Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 25

XXV. Organiſation phyſique du Pérou propre.

La malédiction tomberoit d’abord ſur les Cordelières ou Andes, qui coupent l’Amérique preſqu’entière dans ſa longueur, & dont les différents rameaux s’étendent irrégulièrement dans ſa largeur. C’eſt ſur-tout ſous la ligne & au Pérou que ces célèbres montagnes impoſent par leur majeſté. À travers les maſſes énormes de neige qui couvrent les plus conſidérables, on démêle aisément qu’elles furent autrefois volcans. Les tourbillons de fumée & de flamme qui ſortent encore de quelques-unes ne permettent pas le moindre doute ſur ces éruptions. Chimboraco, la plus élevée & qui a près de trois mille deux cens vingt toiſes au-deſſus du niveau de la mer, ſurpaſſe de plus d’un tiers le pic de Ténériffe, la plus haute montagne de l’ancien hémiſphère. Le Pichincha & le Caraçon, qui ont principalement ſervi de théâtre aux obſervations entrepriſes pour la figure de la terre, n’en ont que deux mille quatre cens trente & deux mille quatre cens ſoixante-dix ; & c’eſt-là cependant que les voyageurs les plus intrépides ont été forcés de s’arrêter. La neige permanente a toujours rendu inacceſſibles les ſommets qui avoient plus d’élévation.

Une plaine, qui a depuis trente juſqu’à cinquante lieues de largeur & mille neuf cens quarante-neuf toiſes au-deſſus de l’océan, ſert de baſe à ces étonnantes montagnes. Des lacs plus ou moins conſidérables, occupent une partie de ce vaſte eſpace. Celui de Titi-Caca, qui reçoit dix ou douze grandes rivières & beaucoup de petites, a ſoixante-dix toiſes de profondeur & quatre-vingts lieues de circonférence. De ſon ſein s’élève une iſle où les inſtituteurs du Pérou prétendirent avoir reçu la naiſſance. Ils la devoient, diſoient-ils, au ſoleil qui leur avoit preſcrit d’établir ſon culte, de tirer les hommes de la barbarie & de leur donner des loix bienfaiſantes. Cette fable rendit ce lieu vénérable ; & l’on y éleva un des plus auguſtes temples qui fuſſent dans l’empire. Des pèlerins y accouroient en foule des provinces avec des offrandes d’or, d’argent & de pierreries. C’eſt, dans le pays, une tradition généralement reçue, qu’à l’arrivée des Eſpagnols, les prêtres & les peuples jetèrent tant de richeſſes dans les eaux, comme cela venoit de ſe pratiquer à Cuſco, dans un autre lac, ſix lieues au Sud de cette célèbre capitale. De la plupart des lacs ſortent des torrens qui, avec le tems, ont creusé des gorges d’une profondeur effrayante. À leur ſommet ſont ordinairement les mines, dans un terrein généralement aride. C’eſt un peu plus bas que le bled croît, que les troupeaux paiſſent. Dans le fond ſont cultivés le ſucre, les fruits & le maïs.

La côte d’une longueur immenſe, & depuis huit juſqu’à vingt lieues de largeur, qui s’étend de la plaine dont nous venons de parler à la mer, & que nous connoiſſons ſous le nom de vallées, n’eſt qu’un amas de ſables. La ſolitude & une éternelle ſtérilité ſembloient devoir être le partage de ce ſol ingrat.

La nature varie, & varie d’une manière très-remarquable, dans ce terrein ſi inégal. Les lieux les plus exhauſſés ſont éternellement couverts de neige. Viennent enſuite des rochers & des ſables nus. Au-deſſous, on commence à voir quelques mouſſes. Plus bas eſt l’icho, plante que l’on brûle, aſſez ſemblable au jonc, & qui devient plus longue & plus forte à meſure qu’on deſcend. Des arbres ſe montrent enfin, au nombre de trois eſpèces particulières à ces montagnes & qui toutes annoncent par leur ſtructure & par leur feuillage la rigueur du climat où ils ſont nés. Le plus utile de ces arbres eſt le caſſis. Il eſt peſant, il a de la conſiſtance, il eſt de durée ; & ces avantages le font deſtiner aux travaux des mines. Ces grands végétaux ne ſe retrouvent plus ſous un ciel plus doux, & ils ne ſont remplacés que par un petit nombre d’autres d’une qualité différente. Il n’y en auroit même d’aucune eſpèce dans les vallées, ſi l’on n’y en avoit porté qui ſe ſont naturalisés.