Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 16

XVI. Productions particulières au Malabar.

Le ſandal eſt un arbre de la grandeur du noyer. Ses feuilles ſont entières, ovales & opposées. Sa fleur eſt d’une ſeule pièce, chargée de huit étamines, & portée ſur le piſtil, qui devient une baie inſipide, ſemblable pour la forme à celle du laurier. Son bois eſt blanc à la circonférence, & jaune dans le centre, lorſque l’arbre eſt ancien.

Cette différence dans la couleur, conſtitue deux variétés de ſandal, employées aux mêmes uſages, & douées également d’une ſaveur amère, & d’une odeur aromatique. On prépare avec la pouſſière de ce bois une pâte dont on ſe frotte le corps à la Chine, aux Indes, en Perſe, dans l’Arabie & dans la Turquie. On le brûle auſſi dans les appartemens, où il répand une odeur douce & ſalutaire. La plus grande quantité de ce bois, auquel on attribue une vertu inciſive & atténuante, reſte dans l’Inde. On tranſporte de préférence en Europe le ſandal rouge, quoique moins eſtimé, & d’un uſage moins général. Celui-ci eſt le produit d’un arbre différent, commun ſur la côte de Coromandel. Quelques voyageurs le confondent avec le bois de Caliatour employé dans la teinture.

Le ſafran d’Inde, que les médecins appellent Curcuma ou Terra mérita, a une tige très-baſſe & herbacée, formée par la réunion des graines, de cinq ou ſix feuilles fort longues, & portées ſur de longs pédicules. Les fleurs, diſposées en épi écailleux près de la racine, ſont purpurines, à ſix diviſions inégales ; elles n’ont qu’une étamine, portée comme elles ſur le piſtil, qui devient une capſule à trois loges, remplie de graines arrondies. La racine eſt composée de cinq ou ſix tubercules oblongs & noueux. On la regarde comme apéritive, propre pour guérir la jauniſſe. Les Indiens s’en ſervent pour teindre en jaune, & elle entre dans l’aſſaiſonnement de preſque tous leurs mets.

On trouve dans les diverſes contrées de l’Inde pluſieurs eſpèces de cardamome, dont les caractères diſtinctifs n’ont pas été ſuffiſamment obſervés. Celle qui croit dans les territoires de Cochin, de Calicut & de Cananor, eſt la plus petite & la plus eſtimée. Elle a, ainſi que les autres, beaucoup d’analogie avec le ſafran d’Inde, dont elle diffère par ſes feuilles beaucoup plus nombreuſes ; par ſa tige plus élevée ; par ſon épi de fleurs plus lâche, provenant immédiatement de la racine ; par ſon fruit plus petit. Ses graines, douées d’un aromate agréable, ſont employées dans la plupart des ragoûts Indiens. Souvent on les mêle avec l’areque & le bétel ; quelquefois on les mâche après. La médecine s’en ſert principalement pour aider la digeſtion & pour fortifier l’eſtomac. Le cardamome vient ſans culture, & croît naturellement dans les lieux couverts de la cendre des plantes qu’on a brûlées.

Le gingembre reſſemble aſſez au cardamome par la diſpoſition & la ſtructure de ſes fleurs. L’épi part du même point. La racine, qui eſt noueuſe & traçante, pouſſe pluſieurs tiges de trois pieds de haut, dont les feuilles ſont plus étroites. Elle eſt blanche, tendre & d’un goût preſqu’auſſi piquant que le poivre. Les Indiens en mettent dans le riz qui fait leur nourriture ordinaire, pour en corriger l’inſipidité naturelle. Cette épicerie, mêlée avec d’autre, donne aux mets qu’elle aſſaiſonne un goût fort qui déplaît ſouverainement aux étrangers. Cependant ceux des Européens qui arrivent en Aſie ſans fortune, ſont forcés de s’y accoutumer. Les autres s’y habituent par complaiſance pour leurs femmes, nées la plupart dans le pays. Là, comme ailleurs, il eſt plus facile aux hommes de prendre les goûts & les foibles des femmes, que de les en guérir. Peut-être auſſi que le climat exige cette manière de vivre. Le meilleur gingembre eſt celui qu’on cultive dans le Malabar. La ſeconde qualité ſe tire du Bengale. On eſtime moins celui qui croît au Décan & dans tout l’Archipel Indien ; ſi l’on en excepte pourtant le gingembre rouge des Moluques, eſpèce différente de l’ordinaire, par la couleur de ſa racine, & ſa ſaveur moins acre.

