Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 4

IV. Les iſles Françoiſes recouvrent la liberté. Obſtacles qui s’oppoſent encore à leurs progrès.

Il ſeroit difficile d’exprimer les tranſports de joie que cet événement excita dans les iſles. Les fers ſous leſquels on gémiſſoit depuis ſi longtems étoient rompus ; & rien ne paroiſſoit déſormais pouvoir ralentir l’activité du travail & de l’induſtrie. Chaque colon donnoit carrière à ſon ambition : chacun ſe flattoit d’une fortune prochaine & ſans bornes. Si leur confiance fut trompée, il n’en faut accuſer ni leur préſomption, ni leur indolence. Leurs eſpérances n’avoient rien qui ne fût dans le cours naturel des choſes ; & toute leur conduite tendoit à les juſtifier, à les affermir. Les préjugés de la métropole leur opposèrent malheureuſement des obſtacles inſurmontables.

D’abord on exigea dans les iſles même, de chaque homme libre, de chaque eſclave des deux ſexes, une capitation annuelle de cent livres peſant de ſucre brut. On repréſenta vainement que l’obligation imposée aux colonies de ne négocier qu’avec la patrie principale, étoit un impôt aſſez onéreux pour tenir lieu de tous les autres. Ces repréſentations ne firent pas l’impreſſion qu’elles méritoient. Soit beſoin, ſoit ignorance du gouvernement ; des cultivateurs qu’il auroit fallu aider par des prêts ſans intérêt, par des gratifications, virent paſſer dans les mains de fermiers avides une portion de leurs récoltes, qui, reversée dans des champs fertiles, auroit augmenté graduellement la reproduction.

Dans le tems que les iſles ſe voyoient ainſi dépouillées d’une partie de leurs denrées ; l’eſprit d’excluſion prenoit en France des meſures certaines pour diminuer le prix de celles qu’on leur laiſſoit. Le privilège de les enlever fut concentré dans un petit nombre de ports. C’étoit un attentat manifeſte contre les rades du royaume, qu’on empêchoit de jouir d’un droit qu’elles avoient eſſentiellement : mais c’étoit un grand malheur pour les colonies, qui, par cet arrangement, voyoient diminuer ſur leurs côtes le nombre des vendeurs & des acheteurs.

À ce déſavantage s’en joignit bientôt un autre. Le miniſtère avoit cherché à exclure les vaiſſeaux étrangers de ſes poſſeſſions éloignées, & il y avoit réuſſi, parce qu’il l’avoit voulu véritablement. Ces navigateurs obtinrent de l’avarice, ce que l’autorité leur refuſoit. Ils achetèrent aux négocians François des paſſe-ports pour aller aux colonies ; & ils rapportoient directement dans leur patrie les chargemens qu’ils avoient pris. Cette infidélité pouvoit être punie & réprimée de cent manières. On s’arrêta à la plus funeſte. Tous les bâtimens ſe virent obligés, non ſeulement de faire leur retour dans la métropole, mais encore dans les ports même d’où ils étoient partis. Une pareille gêne occaſionnoit néceſſairement des frais conſidérables en pure perte, elle devoit influer beaucoup ſur le prix des productions de l’Amérique.

Leur multiplication fut encore arrêtée par les importions dont on les ſurchargea.

Le tabac fut aſſujetti à un droit de 20 ſols par livre.

On proſcrivit d’abord l’indigo des teintures du royaume, ſous prétexte qu’il les détérioroit & qu’il nuiroit à une des cultures de la métropole. Mais lorſque des expériences répétées eurent convaincu les plus opiniâtres que, mêlé avec le paſtel, ou même employé ſeul, il rendoit les couleurs plus belles & plus ſolides, on ſe contenta de l’accabler de taxes. Elles furent telles qu’il ne fut pas poſſible d’en exporter. Ce ne fut qu’en 1693, que celui qui étoit deſtiné pour l’étranger fut délivré de ces vexations.

Le cacao ne ſortit des mains du monopole que pour être aſſujetti en 1693 à un droit de 15 ſols la livre, quoiqu’elle n’en coûtât que 5 dans les colonies. Son introduction dans le royaume ne fut d’abord permiſe que par Rouen & par Marſeille, & depuis ſa liberté prétendue que par ce dernier port.

Le coton qui avoit d’abord échappé aux rigueurs du fiſc, fut chargé en 1664 de 3 livres par cent peſant. Inutilement on réduiſit de moitié cette impoſition en 1691. Cette modification ne fit pas revivre les arbuſtes qu’on avoit extirpés.

La conſommation de gingembre qui a une partie des propriétés du poivre, & qui peut aisément le remplacer, devoit être encouragée. On l’arrêta au moyen d’un droit de 6 livres par quintal. Il fut réduit dans la ſuite à 15 ſols : mais alors les dernières claſſes de citoyens avoient pris pour cette épicerie un mépris que rien ne put vaincre.

