Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 29

XXIX. Principes deſtructeurs ſur leſquels l’Eſpagne fonda d’abord ſes liaiſons avec le Nouveau-Monde.

À peine l’Eſpagne avoit découvert cet autre hémiſphère, qu’elle eut l’idée d’un ſyſtême inconnu aux peuples de l’antiquité, & que les nations modernes ont depuis adopté, celui de s’aſſurer de toutes les productions de ſes colonies & de leur approviſionnement entier. Dans cette vue, on ne ſe contenta pas d’interdire à ces nouveaux établiſſemens, ſous des peines capitales, toute liaiſon étrangère ; le gouvernement pouſſa la rigueur juſqu’à rendre toute communication entre eux impraticable, juſqu’à leur défendre d’envoyer aucun de leurs navires dans le lieu de leur origine. Cet eſprit de jalouſie ſe manifeſta dans la métropole même. Il y fut d’abord permis, à la vérité, de partir de différens ports : mais les retours devoient tous ſe faire à Séville. Les richeſſes que cette préférence accumula dans le ſein de cette ville, la mirent bientôt en état d’obtenir que les bâtimens ſeroient expédiés de ſa rade, comme ils devoient y revenir. La rivière qui baigne ſes murs ne ſe trouvant pas ſuffiſante dans la ſuite pour recevoir des vaiſſeaux qui, peu-à-peu, avoient acquis de la grandeur, ce fut la preſqu’iſle de Cadix qui devint l’entrepôt général.

Il fut défendu à tous les négocians étrangers, fixés dans ce port devenu célèbre, de prendre part directement à un commerce ſi lucratif. En vain ils repréſentèrent que, conſommant les denrées du royaume, payant les impoſitions, encourageant l’agriculture, l’induſtrie, la navigation, ils devoient être regardés comme citoyens. Ces raiſons ne furent jamais ſenties dans une cour où la coutume étoit la loi ſuprême. Il fallut toujours que ces hommes riches, actifs, éclairés, qui ſoutinrent ſeuls pendant long-tems les liaiſons de l’ancien & du Nouveau-Monde, couvriſſent, avec plus de dégoûts & d’embarras qu’on ne le croiroit, leurs moindres opérations d’un nom Eſpagnol.

La liberté de faire des expéditions pour les grands établiſſemens qui ſe formoient de toutes parts dans l’autre hémiſphère, fut très limitée pour les naturels du pays eux-mêmes. Le gouvernement prit le parti de régler tous les ans le nombre des bâtimens qu’il convenoit d’envoyer, & le tems de leur départ.

Il entra dans ſa politique de rendre ces voyages rares, & la permiſſion d’équiper un navire devint une faveur très-ſignalée. Pour l’arracher, on rempliſſoit d’intrigues la capitale de l’empire, & on entretenoit la corruption dans tous les bureaux.

Sous prétexte de prévenir les fraudes, d’établir un ordre invariable, de procurer une sûreté entière à des vaiſſeaux richement chargés, on multiplia tellement les lenteurs, les viſites, les inquiſitions, les équipages, les formalités de tous les genres, en Europe & en Amérique, que les faux-frais doublèrent la valeur de quelques marchandiſes, & augmentèrent beaucoup la valeur de toutes.

L’oppreſſion des douanes acheva de tout perdre. Les objets exportés pour l’autre hémiſphère, furent aſſujettis à des droits tels qu’il n’en avoit jamais exiſté dans aucun ſiècle, ni ſur aucune partie du globe. Le prix même qu’on en avoit retiré fut impoſé. L’or en retour devoit quatre pour cent, & l’argent en devoit neuf.