Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 28

XXVIII. Impôts établis dans l’Amérique Eſpagnole.

Lorſque le gouvernement ſera forcé de renoncer à ce qu’il perçoit encore de droits ſur les métaux, il lui reſtera de grandes reſſources pour ſes dépenſes de ſouveraineté. La principale auroit dû être la dixme que Ferdinand s’étoit fait céder par la cour de Rome : mais Charles-Quint, par des motifs qu’il n’eſt pas aisé de deviner, s’en dépouilla pour les évêques, pour les chapitres, pour les curés, pour les hôpitaux, pour la conſtruction des temples, pour des hommes & des établiſſemens déjà trop riches ou qui ne tardèrent pas à le devenir. À peine ce prince en tranſmit-il la neuvième partie à ſes ſucceſſeurs. Il fallut qu’un tribut arraché aux Indiens remplît un vuide fait ſi inconſidérément au tréſor public. Les claſſes ſupérieures de la ſociété ne furent pas plus ménagées. Tout le Nouveau-Monde fut aſſujetti à l’alcavala.

C’eſt un droit levé ſeulement ſur tout ce qui ſe vend en gros & qui ne s’étend pas aux conſommations journalières. Il vient originairement des Maures. Les Eſpagnols l’adoptèrent en 1341 & l’établirent à raiſon de cinq pour cent. Il fut porté dans la ſuite à dix & pouſſé même à quatorze : mais en 1750, il fut fait des arrangemens qui le ramenèrent à ce qu’il avoit été dans les premiers tems. Philippe II, après le déſaſtre de cette flotte ſi connue ſous le titre faſtueux d’invincible, fut déterminé, en 1591, par ſes beſoins, à exiger ce ſecours de toutes ſes poſſeſſions d’Amérique. Il ne fut d’abord que de deux pour cent. En 1627, il monta à quatre.

Le papier timbré, ce moyen ſagement imaginé pour aſſurer la fortune des citoyens & qui eſt devenu par-tout un des principes de leur ruine dans les mains du fiſc, le papier timbré fut introduit en 1641 dans toutes les provinces Eſpagnoles du Nouveau-Monde.

Le monopole du tabac commença à affliger le Pérou en 1752, le Mexique en 1754, & dans l’intervalle de ces deux époques toutes les parties de l’autre hémiſphère dépendantes de la Caſtille.

Dans des tems divers, la couronne s’appropria, dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien, le monopole de la poudre, du plomb & des cartes.

Cependant le plus étrange des impôts eſt la croiſade. Il prit naiſſance dans les ſiècles de folie & de fanatiſme où des millions d’Européens alloient ſe faire aſſommer dans l’orient pour le recouvrement de la Paleſtine, La cour de Rome le reſſuſcita en faveur de Ferdinand qui, en 1509, vouloit faire la guerre aux Maures d’Afrique. Il exiſte encore en Eſpagne où il n’eſt jamais au-deſſous de 12 ſols 6 deniers, ni au-deſſus de 4 livres. On le paie plus chèrement dans le Nouveaux-Monde, où il n’eſt perçu que tous les deux ans & où il s’élève depuis 35 s. juſqu’à 13 l. ſelon le rang & la fortune des citoyens. Pour cet argent, les peuples obtiennent la liberté de ſe faire abſoudre par leurs confeſſeurs des crimes réſervés au pape & aux évêques ; le droit d’uſer dans les jours d’abſtinence de quelques nourritures prohibées ; une foule d’indulgence pour des péchés déjà commis ou pour ceux qu’on pourroit commettre. Le gouvernement n’oblige pas ſtrictement ſes ſujets à prendre cette bulle : mais les prêtres refuſeroient les conſolations de la religion à ceux qui la négligeroient ou la dédaigneroient ; & il n’y a pas peut-être dans toute l’Amérique Eſpagnole un homme aſſez hardi ou aſſez éclairé pour braver cette cenſure eccléſiaſtique.

Je ne m’adreſſerai donc pas à des peuples imbéciles qu’on exhorteroit inutilement à ſecouer le double joug ſous lequel ils ſe tiennent courbés ; & je ne leur dirai point : Quoi ! vous ne concevez pas que la providence qui veille à votre conſervation, en vous préſentant des alimens qui vous ſont propres & en perpétuant ſans interruption le beſoin que vous en avez, vous en permet un libre uſage : que ſi le ciel ſe courrouçoit lorſque vous en mangez dans un tems prohibé, il n’y a ſur la terre aucune autorité qui pût vous diſpenſer de lui obéir : qu’on abuſe de votre ſtupide crédulité, & que par un trafic infâme, un être qui n’eſt pas plus que vous, une créature qui n’eſt rien aux yeux de ſon maître & du vôtre, s’arroge le droit de vous commander en ſon nom ou de vous affranchir de ſes ordres pour une pièce d’argent. Cette pièce d’argent, la prend-il pour lui ou la donne-t-il à ſon Dieu ? Son Dieu eſt-il indigent ? Vit-il de reſſources ? Théſauriſe-t-il ? Que s’il eſt dans une autre vie un juge rémunérateur des vertus & vengeur des crimes, ni l’or que vous avez donné, ni les pardons que vous aurez acquis avec cet or ne feront pas incliner ſa balance. Que ſi ſa juſtice vénale ſe laiſſoit corrompre, il ſeroit auſſi vil, auſſi mépriſable que ceux qui ſiègent dans vos tribunaux. Que ſi ſon repréſentant avoit pour lui-même le pouvoir qu’il vous a perſuadé qu’il avoit pour vous, il ſeroit impunément le plus méchant des hommes, puiſqu’il n’y auroit aucun forfait dont il ne poſſédât l’abſolution. Je ne m’adreſſerai pas non plus aux miniſtres ſubalternes de ce chef orgueilleux, parce qu’ils ont un intérêt commun avec lui, & qu’au lieu de me répondre, ils allumeroient un bûcher ſous mes pieds. Mais je m’adreſſerai à ce chef & à tout le corps qu’il préſide, & je lui dirai :

