conſervés ; & ſi vous n’en êtes pas déſeſpéré en mourant, c’eſt que vous braverez au fond du cœur la juſtice divine. Hâtez-vous de rappeler cet impudique repréſentant, qui alarmé pour un sérail de mulâtreſſes, qui fait, dit-on ſes délices, pourſuit à la rigueur l’exécution de votre barbare défenſe.