La fauſſe cannelle, connue ſous le nom de Caſſia lignea, ſe trouve à Timor, à Java, à Mindanao ; mais elle eſt ſupérieure ſur la côte de Malabar. L’arbre dont on la tire, eſt, comme celui de Ceylan, une eſpèce de laurier ; il donne les mêmes produits, & lui reſſemble par le plus grand nombre de ſes caractères. Ses feuilles ſont plus longues. Son écorce, plus épaiſſe & plus rouge, a moins de ſaveur, & ſe diſtingue ſur-tout par une glutinoſité que l’on ſent en la mâchant. Ces ſignes ſervent à découvrir la fraude des marchands, qui la vendent avec la vraie cannelle, dont la vertu eſt infiniment ſupérieure, & le prix quatre fois plus conſidérable. Les Hollandois, déſeſpérant de pouvoir extirper les arbres qui la produiſent, imaginèrent, dans le tems de leur prépondérance au Malabar, d’exiger des ſouverains du pays, qu’ils renonçâſſent au droit de les dépouiller de leur écorce. Cet engagement, qui n’a jamais été bien rempli, l’eſt encore moins, depuis que la puiſſance qui l’avoit dicté a perdu de ſa force, & qu’elle a augmenté le prix de la cannelle de Ceylan. Celle du Malabar peut former aujourd’hui un objet de deux cens mille livres peſant. La moindre partie paſſe en Europe ; le reſte ſe diſtribue dans l’Inde. Ce commerce eſt tout entier dans les mains des Anglois libres. Il doit augmenter ; mais jamais il n’approchera de celui du poivre.

Le poivrier eſt un arbriſſeau dont la racina eſt fibreuſe & noirâtre. Sa tige, ſarmenteuſe & flexible comme celle de la vigne, a beſoin pour s’élever d’un arbre ou d’un échalas. Elle eſt rameuſe, garnie de nœuds, de chacun deſquels part une feuille ovale, aiguë, très-liſſe, & marquée de cinq nervures, dont l’odeur eſt forte & le goût piquant. Vers le milieu des rameaux, & plus ſouvent aux extrémités, l’on voit de petites grappes ſemblables à celles du groſeiller, qui portent environ trente fleurs, composées de deux étamines & d’un piſtil. Le fruit qui ſuccède eſt d’abord vert, puis rouge, de la groſſeur d’un pois. On le cueille communément en octobre, quatre mois après la floraiſon, & on l’expoſe pendant ſept ou huit jours au ſoleil. La couleur noire qu’il acquiert alors, lui a fait donner le nom de poivre noir. On le rend blanc en le dépouillant de ſa pellicule extérieure. Le plus gros, le plus peſant & le moins ridé eſt le meilleur.

Le poivrier ſe plaît dans les iſles de Java, de Sumatra, de Ceylan ; mais plus particuliérement ſur la côte de Malabar. On ne le sème point, on le plante ; & le choix des rejettons demande une attention sérieuſe. Il ne donne du fruit qu’au bout de trois ans. La première année de ſa fécondité & les deux qui ſuivent, ſont ſi abondantes, qu’il y a des arbuſtes qui produiſent juſqu’à ſix ou ſept livres de poivre. Les récoltes vont enſuite en diminuant ; & l’arbuſte dégénère avec une telle rapidité, qu’il ne rapporte plus rien à la douzième année.

La culture du poivrier n’eſt pas difficile. Il ſuffit de le placer dans les terres graſſes, & d’arracher avec ſoin, ſur-tout les trois premières années, les herbes qui croiſſent en abondance autour de ſa racine. Comme le ſoleil lui eſt très-néceſſaire, on doit, lorſque le poivrier eſt prêt à porter du fruit, élaguer les arbres qui lui ſervent d’appui, afin que leur ombre ne nuiſe pas à ſes productions. Après la récolte, il convient de l’émonder par le haut. Sans cette précaution, on auroit beaucoup de bois & peu de fruit.

L’exportation du poivre, qui fut autrefois toute entière entre les mains des Portugais, & que les Hollandois, les Anglois, les François ſe partagent actuellement, peut s’élever dans le Malabar à dix millions peſant. À dix ſols la livre, c’eſt un objet de cinq millions. Il ſort du pays, en d’autres productions, pour la moitié de cette ſomme. Ces ventes le mettent en état de payer le riz qu’il tire du Gange & du Canara, les groſſes toiles que lui fournirent le Mayſſur & le Bengale, & diverſes marchandiſes que l’Europe lui envoie. La ſolde en argent n’eſt rien, ou peu de choſe.

Le Canara, contrée limitrophe du Malabar proprement dit, s’eſt ſucceſſivement accru des provinces d’Onor, de Baticala, de Bandel & de Cananor ; ce qui lui a donné une allez grande étendue. Il eſt très-fertile, & ſur-tout en riz. C’était autrefois l’état le plus floriſſant de ces contrées : mais il déclina, lorſque ſon ſouverain ſe vit forcé de donner tous les ans douze à treize cens mille francs aux Marattes ſes voiſins, pour garantir le royaume de leurs brigandages. Sa décadence a augmenté encore, depuis qu’Ayder-Alikan en eſt devenu le maître. Mangalor, qui lui ſert de port, a déchu dans les mêmes proportions. Les navigateurs étrangers l’ont moins fréquenté, & parce que les denrées n’y étoient plus auſſi abondantes, & parce que la multiplicité des droits en augmentoit exceſſivement le prix. Cependant les mœurs ſont reſtées auſſi corrompues qu’elles l’avoient été de tems immémorial. Le Canara eſt toujours en poſſeſſion de fournir les courtiſanes les plus voluptueuſes, & les plus belles danſeuſes de tout l’Indoſtan.