Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 32

XXXII. Calamités que l’aveuglement de la cour d’Eſpagne accumula ſur les colonies.

Pendant que la métropole dépériſſoit, il n’étoit pas poſſible que les colonies proſpérâſſent. Si les Eſpagnols euſſent connu leurs vrais intérêts, peut-être à la découverte de l’Amérique ſe fuſſent-ils contentés de former avec les Indiens des nœuds honnêtes, qui auroient établi entre les deux nations une dépendance & un profit réciproques. Les productions des ateliers de l’ancien-monde, euſſent été échangées contre celles des mines du nouveau ; & le fer ouvragé eût été payé, à poids égal, par de l’argent brut. Une union fiable, ſuite néceſſaire d’un commerce paiſible, ſe ſeroit formée ſans répandre du ſang, ſans dévaſter des empires. L’Eſpagne n’en ſeroit pas moins devenue maîtreſſe du Mexique & du Pérou ; parce que tout peuple qui cultive les arts, ſans en communiquer les procédés & la pratique, aura une ſupériorité réelle ſur ceux auxquels il en vend les productions.

On ne raiſonna pas ainſi. La facilité qu’on avoit trouvée à ſubjuguer les Indiens ; l’aſcendant que prit l’Eſpagne ſur l’Europe entière ; l’orgueil ſi ordinaire aux conquérans ; l’ignorance des vrais principes du commerce : ces raiſons, & pluſieurs autres, empêchèrent d’établir dans le Nouveau-Monde une adminiſtration fondée ſur de bons principes.

La dépopulation de l’Amérique fut le déplorable effet de cette confuſion. Les premiers pas des conquérans furent marqués par des ruiſſeaux de ſang. Auſſi étonnés de leurs victoires, que le vaincu l’étoit de ſa défaite, ils prirent dans l’ivreſſe de leurs ſuccès, le parti d’exterminer ceux qu’ils avoient dépouillés. Des peuples innombrables diſparurent de la terre à l’arrivée de ces barbares ; & c’eſt la ſoif de l’or, c’eſt le fanatiſme qu’on accuſoit de tant de cruautés abominables.

Mais la férocité naturelle de l’homme, qui n’étoit enchaînée ni par la frayeur des châtimens, ni par aucune eſpèce de honte, ni par la préſence de témoins policés, ne déroboit-elle pas aux yeux des Eſpagnols, l’image d’une organiſation ſemblable à la leur, baſe primitive de la morale ; & ne les portoit-elle pas à traiter ſans remords leurs frères nouvellement découverts, comme ils traitoient les bêtes ſauvages de l’ancien hémiſphère ? La cruauté de l’eſprit militaire ne s’accroît-elle pas à raiſon des périls qu’on a courus, de ceux qu’on court, & de ceux qui reſtent à courir ? Le ſoldat n’eſt-il pas plus ſanguinaire à une grande diſtance, que ſur les frontières de ſa patrie ? Le ſentiment de l’humanité ne s’affoiblit-il pas à meſure qu’on s’éloigne de ſon pays ? Pris dans les premiers momens pour des dieux, les Eſpagnols ne craignirent-ils pas d’être démaſqués, d’être maſſacrés ? Ne ſe défièrent-ils pas des démonſtrations de bienveillance qu’on leur prodiguoit ? La première goutte de ſang versée, ne crurent-ils pas que leur sécurité exigeoit qu’on le répandît à flots ? Cette poignée d’hommes enveloppée d’une multitude innombrable d’indigènes, dont elle n’entendoit pas la langue, & dont les mœurs & les uſages lui étoient inconnus, ne fut-elle pas ſaiſie d’alarmes & de terreurs bien ou mal fondées ?

