Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 4

IV. Révolutions arrivées dans la Lybie.

Rien n’eſt plus ténébreux que les premiers âges de cette immenſe contrée. Le cahos commence à ſe débrouiller à l’arrivée des Carthaginois. Ces négocians, d’origine Phénicienne, bâtiſſent, cent trente-ſept ans avant la fondation de Rome, une ville, dont le territoire, d’abord très-borné, s’étend avec le tems à tout le pays connu de nos jours ſous le nom de royaume de Tunis, & plus loin enſuite. L’Eſpagne, la plupart des iſles de la Méditerranée, tombent ſous ſa domination. Beaucoup d’autres états paroiſſoient devoir encore groſſir la maſſe de cette puiſſance énorme, lorſque ſon ambition ſe heurta contre celle des Romains. À l’époque de ce terrible choc, il s’établit entre les deux nations une guerre ſi acharnée & ſi furieuſe, qu’il fut aisé de voir qu’elle ne finiroit que par la deſtruction de l’une ou de l’autre. Celle qui étoit dans la force de ſes mœurs républicaines & patriotiques, prit, après les combats les plus ſavans & les plus opiniâtres, une ſupériorité décidée ſur celle qui étoit corrompue par ſes richeſſes. Le peuple commerçant devint l’eſclave du peuple guerrier.

Le vainqueur reſta en poſſeſſion de ſa conquête, juſque vers le milieu du cinquième ſiècle. Les Vandales, pouſſés par leur première impétuoſité au-delà de l’Eſpagne dont ils s’étoient emparés, paſſèrent les colonnes d’Hercule, & ſe répandirent dans la Lybie comme un torrent. Sans doute ces conquérans y auroient maintenu les avantages de leur irruption, s’ils euſſent conſervé l’eſprit militaire que leur roi Genſeric leur avoit donné. Mais cet eſprit s’anéantit avec ce barbare, qui avoit du génie. La diſcipline ſe relâcha, & alors s’écroula le gouvernement qui ne portoit que ſur cette baſe.

Belizaire ſurprit ces peuples dans cette confuſion, les extermina, & rétablit l’empire, dans ſes anciens droits : mais ce ne fut que pour un moment. Les grands hommes qui peuvent former & mûrir une nation naiſſante, ne ſauroient rajeunir une nation, vieillie & tombée.

Il s’en préſente un grand nombre de raiſons, toutes également palpables. Le fondateur s’adreſſe à un homme neuf, qui ſent ſon malheur, dont la leçon continue le diſpoſe à la docilité ; il n’a qu’à préſenter le viſage & le caractère de la bienfaiſance, pour ſe faire écouter, obéir & chérir ; l’expérience journalière donne de la confiance en ſa perſonne & de la force à ſes conſeils. On eſt bientôt forcé de lui reconnoître une grande ſupériorité de lumières. Il prêche la vertu qui ſera toujours d’autant plus impérieuſe que le diſciple ſera plus ſimple. Il ne lui eſt pas difficile de décrier le vice dont le vicieux eſt la première victime. Il n’attaque de vive force que les préjugés qu’il ſe promet de renverſer. Il emploie la main du tems à couper la racine des autres ; & l’ignorance, qui ne ſauroit démêler le but de les projets, lui en aſſure le ſuccès. Sa politique lui ſuggère cent moyens d’étonner, & il ne tarde pas à obtenir de la vénération. Alors il commande, & ſes ordres ſeront appuyés, ſelon la circonſtance, de l’autorité du ciel. Il eſt grand-prêtre & légiſlateur pendant ſa vie. Après ſa mort, il a des autels ; il eſt invoqué ; il eſt dieu. La condition du reſtaurateur d’une nation corrompue eſt bien différente. C’eſt un architecte qui ſe propoſe de bâtir ſur une aire couverte de ruines. C’eſt un médecin qui tente la guériſon d’un cadavre gangrené. C’eſt un ſage qui prêche la réforme à des endurcis. Il n’a que de la haine & des persécutions à obtenir de la génération préſente. Il ne verra pas la génération future. Il produira peu de fruit, avec beaucoup de peine, pendant ſa vie, & n’obtiendra que de ſtériles regrets après ſa mort. Une nation ne ſe régénère que dans un bain de ſang. C’eſt l’image du vieil Æſon, à qui Médée ne rendit la jeuneſſe qu’en le dépeçant & en le faiſant bouillir. Quand elle eſt déchue, il n’appartient pas à un homme de la relever. Il ſemble que ce ſoit l’ouvrage d’une longue ſuite de révolutions. L’homme de génie paſſe trop vite, & ne laiſſe point de poſtérité.

Dans le ſeptième ſiècle, les Sarraſins, redoutables par leurs inſtitutions & par leurs ſuccès, armés du glaive & de l’alcoran, obligèrent les Romains, affoiblis par leurs diviſions, à repaſſer les mers, & groſſirent de l’Afrique Septentrionale la vaſte domination que Mahomet venoit de fonder avec tant de gloire. Les lieutenans du calife arrachèrent dans la ſuite ces riches dépouilles à leur maître. Ils érigèrent en états indépendans les provinces commiſes à leur vigilance.

Cette diviſion dans les forces & dans la puiſſance inſpira aux Turcs l’ambition de ſe rendre maîtres de ce vaſte territoire. Leurs ſuccès furent peut-être plus rapides qu’ils ne l’avoient eſpéré : mais une nouvelle révolution réduiſit bientôt à rien ou à peu de choſe des conquêtes ſi conſidérables.

Les pachas ou vice-rois chargés de conduire les pays aſſujettis, y portèrent cet eſprit de ravage dont leur nation a laiſſé par-tout des traces ineffaçables. Ce n’étoient pas ſeulement les peuples qui étoient exposés à des rapines perpétuelles : l’oppreſſion s’étendoit ſur les troupes, quoique toutes Ottomanes. Ces ſoldats, plus diſposés à faire des injuſtices qu’à les ſupporter, repréſentèrent à la Porte que les Maures & les Arabes, aigris par des actes répétés de tyrannie, étoient à la veille de ſe révolter ; que l’Eſpagne, de ſon côté, ſe diſpoſoit à une invaſion prochaine ; & que l’armée, incomplète & mal payée, n’avoit ni le pouvoir, ni la volonté de prévenir ces événemens fâcheux. On ne voyoit qu’un moyen efficace pour ſe garantir de tant de calamités : c’étoit un gouvernement particulier, qui, ſous la protection du sérail, & en lui payant tribut, pourvoiroit lui-même à ſa conſervation & à ſa défenſe. Le plan proposé fut adopté, après quelques difficultés. Alger, Tunis, Tripoli, reçurent la même légiſlation. C’eſt une eſpèce d’ariſtocratie. Le chef qui, ſous le nom de dey, conduit la république, eſt choiſi par la milice, qui eſt toujours Turque, & qui compoſe ſeule la nobleſſe du pays. Il eſt rare que ces élections ſe faſſent ſans effuſion de ſang ; & il eſt ordinaire qu’un homme élu dans le carnage ſoit maſſacré dans la ſuite, par des gens inquiets, qui veulent s’emparer de ſa place, ou la vendre pour s’avancer. L’empire de Maroc, quoique héréditaire, eſt ſujet aux mêmes révolutions. On va voir à quelle dégradation cette anarchie a réduit une grande partie du globe.