Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 31

XXXI. Situation actuelle de la Guadeloupe & des petites iſles qui lui ſont ſoumiſes.

Au premier Janvier 1777, la Guadeloupe, en y comprenant les iſles plus ou moins fertiles ſoumiſes à ſon gouvernement, comptait douze mille ſept cens blancs de tout âge & de tout ſexe, treize cens cinquante noirs ou mulâtres libres, & cent mille eſclaves, quoique leur dénombrement ne montât qu’à quatre-vingt-quatre mille cent.

Ses troupeaux comprenoient neuf mille deux cens vingt chevaux ou mulets, quinze mille ſept cens quarante bêtes à corne, & vingt-cinq mille quatre cens moutons, porcs ou chèvres.

Elle avoit pour ſes cultures quatre cens quarante-neuf mille ſix cens vingt-deux pieds de cacao ; onze millions neuf cens ſoixante-quatorze mille quarante-ſix pieds de coton ; dix-huit millions ſept cens quatre-vingt-dix-neuf mille ſix cens quatre-vingt pieds de café ; trois cens quatre-vingt-huit ſucreries qui occupoient vingt-ſix mille quatre-vingt-huit quarrés de terre.

Son gouvernement, ſon tribut & ſes impoſitions étoient les mêmes qu’à la Martinique.

Si ces ſupputations fréquentes fatiguent un lecteur oiſif, on eſpère qu’elles ennuieront moins des calculateurs politiques qui, trouvant dans la population & la production des terres la juſte meſure des forces d’un état, en ſauront mieux comparer les reſſources naturelles des différentes nations. Ce n’eſt que par un regiſtre bien ordonné de cette eſpèce qu’on peut juger avec quelque exactitude de l’état actuel des puiſſances maritimes & commerçantes qui ont des établiſſemens dans le Nouveau-Monde. Ici, l’exactitude fait le mérite de l’ouvrage ; & l’on doit peut-être tenir compte à l’auteur des agrémens qui lui manquent, en faveur de l’utilité qui les remplace. Aſſez de tableaux éloquens, aſſez de peintures ingénieuſes amuſent & trompent la multitude ſur les pays éloignés. Il eſt tems d’apprécier la vérité, le réſultat de leur hiſtoire, & de ſavoir moins ce qu’ils ont été que ce qu’ils ſont : car l’hiſtoire du paſſé, ſur-tout par la manière dont elle a été écrite, n’appartient guère plus au ſiècle où nous vivons que celle de l’avenir. Encore une fois, qu’on ne s’étonne plus de voir répéter ſi ſouvent un dénombrement de nègres & d’animaux, de terres & de productions ; en un mot, des détails qui, malgré la séchereſſe qu’ils offrent à l’eſprit, ſont pourtant les fondemens phyſiques de la ſociété.

La Guadeloupe doit obtenir de ſes cultures une maſſe de productions très-conſidérable, & même plus conſidérable que la Martinique. Elle a beaucoup plus d’eſclaves ; elle en emploie moins à ſa navigation & à ſon commerce ; elle en a placé un grand nombre ſur un ſol inférieur à celui de ſa rivale, mais qui, étant en grande partie nouvellement défriché, donne des récoltes plus abondantes que des terres fatiguées par une longue exploitation. Auſſi eſt-il prouvé que les plantations, qui ne ſont pas dévorées par les fourmis, lui forment un revenu fort ſupérieur à celui qu’obtient la Martinique. Cependant quatre-vingt & un bâtimens de la métropole n’enlevèrent, en 1775, de cette iſle que cent quatre-vingt-huit mille trois cens quatre-vingt-ſix quintaux ſix livres de ſucre brut ou terré, qui rendirent en Europe 7 137 930 l. 16 s. ; ſoixante-trois mille vingt-neuf quintaux deux livres de café, qui rendirent 2 993 860 l. 19 s. ; quatorze cens trente-huit quintaux vingt-ſept livres d’indigo, qui rendirent 1 222 529 l. 10 s. ; mille vingt-trois quintaux cinquante-neuf livres de cacao, qui rendirent 71 651 l. 6 s. ; cinq mille cent quatre-vingt-treize quintaux ſoixante-quinze livres de coton, qui rendirent 1 298 437 l. 10 s. ; ſept cens vingt-ſept cuirs, qui rendirent 6 973 l. ; ſeize quintaux cinquante-ſix livres de carret, qui rendirent 16 560 livres ; douze quintaux ſoixante-deux livres de canéfice, qui rendirent 336 l. 15 s. 10 d. ; cent vingt-cinq quintaux de bois, qui rendirent 3 125 l. Ces ſommes réunies ne ſe montent qu’à 12 751 404 l. 16 s. 10 den.

