Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 26

XXVI. Établiſſement Anglois dans l’iſle de Sumatra.

Quoique cette iſle très-étendue eut vu ſes rades fréquentées par les Anglois depuis leur arrivée aux Indes, ce ne fut qu’en 1688 qu’elle reçut une colonie de cette nation. Les navigateurs, expédiés de Madras, avoient ordre de placer le comptoir à Indapoura, la partie du pays la plus abondante en or ; mais le deſtin en décida autrement. Les vents ayant pouſſé les navires à Bencouli, on jugea devoir s’y fixer.

Les deux peuples firent d’abord leurs échanges avec beaucoup de franchiſe & de confiance. Cette harmonie ne dura pas long-tems. Bientôt, les agens de la compagnie ſe livrèrent à cet eſprit de rapine & de tyrannie que les Européens portent ſi généralement en Aſie. Des nuages s’élevèrent entre eux & les naturels du pays. Ils groſſirent peu-à-peu. L’animoſité étoit déjà extrême, lorſqu’on vit ſortir comme de deſſous terre, à deux lieues de la ville, les fondemens d’une fortereſſe. À cet aſpect, les habitans de Bencouli prennent les armes. Toute la contrée ſe joint à eux. Les magaſins ſont brûlés, & les Anglois réduits à s’embarquer précipitamment. Leur proſcription ne fut pas longue. On les rappella ; & ils tirèrent de leur déſaſtre l’avantage d’achever ſans contradiction le fort Marlborough.

Leur tranquilité n’y fut plus troublée juſqu’en 1759. À cette époque, les François le prirent & le détruiſirent avec tous les bâtimens civils & militaires. Le butin fut très-peu de choſe, parce que tout ce qui pouvoit être de quelque valeur avoit été détourné à tems. Avant même la fin des hoſtilités, les Anglois rentrèrent dans cette poſſeſſion ; mais ils n’en relevèrent pas les ouvrages. Alors le fort Marlborough ſortit de la dépendance où il avoit été juſqu’alors de Madras, & forma une direction particulière.

Les Chinois, les Malais & les eſclaves amenés du Mozambique, forment la population de l’établiſſement Anglois, Quatre cens Européens & quelques Cipayes le défendent. Tout le commerce, qui s’y fait, appartient aux négocians libres, à l’exception de celui du poivre. La compagnie en tire annuellement quinze cens tonneaux qu’elle obtient à un prix exceſſivement borné. La moitié de ce produit eſt porté dans la Grande-Bretagne par un ſeul bâtiment ; le reſte s’embarque ſur deux navires expédiés d’Europe qui le portent à la Chine où on le vend avec avantage. En 1773, le revenu de ce comptoir s’élevoit à 4 982 895 livres, & ſes dépenſes à 3 165 480 livres.