Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 33

XXXIII. L’Eſpagne commence à ſortir de ſa léthargie.

Il nous eſt doux de pouvoir penſer, de pouvoir écrire que la condition de l’Eſpagne devient tous les jours meilleure. La nobleſſe n’affecte plus ces airs d’indépendance qui embarraſſoient quelquefois le gouvernement. On a vu arriver des hommes nouveaux, mais habiles, au maniement des affaires publiques qui furent trop long-tems l’apanage de la naiſſance ſeule. Les campagnes, mieux peuplées & mieux cultivées, offrent moins de ronces & plus de récoltes. Il ſort des ateliers de Grenade, de Malaga, de Séville, de Priego, de Tolède, de Talavera, & ſur-tout de Valence, des ſoieries qui ont de la réputation & qui la méritent. Ceux de Saint-Ildephonſe donnent de très-belles glaces ; ceux de Guadalaxara & d’Eſcaray des draps fins & des écarlates ; ceux de Madrid des chapeaux, des rubans, des tapisseries, de la porcelaine. La Catalogne entière est couverte de manufactures d’armes & de quincaillerie, de bas & de mouchoirs de soie, de toiles peintes de coton, de lainages communs, de galons & de dentelles. Des communications de la capitale avec les provinces commencent à s’ouvrir, & ces magnifiques voies sont plantées d’arbres utiles ou agréables. On creuse des canaux d’arrosement ou de navigation, dont le projet, conçu par des étrangers, avoit si long-tems révolté l’orgueil du ministère & celui des peuples. D’excellentes fabriques de papier ; des imprimeries de très-bon goût ; des sociétés consacrées aux beaux-arts, aux arts utiles & aux sciences, étoufferont tôt ou tard les préjugés & l’ignorance. Ces sages établissemens seront secondés par les jeunes gens que le ministère fait instruire dans les contrées dont les connoissances ont étendu la gloire ou les prospérités. Le vice des tributs, si difficile à corriger, a déjà subi des réformes très-avantageuses. Le revenu national, anciennement si borné, s’est élevé, dit-on, à 140 400 000 liv. Si le cadastre, dont la confection occupe la cour de Madrid depuis 1749, eſt fait ſur de bons principes, & qu’il ſoit exécuté, le fiſc verra encore croître ſes reſſources, & les contribuables ſeront ſoulagés.

À la mort de Charles-Quint, le tréſor public étoit ſi obéré, qu’on mit en délibération, s’il ne convenoit pas d’annuler tant d’engagemens funeſtes. Ils furent portés à un milliard, ou peut-être plus, ſous le règne inquiet & orageux de ſon fils Philippe. L’intérêt des avances faites au gouvernement abſorboit, en 1688, tout le produit des impoſitions ; & ce fut alors une néceſſité de faire une banqueroute entière. Les événemens qui ſuivirent cette grande criſe furent tous ſi malheureux, que les finances retombèrent ſubitement dans le cahos, d’où une réſolution extrême, mais néceſſaire, les avoit tirées. Une adminiſtration plus éclairée mit au commencement du ſiècle un ordre dans les recouvremens, une règle dans les dépenſes qui auroient libéré l’état, ſans les révolutions qui s’y ſuccédèrent avec une rapidité qu’on a peine à ſuivre. Cependant la couronne me devoit, en 1759, que 160 000 000 de livres que Ferdinand laiſſoit dans ſes coffres. Son ſucceſſeur employa la moitié de cette ſomme à la liquidation de quelques dettes. Le reſte fut conſommé par la guerre de Portugal, par l’augmentation de la marine, par mille dépenſes néceſſaires pour tirer la monarchie de la langueur où deux ſiècles d’ignorance & d’même l’avoient plongée.

La vigilance du nouveau gouvernement ne s’eſt pas bornée à réprimer une partie des déſordres qui ruinoient ſes poſſeſſions d’Europe. Il a été porté un œil attentif ſur quelques-uns des abus qui arrêtoient la proſpérité de ſes colonies. Leurs chefs ont été choiſis avec plus de ſoin & mieux ſurveillés. On a réformé quelques-uns des vices qui s’étoient gliſſés dans les tribunaux. Toutes les branches d’adminiſtration ont été améliorées. Le ſort même des Indiens eſt devenu moins malheureux.