Quelques productions de la colonie paſſoient à la Martinique. Elle livroit ſes ſirops & quelques autres denrées aux Américains, de qui elle recevoit du bois, des beſtiaux, des farines & de la morue ; ſes cotons à la Dominique qui lui fourniſſoit des eſclaves ; ſes ſucres à Saint-Euſtache qui payoit en argent ou en lettres-de-change & en marchandiſes des Indes Orientales.

La vigilance des derniers adminiſtrateurs a mis quelques bornes à ces liaiſons interlopes. Auſſi-tôt ſe ſont multipliés les navires, François deſtinés à l’extraction des denrées. L’habitude en a conduit beaucoup dans la Guadeloupe proprement dite, à Saint-Charles de la Baſſe-terre, où ſe faiſoient autrefois tous les chargemens, quoique ce ne ſoit qu’une rade foraine dont l’accès eſt difficile, & où le séjour eſt dangereux : mais un plus grand nombre ſe ſont portés à la Pointe-à-Pitre.

C’eſt un port profond & aſſez sûr, placé à l’une des extrémités de la Grande-Terre. Il fut découvert par les Anglois dans le tems qu’ils reſtèrent les maîtres de la colonie ; & ils s’occupoient du ſoin de lui donner de la ſalubrité, lorſque la paix leur arracha leur proie. La cour de Verſailles ſuivit cette idée d’un vainqueur éclairé, & fît tracer, ſans délai, le plan d’une ville qui s’eſt accrue très-rapidement. La nature, les vents, le giſſement des côtes : tout veut que le commerce preſque entier d’une ſi belle poſſeſſion ſe concentre dans cet entrepôt. Il ne doit reſter à Saint-Charles que la réunion des beaux ſucres des Trois-Rivières, & des cafés qui ſe récoltent dans les quartiers du Baillif, de Deſhays, de Bouillante & de la Pointe-Noire. Cependant cette ville continuera à être le ſiège du gouvernement, puiſque c’eſt-là qu’eſt la force, que ſont les fortifications.

Si l’on en croyoit quelques obſervateurs, la colonie devroit s’attendre à décheoir. Sa partie, connue ſous le nom de Guadeloupe, & cultivée depuis très-long-tems, n’eſt pas, diſent-ils, ſuſceptible d’une grande amélioration. Ils aſſurent, d’un autre côté, que la Grande-Terre ne ſe ſoutiendra pas dans l’état floriſſant où un heureux haſard l’a portée. Ce vaſte eſpace, couvert preſque uniquement de ronces, il y a dix-ſept ou dix-huit ans, & qui fournit aujourd’hui les trois cinquièmes des richeſſes territoriales, n’a pas un bon ſol. Les ſucres y ſont d’une qualité très-inférieure. Privé de forêts, de rosées & de rivières, il eſt exposé à de fréquentes séchereſſes qui détruiſent ſes beſtiaux & ſes productions. Le tems ne fera qu’accroître ces calamités.

Nous ſommes bien éloignés d’adopter ces inquiétudes ; & l’on jugera des raiſons de notre sécurité. Les fléaux d’une guerre malheureuſe avoient comme anéanti la Guadeloupe. Mais à peine eut-elle ſubi un joug étranger en 1759, que ſes cultivateurs ſe hâtèrent de relever les ruines de leurs manufactures pour profiter du haut prix que le conquérant mettoit à leurs productions. Les trois années qui ſuivirent la reſtitution furent employées à réédifier des bâtimens conſtruits avec précipitation. Dans les années 1767 & 1768, les chemins de la colonie furent tous refaits, & l’on ouvrit une communication facile entre la Guadeloupe & la Grande-Terre, par le moyen de deux levées de trois mille toiſes chacune, qu’il fallut pratiquer dans des marais. Antérieurement & poſtérieurement à cette époque, furent érigées des fortifications conſidérables & plus de cent batteries ſur les côtes. Ces travaux ont long-tems privé les terres d’une partie des bras deſtinés à les féconder. Actuellement que les eſclaves ſont tous rendus à leurs ateliers, n’eſt-ce pas une heureuſe néceſſité que les denrées ſe multiplient ?

La colonie a d’autres raiſons encore pour eſpérer des accroiſſemens rapides. Il lui reſta des terreins en friche, & ceux qui ſont déjà cultivés ſont ſuſceptibles d’amélioration. Ses dettes ſont peu conſidérables. Avec moins de beſoins que les établiſſemens où la richeſſe a depuis long-tems multiplié les goûts & les déſirs, elle peut accorder davantage au progrès de ſes cultures. Les iſles Angloiſes continueront à lui fournir des eſclaves, ſi les navigateurs François ſe bornent toujours à lui en porter annuellement cinq ou ſix cens comme ils l’ont fait. La réunion de ces circonſtances fait préſumer que la Guadeloupe arrivera bientôt d’elle-même au faîte de ſa proſpérité, ſans le ſecours & malgré les entraves du gouvernement.