Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 27

XXVII. Les François envahiſſent la Guadeloupe. Calamités qu’ils y éprouvent.

Cette iſle, dont la forme eſt fort irrégulière, peut avoir quatre-vingts lieues de tour. Elle eſt coupée en deux par un petit bras de mer, qui n’a pas plus de deux lieues de long, ſur une largeur de quinze à quarante toiſes. Ce canal connu ſous le nom de rivière ſalée, eſt navigable : mais ne peut porter que des pirogues.

La partie de l’iſle qui donne ſon nom à la colonie entière, eſt hériſſée dans ſon centre de rochers affreux où il règne un froid continuel, qui n’y laiſſe croître que des fougères & quelques arbuſtes inutiles couverts de mouſſe. Au ſommet de ces rochers, s’élève à perte de vue, dans la moyenne région de l’air, une montagne appelée la Souphrière. Elle exhale par des ouvertures, une épaiſſe & noire fumée, entremêlée d’étincelles viſibles pendant la nuit. De toutes ces hauteurs couleur des ſources innombrables qui vont porter la fertilité dans les plaines qu’elles arroſent, & tempérer l’air brûlant du climat par la fraîcheur d’une boiſſon ſi renommée, que les galions qui reconnoiſſoient autrefois les iſles du Vent, avoient ordre de renouveler leurs proviſions, de cette eau pure & ſalubre. Telle eſt la portion de l’iſle, nommée par excellence la Guadeloupe. Celle qu’on appelle communément la Grande-Terre, n’a pas été ſi bien traitée par la nature. Son ſol n’eſt pas auſſi fertile, ni ſon climat auſſi ſain & auſſi agréable. Elle eſt à la vérité moins hachée & plus unie : mais les rivières lui manquent généralement. On n’y voit pas même des fontaines. Des aqueducs, qui n’entraîneroient pas de grandes dépenſes, la feront jouir, ſans doute, avec le tems, de cet avantage de l’autre partie de la colonie.

Aucune nation Européenne n’avoit occupé cette iſle, lorſque cinq cens cinquante François, conduits par deux gentils’hommes nommés Loline & Dupleſſis, y arrivèrent de Dieppe le 28 juin 1635. La prudence n’avoit pas dirigé leurs préparatifs. Leurs vivres avoient été ſi mal choiſis, qu’ils s’étoient corrompus dans la traversée ; & on en avoit embarqué ſi peu, qu’il n’en reſta plus au bout de deux mois. La métropole n’en envoyoit pas ; Saint-Chriſtophe en refuſa, ſoit par diſette, ſoit faute de volonté ; & les premiers travaux de culture qu’on avoit faits dans le pays, ne pouvoient encore rien donner. Il ne reſtoit de reſſource à la colonie que dans les ſauvages : mais le ſuperflu d’un peuple, qui, cultivant peu, n’avoit jamais formé de magaſins, ne pouvoit être conſidérable. On ne voulut pas ſe contenter de ce qu’ils apportoient volontairement eux-mêmes. La réſolution fut priſe de les dépouiller ; & les hoſtilités commencèrent le 6 janvier 1636.

Les Caraïbes ne ſe croyant pas en état de réſiſter ouvertement à un ennemi qui tiroit tant d’avantage de la ſupériorité de ſes armes, détruiſirent leurs vivres, leurs habitations, & ſe retirèrent à la Grande-Terre ou dans les iſles voiſines. C’eſt de-là que les plus furieux repaſſant dans l’iſle d’où on les avoit chaſſés, alloient s’y cacher dans l’épaiſſeur des forêts. Le jour, ils perçoient de leurs flèches empoiſonnées, ils aſſommoient à coup de maſſue tous les François qui ſe diſperſoient pour la chaſſe ou pour la pêche. La nuit, ils brûloient les caſes, & ravageoient les plantations de leurs injuſtes raviſſeurs.

Une famine horrible fut la ſuite de ce genre de guerre. Les colons en vinrent juſqu’à brouter l’herbe, juſqu’à manger leurs propres excrémens, juſqu’à déterrer les cadavres pour s’en nourrir. Pluſieurs qui avoient été eſclaves à Alger, déteſtèrent la main qui avoit brisé leurs fers ; tous maudiſſoient leur exiſtence. C’eſt ainſi qu’ils expièrent le crime de leur invaſion, juſqu’à ce que le gouvernement d’Aubert eut amené la paix avec les ſauvages, à la fin de 1640. Quand on penſe à l’injuſtice des hoſtilités que les Européens ont commiſes dans toute l’Amérique, on eſt tenté de ſe réjouir de leurs déſaſtres, & de tous les fléaux qui ſuivent les pas de ces féroces oppreſſeurs. L’humanité, briſant alors tous les nœuds du ſang & de la patrie qui nous attachent aux habitans de notre hémiſphère, change de liens, & va contrarier au-delà des mers, avec les ſauvages Indiens, la parenté, qui unit tous les hommes, celle du malheur & de la pitié.