Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 27

XXVII. Le Portugal & ſes établiſſemens éloignés ſont tombés dans l’état de la plus grande dégradation. Comment cela s’eſt-il fait ?

Les premières conquêtes des Portugais en Afrique & en Aſie, n’étouffèrent pas les racines de leur induſtrie. Quoique Liſbonne fût devenu le magaſin général des marchandiſes des Indes, ſes manufactures de ſoie & de laine le ſoutinrent. Elles ſuffiſoient à la conſommation de la métropole & du Bréſil. L’activité nationale s’étendoit à tout, & couvroit en quelque manière un vuide de population qui augmentait tous les jours. Parmi la foule de calamités, dont la tyrannie Eſpagnole écraſa le royaume, on n’eut pas à déplorer la ceſſation du travail intérieur. Le nombre des métiers n’avoit guère diminué, lorſque le Portugal recouvra ſa liberté.

L’heureuſe révolution qui plaça le duc de Bragance ſur le trône fut l’époque de cette décadence. L’enthouſiaſme ſaiſit les peuples Une partie paſſa les mers, pour aller défendre les poſſeſſions éloignées, contre un ennemi qu’on croyoit plus redoutable qu’il ne l’étoit. Le reſte s’arma pour couvrir les frontières. L’intérêt général fit taire les intérêts particuliers, & tout citoyen s’occupa uniquement de la patrie. Il devoit arriver naturellement que, lorſque le premier feu ſeroit paſſé, chacun reprendroit ſes occupations. Malheureuſement la guerre cruelle, qui ſuivit ce grand événement, fut accompagnée de tant de ravage dans un pays ouvert de tous côtés, qu’on aima mieux ne pas travailler, que de s’expoſer à voir ruiner continuellement le fruit de ſes travaux. Le miniſtère favoriſa cette inaction par des meſures dont on ne peut le blâmer trop sévèrement.

Sa poſition le mettoit dans la néceſſité de former des alliances. La politique ſeule lui aſſuroit celle de tous les ennemis de l’Eſpagne. Les avantages qu’ils devoient retirer de la diverſion du Portugal, ne pouvoient manquer de les attacher à ſes intérêts. Si la nouvelle cour avoit eu des vues auſſi étendues que ſon entrepriſe le faiſoit préſumer, elle auroit ſenti qu’il étoit inutile de faire des ſacrifices pour acquérir des amis. Une précipitation funeſte ruina ſes affaires. Elle livra ſon commerce à des puiſſances, preſque auſſi intéreſſées qu’elle-même à ſa conſervation. Cet aveuglement leur fit croire qu’elles pouvoient tout haſarder : & leur avidité oſa franchir encore les privilèges qu’on leur avoit ſi mal-à-propos prodigués. L’induſtrie Portugaiſe fut entièrement écrasée par cette concurrence. Une faute du miniſtère de France la releva un peu.

Cette couronne poſſedoit depuis aſſez longtems quelques iſles en Amérique. Les entraves, dont on les avoit enveloppées, avoient étouffé juſqu’alors leur fertilité. Une liberté bien dirigée y auroit infailliblement & rapidement animé les cultures. On préféra d’aſſurer au monopole qui les tenoit aſſervies, l’approviſionnement excluſif du royaume, & les ſucres, les tabacs du Bréſil y furent sévèrement interdits en 1664. La cour de Liſbonne aigrie, comme elle devoit l’être, par cette prohibition inconſidérée, défendit de ſon côté l’entrée des manufactures Françoiſes les ſeules qui euſſent à cette époque de la faveur dans le Portugal. Gênes s’empara auſſi-tôt de la fourniture des ſoieries qu’elle a depuis toujours conſervée ; l’Angleterre s’appropria celle des étoffes de laine, mais avec un ſuccès moins ſoutenu. Les Portugais, dirigés par des ouvriers appelés de toutes parts, commencèrent, en 1681, à mettre eux-mêmes en œuvre les toiſons de leurs troupeaux. Les progrès de cette induſtrie furent aſſez rapides, pour qu’en 1684 on pût proſcrire pluſieurs eſpèces de draps étrangers, & bientôt après ceux de toute eſpèce.

La Grande-Bretagne vit avec chagrin ces arrangemens. Elle s’occupa long-tems & vivement du projet de ſe r’ouvrir la communication qui lui avoit été fermée. Ses ſoins lui promettoient quelquefois une iſſue favorable ; mais l’inſtant d’après il faiſoit renoncer à des eſpérances qu’on avoit dû croire les mieux fondées. On ne pouvoit prévoir où tant de mouvemens aboutiroient, lorſqu’il ſe fit dans le ſyſtème politique de l’Europe, un changement qui bouleverſa toutes les idées.

