Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 16

XVI. Déplorables cataſtrophes arrivées à St. Chriſtophe.

C’eſt à Saint-Chriſtophe que ſe paſſa, en 1756, une ſcène digne d’être racontée.

Un nègre fut aſſocié dès l’enfance aux jeux de ſon jeune maître. Cette familiarité, communément ſi dangereuſe, étendit les idées de l’eſclave, ſans altérer ſon caractère. Quazy mérita bientôt d’être choiſi pour directeur des travaux de la plantation ; & il montra, dans ce poſte important, une intelligence rare & un zèle infatigable. Sa conduite & ſes talens augmentèrent encore ſa faveur. Elle paroiſſoit hors de toute atteinte, lorſque ce chef des ateliers, juſqu’alors ſi chéri & ſi diſtingué, fut ſoupçonné d’avoir manqué à la police établie, & publiquement menacé d’une punition humiliante.

Un eſclave, qui a long-tems échappé aux châtimens, infligés trop facilement & trop ſouvent à ſes pareils, eſt infiniment jaloux de cette diſtinction. Quazy, qui craignoit l’opprobre plus que le tombeau & qui ne ſe flattoit pas de faire révoquer par ſes ſupplications l’arrêt prononcé contre lui, ſortit, à l’entrée de la nuit, pour aller invoquer une médiation puiſſante. Son maître l’aperçut malheureuſement, & voulut l’arrêter. On ſe prend corps à corps. Les deux champions, adroits & vigoureux, luttent quelques momens avec des ſuccès variés. L’eſclave terraſſe à la fin ſon inflexible ennemi, le met hors d’état de ſortir de cette ſituation fâcheuſe, & lui portant un poignard ſur le ſein, lui tient ce diſcours :

« Maître, j’ai été élevé avec vous. Vos plaiſirs ont été les miens. Jamais mon cœur ne connut d’autres intérêts que les vôtres. Je ſuis innocent de la petite faute dont on m’accuſe ; & quand j’en aurois été coupable, vous auriez dû me la pardonner. Tous mes ſens s’indignent au ſouvenir de l’affront que vous me prépariez ; & voici par quels moyens je veux l’éviter ». En diſant ces mots, il ſe coupe la gorge, & tombe mort ſans maudire un tyran qu’il baigne de ſon ſang.

Dans la même iſle, l’amour & l’amitié ſe ſont ſignalés par une tragédie, dont la fable & l’hiſtoire n’avoient point encore fourni l’exemple.

Deux nègres, jeunes, bien faits, robuſtes, courageux, nés avec une âme rare, s’aimoient depuis l’enfance. Aſſociés aux mêmes travaux, ils s’étoient unis par leurs peines, qui, dans les cœurs ſenſibles, attachent plus que les plaiſirs. S’ils n’étoient pas heureux, ils ſe conſoloient au moins dans leurs infortunes. L’amour, qui les fait toutes oublier, vint y mettre le comble. Une négreſſe, eſclave comme eux, avec des regards plus vifs ſans doute & plus brûlans à travers un teint d’ébène que ſous un front d’albâtre, alluma dans ces deux amis une égale fureur. Plus faite pour inſpirer que pour ſentir une grande paſſion, leur amante auroit accepté l’un ou l’autre pour époux : mais aucun des deux ne vouloit la ravir, ne pouvoit la céder à ſon ami. Le tems ne fit qu’accroître les tourmens qui dévoroient leur âme, ſans affoiblir leur amitié ni leur amour. Souvent leurs larmes couloient amères & cuiſantes, dans les embraſſemens qu’ils ſe prodiguoient à la vue de l’objet trop chéri, qui les déſeſpéroit. Ils ſe juroient quelquefois de ne plus l’aimer, de renoncer à la vie plutôt qu’à l’amitié. Toute l’habitation étoit attendrie par le ſpectacle de ces combats déchirans. On ne parloit que de l’amour des deux amis pour la belle négreſſe.

Un jour ils la ſuivirent au fond d’un bois. La, chacun des deux l’embraſſe à l’envi, la ſerre mille fois contre ſon cœur, lui fait tous les ſermens, lui donne tous les noms qu’inventa la tendreſſe ; & tout-à-coup, ſans ſe parler, ſans ſe regarder, ils lui plongent à la fois un poignard dans le ſein. Elle expire ; & leurs larmes, leurs ſanglots, ſe confondent avec ſes derniers ſoupirs. Ils rugiſſent. Le bois retentit de leurs cris forcenés. Un eſclave accourt. Il les voit de loin qui couvrent de leurs baiſers la victime de leur étrange amour. Il appelle, on vient, & l’on trouve ces deux amis qui, le poignard à la main, ſe tenant embraſſés ſur le corps de leur malheureuſe amante, baignés dans leur ſang, expiroient eux-mêmes dans les flots qui ruiſſeloient de leurs propres bleſſures.

Ces amans, ces amis étoient dans les fers. C’eſt dans cette condition aviliſſante, que naiſſent des actions dignes d’étonner l’univers. Malheur à celui que l’énergie de cet amour féroce ne fait pas frémir d’horreur & de pitié. La nature l’a formé, non pas pour l’eſclavage des nègres, mais pour la tyrannie de leurs maîtres. Cet homme aura vécu ſans commiſération, il mourra ſans conſolation ; il n’aura jamais pleuré, jamais il ne ſera pleuré.