Semblable aux Viſigots, dont ils étoient les deſcendans ou les eſclaves, les Eſpagnols partagèrent entre eux les terres déſertes & les hommes qui avoient échappé à leur épée. La plupart de ces misérables victimes ne ſurvécurent pas long-tems au carnage, dans un état d’eſclavage pire que la mort. Les loix faites de tems en tems pour modérer la dureté de cette ſervitude, ne produiſirent que peu de ſoulagement. La férocité, l’orgueil, l’avidité ſe jouoient également des ordres d’un monarque trop éloigné, & des larmes des malheureux Indiens.

Les mines furent encore une plus grande cauſe de deſtruction. Depuis la découverte du Nouveau-Monde, ce genre de richeſſe abſorboit tous les ſentimens des Eſpagnols. Inutilement quelques hommes plus éclairés que leur ſiècle, leur crioient : laiſſez l’or, ſi la ſurface de la terre qui le couvre peut produire un épi dont vous faſſiez du pain, un brin d’herbe que vos brebis puiſſent paître. Le ſeul métal dont vous ayez vraiment beſoin, c’eſt le fer. Conſtruiſez-en vos ſcies, vos marteaux, les ſocs de vos charrues ; mais ne les tranſformez pas en outils meurtriers. La quantité d’or néceſſaire aux échanges des nations eſt ſi petite ; pourquoi donc la multiplier ſans fin ? Quelle importance y a-t-il à repréſenter cent aunes de toile ou de drap, par une livre ou par vingt livres d’or ? Les Eſpagnols firent comme le chien de la fable, qui lâcha l’aliment qu’il portoit à ſa gueule, pour ſe jeter ſur ſon image qu’il voyoit au fond des eaux, où il ſe noya.

Malheureuſement les Indiens devinrent les victimes de cette erreur funeſte. Précipités dans des abîmes profonds, où ils étoient privés de la lumière du jour, du bonheur de reſpirer un air doux & ſain, de la conſolation de mêler leurs pleurs avec les larmes de leurs proches & de leurs amis, ces infortunés creuſoient leur tombeau ſous des voûtes ténébreuſes qui recèlent aujourd’hui plus de cendres de morts que de pouſſière ou de grains d’or. Comme toutes les nations de l’univers étoient révoltées de ces barbaries, les écrivains Eſpagnols eſſayèrent de prouver que le travail des mines n’avoit rien de dangereux : mais on en croyoit aux démonſtrations phyſiques. On n’ignoroit point que l’on n’habite pas les entrailles obſcures de la terre, ſans inconvénient pour les yeux ; qu’on ne reſpire pas des vapeurs mercurielles, ſulfureuſes, arſenicales, toutes peſtilentielles, ſans inconvénient pour la poitrine ; qu’on ne reçoit pas par les pores de la peau, qu’on n’avale pas par la bouche des eaux mal-ſaines, ſans inconvénient pour l’eſtomac & pour les humeurs du corps. On voyoit ſortir de nos mines la mort ſous toutes les formes, avec la toux cruelle, avec l’hideuſe atrophie, avec le noir maraſme, avec les convulſions, le raccourciſſement, les diſtorſions des membres. On voyoit aux mineurs les rides, la foibleſſe, le tremblement, la caducité, à l’âge de la ſanté vigoureuſe ; & loin d’accorder quelque créance au récit des Eſpagnols, on s’indignoit de leur mauvaiſe foi, lorſqu’on ne ſe moquoit pas de leur ignorance.

Pour ſe dérober à ces tombeaux & aux autres actes de la tyrannie Européenne, beaucoup d’Américains ſe réfugièrent dans des forêts, dans des montagnes inacceſſibles. Dans ces climats âpres & ſauvages, ils contractoient un caractère féroce qui coûta ſouvent des larmes & du ſang à leurs impitoyables oppreſſeurs.

