Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 12

XII. Liaiſons du Paraguay avec les contrées limitrophes & avec l’Eſpagne.

L’herbe du Paraguay eſt indifférente à l’Europe qui n’en conſomme point ; & nous ne prenons pas plus d’intérêt au commerce que fait cette région de ſes excellentes mules dans les autres contrées du Nouveau-Monde.

Cet animal utile eſt très-multiplié ſur le territoire de Buenos-Aires. Les habitans du Tucuman y portent des bois de conſtruction & de la cire, qu’ils échangent chaque année contre ſoixante mille mulets de deux ans, qui chacun ne coûtoit pas autrefois trois livres, mais qu’il faut payer huit ou dix aujourd’hui. On les tient quatorze mois dans les pâturages de Cordoue, huit dans ceux de Salta ; & par des routes de ſix cens, de ſept cens, de neuf cens lieues, ils ſont conduits en troupeaux de quinze cens ou de deux mille dans le Pérou, où on les vend près d’Oruro, de Cuſco, de Guanca-Velica, depuis ſoixante-dix juſqu’à cent livres, ſuivant le plus ou le moins d’éloignement.

Le Tucuman livre d’ailleurs au Potoſi ſeize ou dix-huit mille bœufs & quatre ou cinq mille chevaux, nés & élevés ſur ſon propre territoire. Ce ſol fourniroit vingt fois davantage des uns & des autres, s’il étoit poſſible de leur trouver quelque débouché.

Une connoiſſance qui ſera peut-être moins indifférente pour nos négocians, c’eſt la route que prennent les cargaiſons qu’ils envoient dans cette partie de l’autre hémiſphère.

Il y a rarement quelque communication entre les bourgades ſemées de loin en loin ſur cette région. Outre qu’on ne l’entretiendroit pas ſans de grandes fatigues, ſans de grands dangers, elle ſeroit de peu d’utilité à des hommes qui n’ont rien ou preſque rien à s’offrir, rien ou preſque rien à ſe demander. Buenos-Aires ſeule avoit un grand intérêt à trouver des débouchés pour les marchandiſes d’Europe qui lui arrivoient, tantôt ouvertement, tantôt en fraude ; & elle parvint à ouvrir un commerce aſſez régulier avec le Chili & avec le Pérou. Originairement, les caravanes, qui formoient ces liaiſons, employoient le ſecours de la bouſſole pour ſe conduire dans les vaſtes déſerts qu’il leur falloit traverſer : mais, avec le tems, on eſt parvenu à ſe paſſer de cet inſtrument ſi néceſſaire pour d’autres uſages bien plus importans.

Des charriots partent maintenant de Buenos-Aires pour leur deſtination reſpective. Pluſieurs ſe joignent pour être en état de réſiſter aux nations ſauvages qui les attaquent ſouvent dans leur marche. Tous ſont traînés par quatre bœufs, portent cinquante quintaux & font ſept lieues par jour. Ceux qui prennent la route du Pérou s’arrêtent à Juguy, après avoir parcouru quatre cens ſoixante-ſept lieues ; & ceux qui ſont deſtinés pour le Chili n’en ont que deux cens ſoixante-quatre à faire pour gagner Mendoza. Les premiers reçoivent quatre piaſtres ou 21 livres 8 ſols par quintal, & les ſeconds un prix proportionné à l’eſpace qu’ils ont parcouru. Un troupeau de bêtes à poil & à corne ſuit toujours ces voitures. Les chevaux ſont montés par ceux des voyageurs que le charriot ennuie ou fatigue ; les bœufs doivent ſervir pour la nourriture & pour le renouvellement des attelages.

L’an 1764 fut l’époque heureuſe d’une autre inſtitution utile. Le miniſtère avoit pris enfin le parti d’expédier tous les deux mois de la Corogne un paquebot pour Buenos-Aires. C’étoit un entrepôt d’où il s’agiſſoit de faire arriver les lettres & les paſſagers dans toutes les poſſeſſions Eſpagnoles de la mer du Sud. Le trajet étoit de neuf cens quarante-ſix lieues juſqu’à Lima, de trois cens ſoixante-quatre juſqu’à Sant-Yago ; & des déſerts immenſes occupoient une grande partie de ce vaſte eſpace. Un homme actif & intelligent vint cependant à bout d’établir une poſte régulière de la capitale du Paraguay aux capitales du Pérou & du Chili, au grand avantage des trois colonies & par conséquent de la métropole.

Le Paraguay envoie à l’Eſpagne pluſieurs objets plus ou moins importans : mais ils y ont été tous apportés des contrées limitrophes. De ſes propres domaines, le pays ne fournit que des cuirs.

Lorſqu’en 1539 les Eſpagnols abandonnèrent Buenos-Aires pour remonter le fleuve, ils laiſſèrent dans les campagnes voiſines quelques bêtes à corne qu’ils avoient amenées de leur patrie. Elles ſe multiplièrent tellement, que perſonne ne daigna ſe les approprier, lorſqu’on rétablit la ville. Dans la ſuite, il parut utile de les aſſommer pour en vendre la peau à l’Europe. La manière dont on s’y prend eſt remarquable.

Pluſieurs chaſſeurs ſe rendent à cheval dans les plaines où ils ſavent qu’il y a le plus de bœufs ſauvages. Ils pourſuivent chacun le leur & lui coupent le jarret avec un long bâton, armé d’un fer taillé en croiſſant & bien aiguisé. Cet animal abattu, ſon vainqueur en pourſuit d’autres qu’il abat de même. Après quelques jours d’un exercice ſi violent, les chaſſeurs retournent ſur leurs pas, retrouvent les taureaux qu’ils ont terraſſés, les écorchent, en prennent la peau, quelquefois la langue ou le ſuif, & abandonnent le reſte à des chiens ſauvages ou à des vautours.

Les cuirs étoient originairement à ſi bon marché, qu’ils ne coûtoient que deux livres, quoique les acheteurs rebutâſſent ceux qui avoient la plus légère imperfection, parce qu’ils devoient le même impôt que ceux qui étoient le mieux conditionnés. Avec le tems, le nombre en diminua tellement qu’il fallut donner 43 liv. 4 ſols pour les grands, 37 liv. 16 s. pour les médiocres & 32 liv. 8 ſols pour les petits. Le gouvernement, qui voyoit avec regret ſe réduire peu à peu à rien cette branche de commerce, défendit de tuer les jeunes taureaux. Quelques citoyens actif réunirent un grand nombre de géniſſes dans des parcs immenſes ; & depuis ces innovations, les cuirs qui ſont tous en poil & qui pèſent depuis vingt juſqu’à cinquante livres, ont baiſſé d’environ un tiers. Tous doivent au fiſc onze livres.

Depuis 1748 juſqu’en 1753, l’Eſpagne reçut, par an, de cette colonie 8 752 065 livres. L’or entra dans cette ſomme pour 1 524 705 liv. ; l’argent pour 3 780 000 liv. ; & les productions pour 3 447 360 livres. Le dernier article fut formé par trois cens quintaux de laine de vigogne, qui produiſirent 207 360 livres, & par cent cinquante mille cuirs qui rendirent 3 240 000 livres. Tout étoit pour le commerce, rien n’appartenoit au gouvernement.

La métropole ne doit pas tarder à voir couler de cette région, dans ſon ſein, des valeurs nouvelles ; & parce que la colonie du Saint-Sacrement, par où s’écouloient les richeſſes, eſt ſortie des mains des Portugais, & parce que le Paraguay a reçu une exiſtence plus conſidérable que celle dont il jouiſſoit.