Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 17

XVII. Quelle fut la condition des femmes ſur les bords de l’Orenoque, & quelle elle eſt encore.

Avant l’arrivée des Européens, les peuples qui traverſent ou qui fréquentent ce fleuve voiſin du brûlant équateur, ne connoiſſoient, ni vêtemens, ni police, ni gouvernement. Libres ſous le joug de la pauvreté, ils vivoient la plupart de chaſſe, de pêche, de fruits ſauvages. L’agriculture devoit être peu de choſe, où l’on n’avoit qu’un bâton pour labourer la terre, & des haches de pierre pour abattre les arbres qui, après avoir été brûlés ou pourris, laiſſoient un terrein propre à former un champ.

Les femmes étoient dans l’oppreſſion ſur l’Orenoque, comme dans toutes les régions barbares. Tout entier à ſes beſoins, le ſauvage ne s’occupe que de ſa sûreté & de ſa ſubſiſtance. Il n’eſt ſollicité aux plaiſirs de l’amour que par le vœu de la nature qui veille à la perpétuité de l’eſpèce. L’union des deux ſexes, ordinairement fortuite, prendroit rarement quelque ſolidité, dans les forêts, ſi la tendreſſe paternelle & maternelle n’attachoit les époux à la conſervation du fruit de leur union. Mais avant qu’un premier enfant puiſſe ſe ſuffire à lui-même, il en naît d’autres auxquels on ne peut refuſer les mêmes ſoins. Il arrive enfin le moment où cette raiſon ſociale ceſſe d’exiſter : mais alors la force d’une longue habitude, la conſolation de ſe voir entouré d’une famille plus ou moins nombreuſe, l’eſpoir d’être ſecouru dans ſes derniers ans par ſa poſtérité : tout ôte la pensée & la volonté de ſe séparer. Ce ſont les hommes qui retirent les plus grands avantages de cette co-habitation. Chez les peuples qui n’accordent leur eſtime qu’à la force & au courage, la foibleſſe eſt toujours tyrannisée, pour prix de la protection qu’on lui accorde. Les femmes y vivent dans l’opprobre. Les travaux, regardés comme abjects, ſont leur partage.

Des mains, accoutumées à manier des armes ou la rame, ſe croiraient avilies par des occupations sédentaires, par celles même de l’agriculture.

Les femmes ſont moins malheureuſes parmi des peuples paſteurs, à qui une exiſtence plus aſſurée permet de s’occuper un peu davantage du ſoin de la rendre agréable. Dans l’aiſance & le loiſir dont ils jouiſſent, ils peuvent ſe faire une image de la beauté, apporter quelque choix dans l’objet de leurs déſirs, & ajouter à l’idée du plaiſir phyſique celle d’un ſentiment plus noble.

Les relations des deux ſexes ſe perfectionnent encore auſſi-tôt que les terres commencent à être cultivées. La propriété qui n’exiſtoit pas chez les peuples ſauvages, qui étoit peu de choſe chez les peuples paſteurs, commence à devenir importante chez les peuples agricoles. L’inégalité qui ne tarde pas à s’introduire dans les fortunes, en doit occaſionner dans la conſidération. Alors, les nœuds du mariage ne ſe forment plus au haſard ; l’on veut qu’ils ſoient aſſortis. Pour être accepté, il faut plaire ; & cette néceſſité attire des égards aux femmes, & leur donne quelque dignité.

Elles reçoivent une nouvelle importance de la création des arts & du commerce. Alors les affaires ſe multiplient, les rapports ſe compliquent. Les hommes, que des relations plus étendues éloignent ſouvent de leur atelier ou de leurs foyers, ſe trouvent dans la néceſſité d’aſſocier à leurs talens la vigilance des femmes. Comme l’habitude de la galanterie, du luxe, de la diſſipation, ne les a pas encore dégoûtées des occupations obſcures ou sérieuſes, elles ſe livrent ſans réſerve & avec ſuccès à des fonctions dont elles ſe trouvent honorées. La retraite qu’exige ce genre de vie, leur rend chère & familière la pratique de toutes les vertus domeſtiques. L’autorité, le reſpect & l’attachement de tout ce qui les entoure, ſont la récompenſe d’une conduite ſi eſtimable. Vient enfin le tems où l’on eſt dégoûté du travail par l’accroiſſement des fortunes. Le ſoin principal eſt de prévenir l’ennui, de multiplier les amuſemens, d’étendre les jouiſſances. À cette époque, les femmes ſont recherchées avec empreſſement, & pour les qualités aimables qu’elles tiennent de la nature & pour celles qu’elles ont reçues de l’éducation. Leurs liaiſons s’étendent. La vie retirée ne leur convient plus. Il leur faut un rôle plus éclatant. Jetées ſur le théâtre du monde, elles deviennent l’âme de tous les plaiſirs, & le mobile des affaires les plus importantes. Le bonheur ſouverain eſt de leur plaire, & la grande ambition d’en obtenir quelques préférences. Alors renaît entre les deux ſexes la liberté de l’état de nature, avec cette différence remarquable que dans la cité ſouvent l’époux tient moins à ſa femme & la femme à ſon époux, qu’au fond des forêts ; que les enfans confiés en naiſſant à des mercenaires ne ſont plus un lien ; & que l’inconſtance qui n’auroit aucune ſuite fâcheuſe chez la plupart des peuples ſauvages, influe ſur la tranquilité domeſtique & ſur le bonheur chez les nations policées, où elle eſt un des principaux ſymptômes d’une corruption générale & de l’extinction de toutes les affections honnêtes.