Renoncez, il en eſt tems, renoncez à cet indigne monopole qui vous dégrade & qui déſhonore & le dieu que vous prêchez, & le culte que vous profeſſez. Simplifiez votre doctrine. Purgez-la d’abſurdités. Abandonnez de bonne grâce tous ces poſtes où vous ſerez forcés. Le monde eſt trop éclairé pour ſe repaître plus long-tems d’incompréhenſibilités qui répugnent à la raiſon, ou pour donner dans des menſonges merveilleux qui, communs à toutes les religions, ne prouvent pour aucune. Revenez à une morale praticable & ſociale. Paſſez de la réforme de votre théologie à celle de vos mœurs. Puiſque vous jouiſſez des prérogatives de la ſociété, partagez-en le fardeau. N’objectez plus vos immunités aux tentatives d’un miniſtère équitable qui ſe propoſeroit de vous ramener à la condition générale des citoyens. Votre intolérance & les voies odieuſes par leſquelles vous avez acquis & vous entaſſez encore richeſſe ſur richeſſe, ont fait plus de mal à vos opinions que tous les raiſonnemens de l’incrédulité. Si vous euſſiez été les pacificateurs des troubles publics & domeſtiques, les avocats du pauvre, les appuis du persécuté, les médiateurs entre l’époux & l’épouſe, entre les pères & les enfans, entre les citoyens, les organes de la loi, les amis du trône, les coopérateurs du magiſtrat ; quelque abſurdes qu’euſſent été vos dogmes, on ſe ſeroit tu. Perſonne n’eût osé attaquer une claſſe d’hommes ſi utiles & ſi reſpectables. Vous avez divisé l’Europe pour des futilités. Toutes les contrées ont fumé de ſang, & pourquoi ? On rougit à préſent d’y penſer. Voulez-vous reſtituer à votre miniſtère ſa dignité ? Soyez humbles, ſoyez indulgens, ſoyez même pauvres, s’il le faut. Votre fondateur le fut. Ses apôtres, ſes diſciples, les diſciples de ceux-ci qui convertirent tout le monde connu, le furent auſſi. Ne ſoyez, ni charlatans, ni hypocrites, ni ſimoniaques ou marchands de choſes que vous donnez pour ſaintes. Tâchez de redevenir prêtres, c’eſt-à-dire les envoyés du Très-Haut, pour prêcher aux hommes les vertus, & pour leur en montrer des exemples. Et vous, pontife de Rome, ne vous appelez plus le ſerviteur des ſerviteurs de Dieu, ou ſoyez-le. Songez que le ſiècle de vos bulles, de vos indulgences, de vos pardons, de vos diſpenſes eſt paſſé. C’eſt inutilement que vous voudriez vendre le Saint-Eſprit, ſi l’on ne veut plus l’acheter. Votre revenu ſpirituel va toujours en diminuant ; il faut qu’un peu plutôt, un peu plus tard il ſe réduiſe à rien. Quels que ſoient les ſubſides, les nations qui les paient, tendent naturellement à s’en délivrer. Le prétexte le plus léger leur ſuffit. Puiſque de pêcheur, vous vous êtes fait prince temporel, devenez comme tous les bons ſouverains le promoteur de l’agriculture, des arts, des manufactures, du commerce, de la population. Alors, vous n’aurez plus beſoin d’un trafic qui ſcandaliſe. Vous reſtituerez aux travaux de l’homme les jours précieux que vous leur dérobez, & vous recouvrerez notre vénétation que vous avez perdue.

Les finances du continent Eſpagnol de l’autre hémiſphère furent long-tems & très-long-tems une énigme pour le miniſtère même.

Ce cahos fut un peu débrouillé par M. de la Enſenada. Chacune des douze années de ſon heureuſe adminiſtration, la couronne retira de ces régions, ou des droits qu’elle percevoit au départ & au retour des flottes, 17 719 448 livres 12 ſols. Depuis, cette reſſource du gouvernement s’eſt beaucoup accrue, & par l’importance des nouvelles taxes, & par la sévérité qui a été employée dans la perception des anciennes. Aujourd’hui le revenu public du Mexique s’élève à 54 000 000 l. ; celui du Pérou à 27 000 000 l. celui du Guatimala, du nouveau royaume, du Chili & du Paraguay à 9 100 000 livres. C’eſt en tout 90 100 000 liv. Les dépenſes locales abſorbent 56 700 000 livres. Il reſte donc pour le fiſc 34 500 000 liv. Ajoutez à cette ſomme 20 584 450 liv. qu’il perçoit en Europe même ſur tous les objets envoyés aux colonies ou qui en arrivent ; & vous trouverez que la cour de Madrid tire annuellement 55 084 450 liv. de ſes provinces du Nouveau-Monde. Cependant toutes ces richeſſes n’entrent pas dans les caiſſes royales de la métropole. Une partie eſt employée dans les iſles Eſpagnoles de l’Amérique, pour des dépenſes de ſouveraineté, & pour la conſtruction des vaiſſeaux ou pour l’achat du tabac.