Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 3

III. Les Eſpagnols ont été réduits à combattre continuellement dans le Chili. Manière dont leurs ennemis font la guerre.

Ces hoſtilités meurtrières ſe ſont renouvelées, à meſure que les uſurpateurs ont voulu étendre leur empire, ſouvent même lorſqu’ils n’avoient pas cette ambition. Les combats ont été ſanglans, & n’ont guère été interrompus que par des trêves plus ou moins courtes. Cependant depuis 1771, la tranquilité n’a pas été troublée.

Les Araucos ſont dans ces contrées les ennemis les plus ordinaires, les plus intrépides, les plus irréconciliables de l’Eſpagne. Souvent ils ſont joints par les habitans de Tucapel & de la rivière Biobio, par ceux qui s’étendent vers les Cordelières. Comme ces peuples ſont plus rapprochés par leurs habitudes des ſauvages de l’Amérique Septentrionale que des Péruviens leurs voiſins, les confédérations qu’ils forment ſont toujours à craindre.

Ils ne portent à la guerre que leurs corps & ne traînent après eux ni tentes, ni bagage. Les mêmes arbres, dont ils tirent leur nourriture, leur fourniſſent les lances & les javelots dont ils ſont armés. Aſſurés de trouver dans un lieu ce qu’ils avoient dans un autre ; ils abandonnent ſans regret le pays qu’ils ne peuvent plus défendre. Tout séjour leur eſt égal. Leurs troupes, ſans embarras de vivres ni de munitions, ſe meuvent avec une agilité ſurprenante. Ils expoſent leur vie en gens qui n’y ſont pas attachés ; & s’ils perdent leur champ de bataille, ils retrouvent leurs magaſins & leurs campemens par-tout où il y a des terres couvertes de fruits.

Ce ſont les ſeuls peuples du Nouveau-Monde qui aient osé ſe meſurer avec les Européens en raſe campagne, & qui aient imaginé l’uſage de la fronde pour lancer de loin la mort à leurs ennemis. Leur audace s’élève juſqu’à attaquer les poſtes les mieux fortifiés. Ces emportemens leur réuſſiſſent quelquefois, parce qu’ils reçoivent continuellement des ſecours qui les empêchent de ſentir leurs pertes. S’ils en font d’aſſez marquées pour ſe rebuter, ils ſe retirent à quelques lieues, & cinq ou ſix jours après, ils vont fondre d’un autre côté. Ces barbares ne ſe croient battus que lorſqu’ils ſont enveloppés. S’ils peuvent gagner un lieu d’un accès difficile, ils ſe jugent vainqueurs. La tête d’un Eſpagnol qu’ils portent en triomphe les conſole de la mort de cent Indiens.

Quelquefois les hoſtilités ſont prévues de loin & concertées avec prudence. Le plus ſouvent un ivrogne crie qu’il faut prendre les armes. Les eſprits s’échauffent. On choiſit un chef ; & voilà la guerre. Dans les ténèbres de la nuit fixée pour la rupture, on tombe ſur le premier village où il y a des Eſpagnols, & de-là le carnage eſt porté dans d’autres. Tout y eſt maſſacré, excepté les femmes Européennes qu’on ne manque jamais de s’approprier. De-là l’origine de tant d’indiens blancs & blonds.

Comme ces Américains font la guerre ſans frais, ſans embarras, ils n’en craignent pas la durée, & ont pour principe de ne jamais demander la paix. La fierté Eſpagnole doit ſe plier à en faire toujours les premières ouvertures. Lorſqu’elles ſont favorablement reçues, on tient une conférence. Le gouverneur du Chili & le général Indien, accompagnés des capitaines les plus diſtingués des deux partis, règlent, dans les plaiſirs de la table, les conditions de l’accommodement. La frontière étoit autrefois le théâtre de ces aſſemblées. Les deux dernières ont été tenues dans la capitale de la colonie. On a même obtenu des ſauvages, qu’ils y auroient habituellement quelques députés, chargés de maintenir l’harmonie entre les deux peuples.