Un petit-fils de Louis XIV fut appelé au trône d’Eſpagne. Toutes les nations furent effrayées de l’agrandiſſement d’une maiſon, qu’on trouvoit déjà trop ambitieuſe & trop redoutable. Le Portugal, en particulier, qui n’avoit vu juſqu’alors dans la France qu’un appui ſolide, n’y voulut plus voir qu’un ennemi qui déſireroit néceſſairement, qui procureroit peut-être ſon oppreſſion. Cette inquiétude le précipita dans les bras de l’Angleterre, qui, accoutumée à tourner tous les événemens à l’avantage de ſon commerce, ne pouvoit manquer de ſaiſir avec chaleur une occaſion ſi favorable à ſes intérêts. Son ambaſſadeur Méthuen, négociateur profond & délié, ſigna le 27 décembre 1703, un traité par lequel la cour de Liſbonne s’engageoit à permettre l’entrée de toutes les étoffes de laine de la Grande-Bretagne, ſur le même pied qu’avant leur prohibition ; à condition que les vins de Portugal paieroient un tiers de moins que ceux de France aux douanes d’Angleterre.

Les avantages de cette ſtipulation, bien réels pour l’une des deux parties contractantes, n’étoient qu’apparens pour l’autre. L’Angleterre, qui obtenoit un privilège excluſif pour ſes manufactures, puiſqu’on laiſſoit ſubſiſter l’interdiction pour celles des autres nations, n’accordoit rien de ſon côté, ayant déjà établi pour ſon intérêt particulier, ce qu’elle montroit à ſon allié ſous l’aſpect d’une faveur tout-à-fait ſignalée. Depuis que la France ne tiroit plus de draps de la Grande-Bretagne, on s’étoit aperçu que la cherté de ſes vins nuiſoit trop à la balance, & l’on avoit cherché à en diminuer la conſommation, par l’augmentation des droits. Cette rigueur a été pouſſée plus loin par les mêmes motifs, ſans qu’on ait ceſſé de la faire enviſager à la cour de Liſbonne, comme un « preuve de l’attachement qu’on avoit pour elle.

Les manufactures Portugaiſes ne purent ſoutenir la concurrence Angloiſe. Elles diſparurent. La Grande-Bretagne habilla ſon nouvel allié ; & comme ce qu’elle achetoit de vin, d’huile, de ſel, de fruits, n’étoit preſque rien en comparaiſon de ce qu’elle vendoit, il fallut lui livrer l’or du Bréſil. La balance pencha de plus en plus de ſon côté ; & il n’étoit guère poſſible que cela fut autrement. Tous ceux qui ſe ſont élevés à la théorie du commerce, ou qui en ont ſuivi les révolutions, ſavent qu’un peuple actif, riche, intelligent, qui eſt parvenu à s’en approprier une branche principale, ne tarde pas à s’emparer des autres branches moins conſidérables. Il a de ſi grands avantages ſur ſes concurrens, qu’il les dégoûte, & ſe rend le maître des contrées qui ſervent de théâtre à ſon induſtrie. C’eſt ainſi que la Grande-Bretagne parvint à envahir tous les produits du Portugal & de ſes colonies.

Elle lui fourniſſoit ſon vêtement, ſa nourriture, ſa quincaillerie, les matériaux de ſes édifices, tous les objets de ſon luxe ; elle lui renvoyoit ſes propres matières manufacturées. Un million d’Anglois, artiſans ou cultivateurs, étoient occupés de ces travaux utiles.

Elle lui vendoit des vaiſſeaux, des munitions navales, des munitions de guerre pour ſes établiſſemens du Nouveau-Monde, & faiſoit toute ſa navigation dans l’ancien.

Elle avoit mis dans ſes mains tout le commerce d’argent du Portugal. On en empruntait à trois ou trois & demi pour cent à Londres, & on le négocioit à Liſbonne, où il en valoit dix. Au bout de dix ans, le capital étoit payé par les intérêts, & il ſe trouvoit encore dû.

Elle lui enlevoit tout le commerce intérieur. Des maiſons Angloiſes, établies à Liſbonne, recevoient les marchandiſes de leur patrie, & les diſtribuoient à des marchands répandus dans les provinces, qui les vendaient le plus ſouvent pour le compte de leurs commettans. Un modique ſalaire étoit l’unique fruit de cette induſtrie, aviliſſante pour une nation qui travailloit chez elle-même au profit d’une autre.