Dans quelques cantons, le déſeſpoir fut porté ſi loin, que, pour ne pas laiſſer des héritiers de leur infortune, les hommes réſolurent unanimement de n’avoir aucun commerce avec les femmes. Cette triſte conjuration contre la nature & contre le plus doux de ſes plaiſirs, l’unique événement de cette eſpèce, que l’hiſtoire nous ait tranſmis, ſemble avoir été réſervée à l’époque de la découverte du Nouveau-Monde, pour caractériſer à jamais la tyrannie Eſpagnole. Que pouvoient oppoſer les Américains à la ſoif de détruire, que l’horrible vœu de ne ſe reproduire jamais ? Ainſi la terre fut doublement ſouillée ; du ſang des pères, & du germe des enfans.

Dès-lors, cette terre fut comme maudite pour ſes barbares conquérans. L’empire qu’ils ayoient fondé s’écroula bientôt de toutes parts. Les progrès du déſordre & du crime furent rapides. Les fortereſſes les plus importantes tombèrent en ruine. Il n’y eut dans le pays ni armes, ni magaſins. Le ſoldat qui n’étoit ni exercé, ni nourri, ni vêtu, devint mendiant ou voleur. On oublia juſqu’aux élémens de la guerre & de la navigation, juſqu’au nom des inſtrumens propres à ces deux arts ſi néceſſaires.

Le commerce ne fut que l’art de tromper. L’or & l’argent, qui devoient entrer dans les coffres du ſouverain, furent continuellement diminués par la fraude, & réduits au quart de ce qu’ils devoient être. Tous les ordres corrompus par l’avarice, ſe donnoient la main pour empêcher la vérité d’arriver au pied du trône, ou pour ſauver les prévaricateurs que la loi avoit proſcrits. Les premiers & les derniers magiſtrats agirent toujours de concert pour appuyer leurs injuſtices réciproques.

Le cahos où ces brigandages plongèrent les affaires, amena le funeſte expédient de tous les états mal adminiſtrés ; des impoſitions ſans nombre. On paroiſſoit s’être proposé la double fin d’arrêter toute induſtrie, & de multiplier les vexations.

L’ignorance marchoit de front avec l’injuſtice. L’Europe étoit alors peu éclairée. La lumière même qui commençoit à s’y répandre, étoit repouſſée par l’Eſpagne. Cependant un voile plus épais encore couvroit l’Amérique. Les notions les plus ſimples ſur les objets les plus importans, y étoient entièrement effacées.

Comme l’aveuglement eſt toujours favorable à la ſuperſtition, les miniſtres de la religion un peu moins aveuglas que les colons, prirent ſur lui un aſcendant décidé dans toutes les affaires. Plus aſſurés de l’impunité, ils furent toujours plus hardis à violer tout principe d’équité, toute règle de mœurs & de décence. Les moins corrompus faiſoient le commerce ; les autres abusèrent de leur miniſtère & de la terreur des armes eccléſiaſtiques, pour arracher aux Indiens tout ce qu’ils avoient.

La haîne qui ſe mit entre les Eſpagnols nés dans le pays, & ceux qui arrivoient d’Europe, acheva de tout perdre. La cour avoit imprudemment jeté les ſemences de cette diviſion malheureuſe. De faux rapports lui peignirent les créoles comme des demi-barbares, preſque comme des Indiens. Elle ne crut pas pouvoir compter ſur leur intelligence, ſur leur courage, ſur leur attachement ; & elle prit le parti de les éloigner de tous les poſtes utiles ou honorables. Cette réſolution injurieuſe les aigrit. Loin de travailler à les apaiſer, les dépoſitaires de l’autorité ſe firent un art d’envenimer leur chagrin par des partialités humiliantes. Il s’établit entre les deux claſſes, dont l’une étoit accablée de faveurs & l’autre de refus, une averſion inſurmontable. Elle ſe manifeſta par des éclats, qui, plus d’une fois, ébranlèrent l’empire de la métropole dans le Nouveau-Monde. Ce levain étoit fomenté par le clergé créole & le clergé Européen, qui avoient auſſi contracté la contagion de ces diſcordes.