La tyrannie, exercée contre les femmes ſur les rives de l’Orenoque encore plus que dans le reſte du Nouveau-Monde, doit être une des principales cauſes de la dépopulation de ces contrées ſi favorisées de la nature. Les mères y ont contracté l’habitude de faire périr les filles dont elles accouchent, en leur coupant de ſi près le cordon ombilical, que ces enfans meurent d’une hémorragie. Le chriſtianiſme même n’a pas réuſſi à déraciner cet uſage abominable. On a pour garant le jéſuite Gumilla qui, averti que l’une de ſes néophytes venoit de commettre un pareil aſſaſſinat, alla la trouver pour lui reprocher ſon crime dans les termes les plus énergiques. Cette femme écouta le miſſionnaire ſans s’émouvoir. Quand il eut fini, elle lui demanda la permiſſion de lui répondre ; ce qu’elle fit en ces termes :

« Plût à Dieu, père, plût à Dieu, qu’au moment où ma mère me mit au monde, elle eût eu aſſez d’amour & de compaſſion pour épargner à ſon enfant tout ce que j’ai enduré, tout ce que j’endurerai juſqu’à la fin de mes jours. Si ma mère m’eût étouffée lorſque je naquis, je ſerois morte, mais je n’aurois pas ſenti la mort, & j’aurois échappé à la plus malheureuſe des conditions. Combien j’ai ſouffert, & qui ſait ce qui me reſte à ſouffrir !

« Repréſente-toi, père, les peines qui ſont réſervées à une Indienne parmi ces Indiens. Ils nous accompagnent dans les champs avec leur arc & leurs flèches : nous y allons, nous, chargées d’un enfant que nous portons dans une corbeille, & d’un autre qui pend à nos mamelles. Ils vont tuer un oiſeau ou prendre un poiſſon : nous bêchons la terre, nous ; & après avoir ſupporté toute la fatigue de la culture, nous ſupportons toute celle de la moiſſon. Ils reviennent le ſoir ſans aucun fardeau : nous, nous leur apportons des racines pour leur nourriture & du maïs pour leur boiſſon. De retour chez eux, ils vont s’entretenir avec leurs amis : nous, nous allons chercher du bois & de l’eau pour préparer leur ſouper. Ont-ils mangé, ils s’endorment : nous, nous paſſons la plus grande partie de la nuit à moudre le maïs & à leur faire la chica. Et quelle eſt la récompenſe de nos veilles ? Ils boivent, & quand ils ſont ivres, ils nous traînent par les cheveux & nous foulent aux pieds.

« Ah ! père, plût à Dieu que ma mère m’eût étouffée en naiſſant. Tu ſais toi-même ſi nos plaintes ſont juſtes. Ce que je te dis, tu le vois tous les jours : mais notre plus grand malheur, tu ne ſaurois le connoître. Il eſt triſte pour la pauvre Indienne de ſervir ſon mari comme une eſclave, aux champs accablée de ſueurs & au logis privée de repos. Cependant il eſt plus affreux encore de le voir au bout de vingt ans prendre une autre femme plus jeune qui n’a point de jugement. Il s’attache à elle. Elle frappe nos enfans. Elle nous commande. Elle nous traite comme ſes ſervantes ; & au moindre murmure qui nous échapperoit, une branche d’arbre levée…… Ah ! père, comment veux-tu que nous ſupportions cet état ? Qu’a de mieux à faire une Indienne que de ſouſtraire ſon enfant à une ſervitude mille fois pire que la mort ? Plût à Dieu, père ; je te le répète, que ma mère m’eût aſſez aimée pour m’enterrer lorſque je naquis ! Mon cœur n’auroit pas tant à ſouffrir, ni mes yeux à pleurer ».