Elle lui raviſſoit juſqu’à la commiſſion. Les flottes deſtinées pour le Bréſil appartenoient en entier aux Anglois. Les richeſſes qu’elles rapportaient devoient leur revenir. Ils ne ſouffroient pas ſeulement que ces produits paſſent par les mains des Portugais, dont ils n’empruntoient & n’achetoient que le nom, parce qu’ils ne pouvoient s’en paſſer. Ces étrangers diſparoiſſoient auſſi-tôt qu’ils étoient parvenus au degré de fortune qu’ils s’étoient proposé, & tenoient l’état, aux dépens duquel ils s’enrichiſſoient, dans un épuiſement continuel. Il eſt prouvé, par les regiſtres des flottes, que dans l’eſpace de ſoixante ans, c’eſt-à-dire, depuis la découverte des mines juſqu’en 1756, il étoit ſorti du Bréſil, en or, deux milliards quatre cens millions de livres. Cependant tout le numéraire de Portugal ſe réduiſoit, à cette dernière époque, à quinze ou vingt millions ; & cet état en devoit cent ou davantage.

Mais ce que Liſbonne perdoit, Londres le gagnoit. L’Angleterre n’étoit appelée par ſes avantages naturels, qu’à être une puiſſance du ſecond ordre. Quoique les changemens arrivés ſucceſſivement dans ſa religion, dans ſon gouvernement, dans ſon induſtrie, euſſent amélioré ſa ſituation, augmenté ſes forces, développé ſon génie ; il ne lui étoit pas poſſible de parvenir à un premier rôle. Elle avoit éprouvé que ces moyens, qui, dans les gouvernemens anciens, pouvoient élever un peuple à tout, lorſque ſans liaiſons avec ſes voiſins, il ſortoit pour ainſi dire ſeul de ſon néant, n’étoient pas ſuffiſans dans les tems modernes, où la communication des peuples rendant les avantages de chacun commun à tous, laiſſoit au nombre & à la force leur ſupériorité naturelle. Depuis que les ſoldats, les généraux, les nations ſe vendoient pour faire la guerre ; depuis que l’or ouvroit tous les cabinets & faiſoit tous les traités, l’Angleterre avoit appris que la grandeur d’un état dépendoit de ſes richeſſes, & que ſa puiſſance politique ſe meſuroit ſur la quantité de ſes millions. Cette vérité, qui avoit dû ſans doute affliger ſon ambition, lui devint favorable auſſi-tôt qu’elle eut déterminé le Portugal à recevoir d’elle ſes premiers beſoins, & qu’elle l’eut lié, par des traités, à la néceſſité de les recevoir toujours. Dès lors ce royaume ſe trouva dans la dépendance de ſes faux amis, pour la nourriture & le vêtement. C’étoit, ſelon l’expreſſion d’un politique, comme deux ancres que les Bretons avoient jetées dans cet empire. Ils allèrent plus loin ; ils lui firent perdre toute conſidération, tout poids, tout mouvement dans la combinaiſon des affaires générales ; en lui perſuadant de n’avoir ni forces, ni alliances. Repoſez-vous ſur nous de votre sûreté, lui diſoient les Anglois ; nous négocierons, nous combattrons pour vous.

C’eſt ainſi que ſans avoir prodigué ni ſang, ni travaux, ſans avoir éprouvé aucun des maux qu’entraînent les conquêtes, ils ſe rendirent bien plus maîtres du Portugal, que celui-ci ne l’étoit des mines du Bréſil.

Tout ſe tient dans la nature & dans la politique. Il eſt difficile, impoſſible peut-être, qu’une nation perde ſon agriculture, ſon induſtrie, ſans voir tomber chez elle les arts libéraux, les lettres, les ſciences, tous les bons principes de police & d’adminiſtration. Le Portugal eſt une triſte preuve de cette vérité, Auſſi-tôt que la Grande-Bretagne l’eut condamné à l’inaction, il tomba dans une barbarie qui ne paroît pas croyable. La lumière qui brilloit dans l’Europe entière, n’arriva pas juſqu’à ſes portes. On vit même cette nation rétrograder, & s’attirer le mépris des peuples, dont elle avoit excité l’émulation & provoqué la jalouſie. L’avantage qu’eut cet état d’avoir des loix ſupportables, tandis que les autres états gémiſſoient dans une confuſion horrible : cet avantage ineſtimable ne lui a ſervi de rien. Il a perdu le fil de ſon génie dans l’oubli des principes de la raiſon, de la morale, de la politique. Les efforts qu’il pourroit faire, pour ſortir de cet état de paralyſie ou d’aveuglement, pourroient bien n’être pas heureux ; parce qu’il ſe trouve difficilement de bons réformateurs dans la nation qui en a le plus beſoin. Les hommes propres à changer la face des empires, ont communément une origine éloignée. Ils ne ſont guère l’ouvrage du moment. Preſque toujours, ils ont des précurſeurs qui ont réveillé les eſprits, qui les ont diſposés à recevoir la lumière, qui ont préparé les inſtrumens néceſſaires pour opérer les grandes révolutions. Comme cette chaîne de moyens ne paroît pas s’être formée en Portugal, ce royaume ſera réduit à ramper long-tems, s’il n’adopte, avec les modifications convenables, les principes ſi heureuſement ſuivis par les nations les plus éclairées.