Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 18

XVIII. État de la colonie Eſpagnole, formée ſur les rives de l’Orenoque

Les Eſpagnols, qui ne pouvoient s’occuper de toutes les régions qu’ils découvroient perdirent de vue l’Orenoque. Ce ne fut qu’en 1535 qu’ils entreprirent de le remonter. N’y ayant pas trouvé les mines qu’ils cherchoient, ils le méprisèrent. Cependant le peu d’Européens qu’on y avoit jeté ſe livrèrent à la culture du tabac avec tant d’ardeur qu’ils en livroient tous les ans quelques cargaiſons aux bâtimens étrangers qui ſe préſentoient pour l’acheter. Cette liaiſon interlope fut proſcrite par la métropole, & des corſaires entreprenans pillèrent deux fois cet établiſſement ſans force. Ces déſaſtres le firent oublier. On s’en reſſouvint en 1753. Le chef d’eſcadre, Nicolas de Yturiaga y fut envoyé. Cet homme ſage établit un gouvernement régulier dans la colonie qui s’étoit formée inſenſiblement dans cette partie du Nouveau-Monde.

En 1771, on voyoit ſur les rives de l’Orenoque treize villages qui réuniſſoient quatre mille deux cens dix-neuf Eſpagnols, meſſe, mulâtres ou nègres ; quatre cens trente-une propriétés ; douze mille huit cens cinquante-quatre bœufs, mulets ou chevaux.

À la même époque, les Indiens qu’on avoit réuſſi à détacher de la vie ſauvage étoient répartis dans quarante-neuf hameaux.

Les cinq qui avoient été ſous la direction des jéſuites comptoient quatorze cens vingt-ſix habitans, trois cens quarante-quatre propriétés, douze mille trente têtes de bétail.

Les onze qui ſont ſous la direction des cordeliers comptoient dix-neuf cens trente-quatre habitans, trois cens cinq propriétés, neuf cens cinquante têtes de bétail.

Les onze qui ſont ſous la direction des capucins Aragonois comptoient deux mille deux cens onze habitans, quatre cens ſoixante-dix propriétés, cinq cens ſept têtes de bétail.

Les vingt-deux qui ſont ſous la direction des capucins de Catalogne comptoient ſix mille huit cens trente habitans, quinze cens quatre-vingt-douze propriétés, quarante-ſix mille têtes de bétail.

C’étoit en tout ſoixante-deux peuplades, ſeize mille ſix cens vingt habitans, trois mille cent quarante-deux propriétés, ſoixante-douze mille trois cens quarante-une têtes de bétail.

Juſqu’à ces derniers tems, les Hollandois de Curaçao trafiquoient ſeuls avec cet établiſſement. Ils fourniſſoient à ſes beſoins, & on les payoit avec du tabac, des cuirs & des troupeaux. C’étoit à Saint-Thomas, chef-lieu de la colonie, que ſe concluoient tous les marchés. Les noirs & les Européens faiſoient les leurs eux-mêmes : mais c’étoient les miſſionnaires ſeuls qui traitoient pour leurs néophytes. Le même ordre de choſes ſubſiſte encore, quoique depuis quelques années la concurrence des navires Eſpagnols ait commencé à écarter les navires interlopes.

Il eſt doux d’eſpérer que ces vaſtes & fertiles contrées ſortiront enfin de l’obſcurité où elles ſont plongées, & que les ſemences qu’on y a jetées produiront, un peu plutôt un peu plus tard, des fruits abondans. Entre la vie ſauvage & l’état de ſocieté, c’eſt un déſert immenſe à traverſer : mais de l’enfance de la civiliſation à la vigueur du commerce, il n’y a que des pas à faire. Le tems, qui accroît les forces, abrège les diſtances. Le fruit qu’on retireroit du travail de ces peuplades nouvelles, en leur procurant des commodités, donneroit des richeſſes à l’Eſpagne.