La caſſe de l’Amérique n’étoit achetée en France que le quart de ce que coûtoit celle du Levant. Des analyſes bien faites auroient diſſipé le préjugé d’où naiſſoit cette énorme différence dans les prix : mais le gouvernement ne s’aviſa jamais d’un expédient qui devoit augmenter les richeſſes de ſes poſſeſſions.

Le ſucre étoit la plus riche production des iſles. Juſqu’en 1669, l’exportation directe dans tous les ports de l’Europe en avoit été permiſe, ainſi que celle de toutes les denrées des colonies. On voulut à cette époque qu’il ne pût être déposé que dans les rades du royaume. Cet arrangement en augmentoit néceſſairement le prix, & les étrangers qui le trouvoient ailleurs à meilleur marché, contractèrent l’habitude de l’y aller chercher. Cependant le parti qu’on prit de décharger le ſucre des 3 pour cent qu’il avoit payés à ſon entrée, fut cauſe qu’on conſerva quelques acheteurs. Une nouvelle faute acheva de tout perdre.

Les raffineurs demandèrent, en 1682, que la ſortie des ſucres bruts fût prohibée. L’intérêt public paroiſſoit leur unique motif. Il étoit, diſoient-ils, contre tous les bons principes, que les matières premières allâſſent alimenter les fabriques étrangères, & que l’état ſe privât volontairement d’une main-d’œuvre très-précieuſe. Cette raiſon plauſible fît trop d’impreſſion ſur Colbert. Qu’arriva-t-il ? Leur art reſta auſſi cher, auſſi imparfait qu’il l’avoit toujours été. Les peuples conſommateurs ne s’en accommodèrent pas : la culture Françoiſe diminua, & celle des nations rivales reçut un accroiſſement ſenſible.

Quelques colons voyant qu’une expérience ſi fatale ne faiſoit pas abandonner le ſyſtême qu’on avoit pris, ſollicitèrent la permiſſion de raffiner leur ſucre eux-mêmes. Ils avoient tant d’avantages pour faire cette opération à bon marché, qu’ils ſe flattoient de recouvrer bientôt chez les étrangers la préférence qu’on y avoit perdue. Cette nouvelle révolution étoit plus que vraiſemblable, ſi chaque quintal de ſucre raffiné qu’ils envoyoient, n’eût été aſſujetti à un droit de 8 livres à ſon entrée dans le royaume. Tout ce qu’ils purent faire malgré le poids de cette impoſition exceſſive, ce fut de ſoutenir la concurrence des raffineurs François dans l’intérieur de la monarchie. Le produit des ateliers des uns & des autres y fut conſommé tout entier ; & l’on renonça à une branche importante de commerce, plutôt que de reconnoître qu’on s’étoit trompé en défendant l’exportation des ſucres bruts.

Dès-lors, les colonies qui recueilloient vingt-ſept millions peſant de ſucre, ne purent pas le vendre en totalité à la métropole, qui n’en conſommoit que vingt millions. Le défaut de débouchés en réduiſit la culture au pur néceſſaire. Ce niveau ne pouvoit s’établir qu’avec le tems ; & avant qu’on y fût parvenu, la denrée tomba dans un aviliſſement extrême. Cet aviliſſement, qui provenoit auſſi de la négligence qu’on apportoit dans la fabrication, devint ſi conſidérable, que le ſucre brut qui en 1682 ſe vendoit 14 ou 15 francs le cent, n’en valait plus que 5 ou 6 en 1713.

Il n’étoit pas poſſible que dans cet état de choſes, les colons puiſſent multiplier leurs eſclaves, quand même le gouvernement n’y auroit pas mis des obſtacles inſurmontables par de fauſſes vues. La traite des noirs fut toujours confiée à des compagnies excluſives qui en achetèrent conſtamment fort peu, pour être aſſurées de les mieux vendre. On eſt fondé à avancer qu’en 1698, il n’y avoit pas vingt mille nègres dans ces nombreux établiſſemens ; & il ne ſeroit pas téméraire d’aſſurer que la plupart y avoient été introduits par des interlopes. Cinquante-quatre navires de grandeur médiocre, ſuffiſoient pour l’extraction du produit de ces colonies.

Les iſles Françoiſes devoient ſuccomber naturellement ſous le poids de tant d’entraves. Si leurs habitans ne les abandonnèrent pas pour porter ailleurs leur activité, il faut attribuer leur persévérance à des reſſources indépendantes de l’adminiſtration. Lorſqu’on opprimoit quelque production, le colon ſe tournoit rapidement vers une autre que le fifc n’avoit pas encore aperçue, ou qu’il craignoit d’étouffer au berceau. Les côtes ne furent jamais aſſez bien gardées, pour rompre toutes les liaiſons formées avec les navigateurs étrangers. Les brigandages des Flibuſtiers ſe convertiſſoient quelquefois en avances de culture. Enfin, la paſſion tous les jours plus vive de l’ancien monde pour les denrées du nouveau, étoit un grand encouragement à leur multiplication. Cependant ces moyens n’auroient jamais été ſuffiſans pour tirer les colonies Françoiſes de leur état de langueur. Une grande révolution étoit néceſſaire. Elle arriva en 1717.