Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 11

XI. De l’herbe du Paraguay, la principale richeſſe de la colonie.

La plus riche production qui ſorte des trois provinces, c’eſt l’herbe du Paraguay. C’eſt la feuille d’un arbre de grandeur moyenne, qui n’a été décrit ni obſervé par aucun botaniſte. Son goût approche de celui de la mauve, & ſa figure de celle de l’oranger. On la diviſe en trois claſſes. La première, nommée caacuys, eſt le bouton qui commence à peine à déployer ſes feuilles : elle eſt fort ſupérieure aux deux autres ; mais elle ne ſe conſerve pas ſi long-tems, & il eſt difficile de la tranſporter au loin. La ſeconde, qui s’appelle caamini, eſt la feuille qui a acquis toute ſa grandeur, & dont on a tiré les côtes. Si les côtes y reſtent, c’eſt le caaguazu, qui forme la troiſième eſpèce. Les feuilles, après avoir été grillées, ſe conſervent dans des foſſes creuſées en terre & couvertes d’une peau de bœuf.

Les montagnes de Maracayu produiſent telles de ces feuilles qui ont le plus de réputation. L’arbre qui les fournit croît dans les fonds marécageux qui séparent les hauteurs. L’Aſſomption donna d’abord de la célébrité à une production qui faiſoit les délices des ſauvages. L’exportation qu’elle en fit, lui procura des richeſſes conſidérables. Cette proſpérité ne fut qu’un éclair. La ville perdit bientôt, dans le long trajet qu’il falloit faire, la plupart des Indiens de ſon territoire. Elle ne vit autour d’elle qu’un déſert ; & il lui fallut renoncer à cette unique ſource de ſon opulence.

À ce premier entrepôt ſuccéda celui de Villa-Rica, qui s’étoit approché trente-ſix lieues de la production. Il ſe réduiſit peu-à-peu à rien, par la même raiſon qui avoit fait tomber celui dont il avoit pris la place.

Enfin au commencement du ſiècle, fut bâti Cunuguati, à cent lieues de l’Aſſomption & au pied des montagnes de Maracayu. C’eſt aujourd’hui le grand marché de l’herbe du Paraguay : mais il lui eſt ſurvenu un concurrent qu’on ne devoit pas craindre.

Les Guaranis, qui ne cueilloient d’abord de cette herbe que ce qu’il en falloit pour leur conſommation, en ramaſſèrent avec le tems pour en vendre. Cette occupation & la longueur du voyage les tenoient éloignés de leurs peuplades une grande partie de l’année. Pendant ce tems, ils manquoient tous d’inſtruction. Pluſieurs périſſoient par le changement de climat ou par la fatigue. Il y en avoit même, qui, rebutés par ce travail, s’enfuyoient dans des déſerts, où ils reprenoient leur premier genre de vie. D’ailleurs, les miſſions, privées de leurs défenſeurs, reſtoient exposées aux irruptions de l’ennemi. C’étoit beaucoup trop de maux. Pour y remédier, les Jéſuites tirèrent du Maracayu même des graines qu’ils ſemèrent dans la partie de leur territoire, qui approchoit le plus de celui dont elles tiroient leur origine. Elles ſe développèrent très-rapidement, & ne dégénérèrent pas, au moins, d’une manière ſenſible.

Le produit de ces plantations, joint à celui que le haſard donne ſeul ailleurs, eſt fort conſidérable. Une partie reſte dans les trois provinces. Le Chili & le Pérou en conſomment annuellement vingt-cinq mille quintaux, qui leur coûtent près de deux millions de livres.

Cette herbe, dans laquelle les Eſpagnols & les autres habitans de l’Amérique Méridionale trouvent tant d’agrément, & à laquelle ils attribuent un ſi grand nombre de vertus, eſt d’un uſage général dans cette partie du Nouveau-Monde. On la jette ſéchée & preſque en pouſſière dans une coupe, avec du ſucre, du jus de citron & des paſtilles d’une odeur fort douce. L’eau bouillante qui eſt versée par deſſus, doit être bue ſur le champ, pour ne pas donner à la liqueur le tems de noircir.