Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 1

I. Quel étoit l’état de l’Angleterre, lorſqu’elle commença à former des établiſſemens dans les iſles de l’Amérique.

L’Angleterre n’avoit pas encore donné au monde ce grand ſpectacle, lorſqu’elle commença ſes établiſſemens dans l’archipel de l’Amérique. Son agriculture n’embraſſoit alors ni le lin, ni le chanvre. Les tentatives qu’on avoit faites pour élever des mûriers & des vers à ſoie, n’avoient pas été heureuſes. Tous les ſoins du laboureur étoient tournés vers la multiplication des bleds, qui, malgré le goût de la nation pour la vie champêtre, ſuffiſoient rarement à la ſubſiſtance du royaume. Une grande partie de ſes greniers étoient approviſionnés par les champs qui bordent la mer Baltique.

L’induſtrie étoit encore moins avancée que l’agriculture. Elle ſe réduiſoit à des ouvrages de laine. On les avoit multipliés depuis quelques années que l’exportation de la matière première étoit défendue : mais un peuple inſulaire, qui ſembloit ne travailler que pour lui, n’avoit pas ſu donner à ſes étoffes, les agrémens du luxe, que le goût imagine pour le débit & la conſommation. Elles alloient recevoir la teinture & le luſtre en Hollande, d’où elles circuloient dans toute l’Europe, & repaſſoient même en Angleterre.

La navigation occupoit à peine dix mille matelots. Ils étoient au ſervice des compagnies excluſives, qui s’étoient emparées de toutes les branches de commerce, ſans en excepter celle des draps, dont les autres enſemble ne formoient qu’un dixième dans la maſſe des richeſſes vénales de la nation. Celles-ci ſe trouvoient ainſi concentrées dans les mains de trois ou quatre cens perſonnes, qui s’accordoient pour fixer à leur profit le prix des marchandiſes, ſoit à l’entrée, ſoit à la ſortie du royaume. Le privilège de ces monopoleurs s’exerçoit dans la capitale, où la cour vendoit les provinces. Londres ſeul avoit ſix fois plus de vaiſſeaux, que tous les ports de l’Angleterre.

Le revenu public n’étoit pas, ne pouvoit pas être fort conſidérable. Il étoit en ferme ; méthode ruineuſe qui a précédé la régie dans tous les états, & qui ne s’eſt perpétuée que dans les gouvernemens abſolus. La dépenſe étoit proportionnée à la modicité du fiſc. La flotte n’étoit pas nombreuſe ; & les bâtimens qui la compoſoient étoient ſi foibles, qu’au beſoin, les navires marchands étoient convertis en vaiſſeaux de guerre. Cent ſoixante mille hommes de milice, qui compoſoient les forces nationales, étoient armés en tems de guerre. Jamais on ne voyoit de troupes ſur pied durant la paix ; & le prince même n’avoit point de garde.

Avec des moyens ſi bornés au-dedans, la nation ne devoit guère s’étendre par des colonies. Cependant elle en fonda, qui jetèrent de profondes racines de proſpérité. Ces établiſſemens durent leur origine à des événemens, dont la cauſe avoit des ſources bien éloignées dans le paſſé.