Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 15

XV. Ce que St. Chriſtophe eſt devenu ſous la domination Britannique.

Quoique l’Angleterre eût ſu depuis long-tems mieux faire valoir les droits dans cette iſle, elle ne profita pas d’abord de la ceſſion qui la lui laiſſoit toute entière. Sa conquête fut long-tems en proie à des gouverneurs avides, qui vendoient les terres à leur profit, ou qui les diſtribuoient à leurs créatures, ſans pouvoir garantir la durée de la vente ou de la conceſſion, au-delà du terme de leur adminiſtration. Le parlement fit enfin ceſſer ce déſordre. Il ordonna que toutes les terres fuſſent miſes à l’encan, & que le prix en fût porté aux caiſſes de l’état. Depuis cette ſage diſpoſition, les poſſeſſions nouvelles furent cultivées comme les anciennes.

L’iſle, qui eſt généralement, mais très-inégalement étroite, peut avoir une ſurface de trente-ſix lieues quarrées. Des monts entaſſés, ſtériles, quoique couverts de verdure & qui occupent le tiers du terrein, la coupent dans preſque toute ſa longueur. Du pied de ces montagnes ſortent une infinité de ſources qui, la plupart, tariſſent malheureuſement dans la ſaiſon sèche. On voit éparſes dans la plaine, des habitations agréables, propres, commodes, ornées d’avenues, de fontaines & de bosquets. Le goût de la vie champêtre, qui s’est plus conservé en Angleterre que dans les autres contrées de l’Europe civilisée, est devenu une sorte de passion à Saint-Christophe. Jamais on n’y sentit la nécessité de se réunir en petites assemblées, pour tromper l’ennui ; & si les François n’y avoient laissé une bourgade où leurs mœurs règnent encore, on n’y connoîtroit point cet esprit de société qui enfante plus de tracasseries que de plaisirs ; qui, nourri de galanterie, aboutit à la débauche ; qui commence par les joies de la table, & finit par les querelles du jeu. Au lieu de ce simulacre d’union, qui n’est qu’un germe de division, les représentans des propriétaires, presque tous fixés en Europe, vivent au nombre de dix-huit cens sur les plantations, dont, par les bras de vingt-quatre à vingt-cinq mille esclaves, ils arrachent dix-huit millions pesant d’un sucre brut, le plus beau du Nouveau-Monde. Ce produit met la colonie en état de fournir aisément aux dépenses publiques, qui ne passent pas annuellement 68 145 liv. 10 sols.